II - Vengeance

Par Jamreo

 IV . II

 

Murano – 1432

Leo n'aurait su dire combien de temps Achille et lui étaient restés à croupir dans cet endroit. Il avait nourri au fil des nuits humides et glaciales, au fil de outres emplies de sang qu'on lui amenait, une haine inconditionnelle pour le personnage révoltant de Vito Galladun.

Il était néanmoins reconnaissant, parce que Galladun avait compris sa nature et ne l'avait pas laissé mourir de faim. Abrutis par la nourriture et l'apathie, rendus faibles par la captivité, Leo et Achille ne songeaient de toute façon pas à tenter de s'échapper. Chose qui, de toute manière n'aurait pas été possible.

Ils passaient de nombreuses heures à dormir, car il n'y avait rien d'autre à faire. Lorsqu'ils étaient éveillés la saleté, la douleur de ne jamais bouger les éloignaient l'un de l'autre. Alors parfois, pour se prouver qu'ils existaient encore, il se parlaient à voix rauques.

Leo aurait voulu lui confier, là, ses souvenirs les plus hideux, pour se libérer de leur poids. Il n'avait jamais raconté à Achille, pas en détail, ce qu'il s'était passé ce jour où il avait découvert Ambrosia morte. Il lui avait épargné la vision de son petit corps pendant mollement du plafond... il ne disait rien non plus de ses nombreux cauchemars, habités par la présence de Viviane, qui le rendaient gorge nouée, mains chancelantes, incapable de rien exprimer. Le plus douloureux était que le souvenir d'Ambrosia refusait de le quitter, maintenant qu'il n'avait plus aucune distraction pour le chasser ; rien qu'un temps indéfini qui s'étirait devant lui, empli de rien.

Leo crut plusieurs fois sentir la présence de sa sœur jumelle près de lui, et commença à lui parler. Il n'oubliait pas : la fillette était vraiment là, avec lui, et pulsait dans ses veines. Elle le maintenait en vie.

Au contraire d'Ambrosia qui rayonnait dans le noir, Achille ne semblait plus si réel. Sa présence, bien que si proche, si envahissante, s'effritait et s'enfonçait dans le néant. Il parlait, lui aussi, à des ombres invisibles ; Leo aurait voulu ne plus jamais entendre le son de sa voix, car elle n'avait plus aucun sens pour lui. Achille, qu'il avait cru connaître et apprécier... n'était plus qu'un fantôme dans ses rêves successifs. Il empêchait Leo de communier pleinement avec sa sœur.

Dans leur délire, ils remarquaient à peine lorsqu'on leur apportait de quoi manger, tâtonnaient à travers les barreaux pour saisir ce qu'on leur tendait et se nourrissaient mécaniquement, sans un mot. Seulement, Vito Galladun s'amusait parfois à leur tenir compagnie un moment. Il leur parlait, leur décrivait le monde tel qu'il suivait son cours hors des geôles, sa vie à l'atelier, le temps clément du printemps, puis la chaleur étouffante de l'été qui n'atteignait pas les sous-sols, dans le seul but de leur faire comprendre que rien de tout cela ne leur était destiné. Il riait et s'amusait de ses propres histoires et un plaisir noir s'allumait dans ses yeux, à la moindre de leurs réactions. Leo s'était un jour jeté contre les barreaux, mains tendues, lèvres retroussées sur un hurlement de rage qui avait teinté le plaisir, dans ces prunelles détestées, d'un semblant d'inquiétude.

Une grave erreur. Il ne fallait pas donner à Galladun ce qu'il voulait.

Un jour, Galladun descendit alors qu'ils finissaient leur repas. Leo essuya le sang qui coulait de ses lèvres et se recroquevilla dans ses instincts de défense. Il feignit le sommeil, les bras repliés autour du visage. Les pas s'arrêtèrent à leur hauteur mais rien ne se passa. Le jeune homme pouvait à peine déceler la respiration du directeur.

— Geôlier, dit Galladun au bout d'un moment. Libérez-les.

— Quoi ? dit Leo d'une voix pâteuse, grimaçant lorsque ses lèvres fendillées de sécheresse s'étirèrent autour du mot.

Il ouvrit les yeux et se redressa. Achille fit de même, pataud. Le directeur avait la mine grave et le chapeau de travers. Il ne les regardait pas en face, occupé à triturer un bouton de sa veste.

— Quoi ? répéta Leo tandis que le geôlier écartait les barreaux.

— Vous êtes libres, dit simplement Galladun. Mais ce n'est pas sans conditions. Il vous faudra m'obéir. J'ai une mission de la plus haute importance à vous confier. Levez-vous, ajouta-t-il en reculant.

Le prisonnier baissa les yeux. Ses jambes étaient faibles et tremblaient déjà, anticipant l'effort extrême de supporter son propre poids. Ses chausses étaient couvertes de sang. Il appuya son poing dans la crasse du sol, ignorant le dégoût puissant qui fila dans ses veines au contact de l'urine, des excréments et de la pourriture glissant entre ses doigts. Il se mit à genoux et banda ses muscles. La douleur explosa dans ses mollets et ses cuisses, le faisant tomber face contre terre aux pieds du directeur. Achille s'écroula de la même façon. Vito Galladun eut un reniflement d'impatience, ou peut-être de répulsion.

— Debout, ordonna-t-il encore. Dépêchez-vous.

Leo rampa piteusement.

— Je ne peux pas, souffla-t-il. Je ne peux pas.

— Si c'est ainsi...

Le directeur fit signe au geôlier de l'aider, retroussa une de ses manches, sa canne coincée sous l'aisselle. Il se pencha et attrapa le jeune homme par l'arrière de la nuque. La main du geôlier se referma quelque part dans son dos et on le tira vers le haut. Leo se laissa manipuler, trop faible pour réagir. Le sang fraîchement ingurgité clapota dans son estomac tandis que Galladun le faisait pivoter et le plaquait contre le mur. Leo s'affaissa de quelques degrés mais ne tomba pas. Galladun, déjà essoufflé par l'effort et dégoûté, s'écarta et recommença le même manège pour relever Achille.

— Pouvez-vous marcher ? demanda-t-il ensuite.

Personne ne lui répondit. Leo fixait ses pieds, du moins l'endroit où ceux-ci devaient se trouver. L'ombre le mangeait jusqu'à hauteur du genou et la sensation de se tenir debout était si étrange, si unique, qu'il s'imagina en train de flotter sur un océan de ténèbres. Il ne savait pas s'il serait capable de faire ne serait-ce qu'un pas. Pas tout de suite.

— Très bien, dans ce cas nous resterons ici.

Et Galladun rit. Oui, il rit, comme si cela l'amusait.

— Vous êtes libres, à une condition. Je...

Baissant tout à coup la voix, il balaya les geôles du regard. La rumeur des autres prisonniers leur parvenait faiblement, mais ils étaient trop loin pour saisir ce qu'il se passait.

— Vous voulez savoir pourquoi nous étions sur vos traces ? demanda Leo d'une voix rauque.

Le directeur se tourna vers lui. Pendant un instant, il parut surpris, comme s'il venait de se rendre compte qu'il avait oublié de les interroger à ce sujet. Leo lui-même venait à peine de s'en souvenir, car tout s'était perdu dans un brouillard de folie pendant son incarcération. Finalement Galladun chassa d'une pichenette l'allusion.

— À vrai dire, cela ne m'intéresse plus. Mais...

Il fit une grimace maniérée.

— J'ai un travail pour vous. C'est extrêmement important.

Il se rapprocha, son timbre réduit à un murmure. Ses yeux brillaient.

— Je veux que vous emmeniez un de mes employés.

— Que...

— Je veux que vous l'emmeniez à Milan. Et pour ceci...

Il fouilla méthodiquement une de ses poches et en sortit une bourse tintant de pièces, avant de la confier à Leo qui faillit la faire tomber, malhabile.

— Voilà qui fera l'affaire. Attention... cachez-la, ou cela vous attirera des problèmes.

Leo, sans tout à fait comprendre, hocha la tête et passa l'argent sous sa tunique. Il pressa ses paumes contre ses yeux, car le tournis et l'épuisement ne le quittaient pas et il ne voulait pas perdre pied une nouvelle fois devant cet homme.

— C'est où, Milan ? interjeta Achille.

Leo prit une profonde inspiration et rouvrit les paupières.

— Quelqu'un vous y conduira, répondit Galladun en prenant soin de ne pas hausser la voix. Nous verrons ensemble les détails. En attendant, je veux votre promesse. Vous devrez faire exactement ce que je vous dis de faire. Ce travailleur dont je vous parle va bientôt me reverser son loyer. Vous n'aurez qu'à faire sa connaissance avant le départ... nous tenir compagnie autour d'une chope, ce sera charmant.

— Je ne comprends toujours pas, dit Leo.

— C'est simple. Je vous donne une chance d'être libres et de travailler pour moi. Saisissez-la. Cet homme est un souffleur de verre. Le duc de Milan l'a réclamé pour le donner en cadeau à sa jeune fille, voilà tout, et je n'ai pu refuser. Je vous laisse à présent. Ne tentez pas de me désobéir. Murano est une île bien petite. Si j'apprends que vous m'avez déçu en quoi que ce soit...et puis, je vous garderai sous surveillance.

Un rictus anima son expression.

— Je reprendrai contact avec vous d'ici peu. Je saurai vous trouver. Messieurs, salua-t-il en portant une main à son chapeau, sans le toucher. Au plaisir.

Il fit mine de s'éloigner.

— Ah, j'oubliais ! s'exclama-t-il en revenant sur ses pas. Vous ne pouvez vous promener à Murano ainsi. Vous êtes...

Il les parcourut des yeux avec une expression évocatrice.

— Voyez avec mon geôlier, j'ai prévu des choses pour vous et il vous y conduira.

Confiant la torche au geôlier, il les laissa là.

— Vous pouvez marcher maint'nant ? demanda l'homme.

Leo tenta de se décoller du mur. Ses jambes vacillèrent encore. Ses entrailles firent une valse nauséeuse. Il bascula à nouveau, une main plaquée contre la roche et les yeux fermés.

— Je n'y arriverai pas.

— Va falloir. J'peux pas vous laisser ici. Le directeur a prévu de vous garder quelque part le temps de faire ses affaires. C'est un homme généreux.

— Généreux me paraît tout de même exagéré, remarqua Leo.

Galladun reprit contact avec eux peu après. Il les convia à l'église pour organiser leur rencontre avec cet employé, un certain Luca. Il lui fallait encore régler les détails. Durant ce temps il les logea dans un taudis qui, soi-disant, lui appartenait et continua de les fournir en nourriture. Celle-ci arrivait parfois sous formes de cadavres qu'on leur faisait discrètement glisser, enveloppés dans un drap noir. Les restes sanguinolents étaient rangés dans des sacs de toile, enfermés, repoussés dans un cellier vide, là où personne n'irait les chercher.

Cela dura encore quelques jours. Leo était encore étonné de la tournure que les choses prenaient : il avait parfois une pensée coupable pour Liberio et Zuana, dont il n'avait aucune nouvelle. Les vénitiens avaient dû raisonnablement abandonner leur convoitise Peut-être même avaient-ils quitté la ville en imaginant que leurs voleurs attitrés avaient été capturés et torturés pour révéler le nom de leurs employeurs. C'était d'ailleurs surprenant que Galladun n'ait pas pris la peine de les interroger... l'affaire qu'il voulait leur confier devait être importante à ses yeux pour qu'il en oublie ses priorités.

Ce qui importait pour Leo et Achille, à présent, était de jouer selon les règles du nouveau jeu. Ils avaient tout le loisir de réfléchir ; pourtant cela ne les menait à rien. Leo, étrangement, ne cessait de songer au nom de ce souffleur qu'ils devaient emmener. Luca. Avait-il connu une personne de ce nom, avant ? Il y avait si longtemps... les seuls souvenirs vivaces qu'il gardait du Murano de son enfance se résumaient à ces moments passés avec Ambrosia. De ses parents, ils ne gardait qu'une idée imprécise, et teintée d'indifférence. Il n'aurait su dire pourquoi, mais ses parents ne signifiaient rien pour lui. Revenu sur Murano, il aurait plu se mettre en tête de les rechercher... en vain, peut-être, mais toute personne sensée y aurait songé. Pas lui. D'instinct il avait su que sa famille – le reste de sa famille – n'en valait pas la peine.

Était-ce la même chose pour Achille ? Lui qui ne lui avait jamais fait défaut, avait-il contenu une quelconque envie de retrouver ses racines pour ne pas se voir arraché de celui qu'il protégeait et accompagnait depuis des années ?

Tout fut planifié avec soin et, un beau soir, Leo et Achille purent rencontrer Luca. Ils se faufilèrent dans la taverne désignée à l'heure où le souffleur devait reverser son loyer. D'après la description que le directeur avait faite de lui, il ne fut pas difficile de le localiser. Luca était attablé seul, et semblait agité. À leur entrée, le silence se fit dans la salle et tous se retournèrent. Leo et Achille n'y prêtèrent aucune attention, leurs yeux fixés sur la cible ; même la puanteur et l'atmosphère surchargée ne parvint pas à les distraire de leur but. Lorsque la tension autour d'eux fut un peu retombée, ils louvoyèrent entre les tables jusqu'à se tenir debout près de Luca. Yeux gris, cheveux bruns... un visage qui n'était pas particulièrement gracieux, des pommettes trop prononcées et une bouche irrégulière. Leo fut presque déçu. Il s'était attendu à un individu doté d'une prestance supérieure. Si le directeur l'avait bien décrit physiquement, il avait omis de préciser que son allure était des plus banales. Pourquoi ce souffleur-ci attirait-il l'attention d'un duc, ou bien d'un prince, dans la lointaine Italie du continent ? Il n'était certainement pas différent d'un autre.

Mais ce n'était pas à eux de discuter les décisions de Galladun, qui représentait leur seule chance d'enfin s'extirper de Murano, et de fuir Venise.

Luca ne se rendit pas tout de suite compte de leur présence. Ce ne fut qu'en apercevant leur ombres s'étirer sur la table qu'il tourna la tête. Une lueur de défi s'alluma même dans ses prunelles couleur de pierre. Leo, amusé, intrigué, soutint son regard. Comme l'autre ne disait rien, il tira un tabouret à lui et s'assit, posant ses coudes sur la table. Achille demeura en retrait.

Galladun leur avait dit de retrouver Luca et ensuite d'attendre sa venue ; après quoi ils devraient partir, et attendre que l'employeur explique la situation à son employé. Selon Galladun, Luca serait plus réceptif s'il n'était pas distrait par la présence de ses deux futurs compagnons de voyage, qui n'étaient pas « présentables ». Leo n'aurait su dire avec certitude ce que le directeur entendait par là ; peut-être voulait-il dire qu'ils n'inspiraient pas confiance ? Achille pouvait sembler peu communicatif, menaçant. Quant à lui-même ?

Leo avait tout de même obtenu de pouvoir rencontrer leur cible au moins une fois. À présent qu'il était là, il n'osait pas parler, de peur de révéler un élément que le directeur aurait voulu tenir secret.

Soudain, une remontée acide lui brûla la gorge. Leo s'efforça de n'en rien montrer, quand bien même un violent tournis le prit ; il se contenta de sourire doucement, combattant au fond de lui les contorsions de son estomac. Ses muscles se paralysèrent, un tourbillon de saveurs et d'odeurs fit frémir ses papilles et ses narines. Il avait pourtant mangé à satiété ces derniers temps, servi par Galladun qui veillait à ce qu'ils ne manquent de rien. C'était peut-être le contrecoup de cette abondance inespérée ; son corps s'était habitué. Ce n'était pas le moment de céder, ici, entouré de tous ces sacs de sang puant. La nausée monta ; il voulut la chasser d'une légère secousse de la tête. Une fois n'était pas coutume, Leo décida de commander à boire. Idéalement, il aurait fallu de l'eau – la matière la plus insipide possible, qui aurait le mérite de remplir son estomac et de tromper la fin pour un court instant. Mais il devrait s'accommoder de ce que l'on servait ici, sous peine de se faire remarquer ; Leo leva donc une main sans détacher son regard de Luca. Le tavernier ne se fit pas prier, disposa devant lui une chope et y versa de la bière avant de s'en retourner à son poste d'observation.

Leo prit une gorgée. Bien que la bière soit amère, elle le soulagea. Luca ne s'était visiblement aperçu de rien : il le fixait avec le même air de curiosité défiante.

Le temps passa. L'agitation reprit de plus belle autour d'eux, à mesure que les clients s'adonnaient à leurs excès d'alcool. Leo, temporairement soulagé par la bière qu'il avait ingurgitée, mais incapable de boire une autre gorgée pour le moment, eut le temps d'observer son vis-à-vis, lui aussi. Il avait eu un premier sursaut, un drôle de sentiment à l'évocation de son nom mais, à présent qu'il l'avait en chair et en os devant lui, l'impression d'étrange s'étiolait. Non, Luca était un jeune homme comme un autre, et il ne le connaissait pas.

Une fois, une seule fois, Leo crut voir l'intérêt de Luca s'aiguiser, devenir inquiétude. L'ancien prisonnier ramena à lui ses bras et tira sur ses manches pour masquer ses poignets, où les marques de fers s'imprimaient encore, souvenir des geôles de Galladun. Pour masquer son embarras, il leva sa chope et prit plusieurs gorgées, réprimant une grimace. Son estomac se vengerait, il pouvait en être certain ; mais l’écœurement de la bière coupait sa faim.

— Ton nom ?

Leo leva la tête, surpris. Il adressa un sourire à Luca avant de répondre, dans un murmure :

— Leo.

Que risquait-il en le dévoilant ?

Comme pour accueillir le seul et unique mot qu'il avait prononcé au fin fond de ce bouge, un silence de plomb s'installa à nouveau.

Cependant, cela n'avait rien à voir avec Leo. Le directeur venait d'entrer. Sans se départir de son expression tout à la fois glaciale et amusée, il fit son chemin jusqu'à eux dans l'ébahissement général. Son ombre tomba sur la table et fit sursauter Luca, mais Galladun posa une main sur son épaule pour le maintenir en place.

Leo se mit sur ses pieds. Le directeur et lui se toisèrent un moment, l'un attendant ses ordres, l'autre prenant plaisir à ne pas s'expliquer. Finalement Galladun fit un hochement de tête vers la porte, lui indiquant de partir.

Dehors, après un bref incident impliquant une patrouille de gardes vénitiens, auxquels ils purent échapper grâce à un de ces nombreux passages suspendus - mieux valait ne pas se rappeler au bon souvenir de Venise – Leo et Achille retournèrent à l'endroit aménagé pour eux par Galladun ; il avait été convenu qu'ils devaient s'y retrouver.

— J'espère qu'il ne mettra pas trop de temps, lança Leo, assis en tailleur par terre.

Son ventre le mettait au supplice, mais personne ne les fournirait en sang ce soir. Pour penser à autre chose, il effleura de ses paumes le vieux tapis qui recouvrait le sol. L'endroit était miteux : une tenture crevée pendait du mur, des mèches de bougies consumées jonchaient la table repoussée au fond de la pièce.

— J'ai faim... avoua-t-il.

— Il est peut-être encore temps de... proposa Achille.

Leo secoua nerveusement la tête en se tenant l'estomac. Galladun pouvait revenir à tout moment, accompagné de Luca, et il leur faudrait être en pleine possession de leurs moyens.

— Je ne sais pas ce qui m'arrive, j'ai mangé pourtant.

Leo se leva. Une sueur glacée naissait dans sa nuque et au creux de ses paumes. Son souffle se faisait court. Pour s'occuper il fit le tour de la pièce, et s'arrêta, afin de détailler les tentures. Elles représentaient des scènes de chasse brodées. Ici un troupeau de chiens sveltes, là des gentilshommes en vêtements bouffants, là encore des oiseaux figés en plein vol. C'était un spectacle navrant : des brèches montraient le mur derrière la tapisserie, des fils orphelins voletaient à chaque coin. Peut-être avait-elle été resplendissante dans une autre vie. Désormais elle était là, misérable, et aucun œil ne se posait jamais plus sur ses motifs. Aucun autre œil que le leur... et ils seraient bientôt partis.

Leo se tourna vers la porte menant à la cave. Son cœur déchaîné semblait décidé à sortir de sa poitrine. Il ouvrit la porte et s'engouffra dans l'escalier étroit. La voix d'Achille lui parvint encore :

— Mais qu'est-ce que tu fais ?

Sans répondre, Leo continua de s'enfoncer dans l'obscurité. Il lui fallait quelque chose pour tenir...

En bas, il faisait tellement sombre qu'il ne discernait rien. Il se dirigea à son seul odorat, suivant les effluves de sang, coagulé ou frais, qui se mêlaient à une odeur végétale. Leo se mit à genoux et fouilla de ses mains tendues, à la recherche des sacs de toile dans lesquels ils enfermaient les restes de leurs repas. Lorsqu'il trouva ce qu'il voulait, il enfouit son visage dans la matière rêche et, sans réfléchir, y mordit à pleines dents. Le sac se déchira et, derrière le goût piquant fut révélé, lourd et noir, celui des os et de la chair qui y était encore accrochée par endroits. Il cherchait les dernières gouttes, ne serait-ce qu'un brin de saveur.

Cela dura quelques minutes, tout au plus. Essoufflé, Leo se redressa et s'assit au milieu des ossements ; du sang imbibait toujours la toile. Il aurait pu en profiter mais, soudain, il était révulsé par ce que ses instincts le poussaient à faire. Pourquoi se trouvait-il réduit à fouiller le fond de sacs miteux, dans le noir d'une cave, caché comme un chose abjecte et misérable ? Pourquoi, alors qu'il se trouvait à la surface tant de corps chauds de vie, si faciles d'accès...

Leo ouvrit grand les yeux. Voilà ce à quoi Galladun l'avait réduit. Où était passée son autonomie ? Après ce temps à croupir dans ses prisons...

Saisissant les deux sacs et les refermant, il se leva et remonta l'escalier.

Au diable Vito Galladun. Ce soir Leo partirait chasser ; il en profiterait pour laisser à Murano un souvenir de son passage.

Portant chacun un sac sur l'épaule, Achille et Leo se faufilèrent au-dessus des toits jusqu'à la place principale.

— Ici ? chuchota Achille, la tête penchée par dessus une corniche.

— Tu vois un meilleur endroit ?

C'était la place la plus fréquentée de Murano. Même à cette heure, alors que la plupart des habitants s'occupaient en beuveries ou autres, quelques personnes étaient en vue.

— C'est le moment.

Et Leo renversa le sac, laissant son contenu se répandre dans l'air ; le sac lui-même suivit. Il se recroquevilla à plat ventre sur le toit quand les premiers craquements d'os, le premier cri de surprise retentirent.

— Qu'est-ce que tu attends ? urgea-t-il. Fais-le !

Achille s'était figé en entendant le cri, et tournait un regard incrédule vers Leo. Celui-ci lui arracha le sac des mains. Il se décala, s'éloignant de la rumeur des conversations qui s'étaient déclenchées en bas ; certain maintenant de n'être pas vu il jeta son deuxième fardeau par dessus bord.

— Prenez ça, grinça-t-il.

Les plaintes apeurées qui suivirent le satisfirent grandement, à tel point qu'il dut s'arrêter de ramper sous peine de perdre l'équilibre. Cette joie sauvage le déconcentrait. Le peu de contrôle qu'il avait gardé sur lui-même était en train de lui échapper. Il la sentait grandir, cette bête en lui, chercher à percer la surface, tandis que l'être nommé Leo se ratatinait vers le néant.

— Leo...

Dans un crachement, il se retourna. Achille... il se secoua pour reprendre ses esprits.

— Ça va aller... dit-il.

— Il faut qu'on parte. Ils ne vont pas tarder à monter pour voir qui est là-haut.

Leo acquiesça. Ensemble, ils se replièrent dans les ombres et quittèrent les toits, Leo accroché à Achille pour ne pas perdre son fragile équilibre.

D'en bas, on entendait tout de même distinctement le bruit des escalades périlleuses qu'on entreprenait, de l'autre côté, pour déloger les coupables.

Ils se faufilèrent dans une ruelle déserte. Sans croiser personne : la place et les toits attiraient toutes les attentions. Le directeur n'en avait sûrement pas terminé avec Luca ; il n'irait pas les trouver avant d'avoir pu gagner son approbation, ce qui leur laissait un peu de temps. Malgré tout Leo avait un sentiment pesant d'urgence. Ce qu'il s'apprêtait à faire était risqué. Il continuait de courir, les yeux rivés au sol. Les occasions de se jeter sur une proie ne manqueraient pas, quel que soit l'endroit. Alors il courait sans but précis, afin de mettre le plus de distance possible entre lui et le lieu du carnage dont il était la cause.

Leo était sur le point de se retourner pour lancer quelque chose à Achille, lorsqu'on le heurta. Il en eut le souffle coupé, projeté contre un mur ; le temps de reprendre ses esprits la silhouette du directeur se profilait en face de lui, courbée. Il se couvrait la bouche d'une main et respirait par saccades, désorienté. Après une quinte de toux qui le secoua, le directeur leva un œil furibond sur eux.

— Qu'est-ce que vous fichez-là ? s'étrangla-t-il. Vous deviez m'attendre !

Leo se contenta d'observer Galladun, calculateur. Son estomac grondait sous sa paume contractée. La bête affamée attaquait sa conscience de ses crocs. Galladun ne devait en aucun cas se rendre compte de son état.

— Vous êtes essoufflé, remarqua-t-il, autant par curiosité que pour détourner son attention.

— Allez chercher Luca chez lui, éluda le directeur.

Son ton était menaçant.

— Maintenant, dit-il.

Sans plus de cérémonie Galladun attrapa Leo par un épaule et approcha son visage du sien.

— Cette fois-ci, comprenez-moi bien, interdiction formelle de me désobéir.

Leo soutint son regard. Il n'allait pas se laisser impressionner, n'allait pas non plus exprimer son dégoût de ces manières de brigand car cela n'en valait pas la peine. Galladun se fichait de ce que l'on pouvait bien penser de lui. C'était ce qui lui permettait de manipuler, d’emprisonner, de soudoyer sans scrupules. Il était, ce soir plus que tout autre, resté fidèle à lui-même ; Leo n'imaginait pas l'ampleur du réseau qu'il devait s'être construit depuis ses années de pouvoir, et quels fils il avait actionnés pour leur assurer de faire sortir Luca sans anicroche. C'était un complot qui prenait ses racines bien loin, profondément dans le terreau de la trahison politique. Il leur restait simplement à s'acquitter de leur mission. Le plus tôt serait le mieux. Ensuite cela ne les concernerait plus. Leo hocha la tête.

— Très bien, nous y allons.

— Pressez-vous. Nous n'avons plus le temps. Contentez-vous de le prendre et de vous en aller.

0 ~ * ~ 0

Une journée s'était écoulée et le soleil frôlait l'horizon. Leo était conscient du fait que les roues de la carriole laissaient deux sillons visibles derrière eux. N'importe qui pouvait les suivre. Il n'aurait su dire si cette impression venait de la fatigue ou de la bière qu'il avait bue, mais il se demanda plusieurs fois si ce n'était pas précisément ce qu'il se passait. Il s'était retourné pour scruter le chemin, pour écouter le foisonnement incessant de la nature.

Rien.

Qui aurait pu se prendre d'intérêt pour eux ? Leo avait passé beaucoup de temps dans la carriole, abrité sous sa tenture pour se protéger du soleil ; il gardait du voyage un souvenir de pénombres et de somnolence désagréable, dans une atmosphère étouffante, et n'avait pu garder un œil sur les environs. Il aurait été tellement agréable de pouvoir émerger au grand air, sans crainte du soleil et de sa lumière... cela lui manquait, bien sûr. La lueur dorée des jours, la chaleur. Mais il les détestait, aussi, plus que tout.

Avait-on donc pu se lancer sur leurs traces depuis Venise ? L'idée ne le laissait pas tranquille. Néanmoins il fallait avancer, et Leo combattit son instinct qui lui disait de faire halte et e patienter jusqu'à ce que d'éventuels intrus ne se trahissent.

Le soir était presque tombé lorsqu'ils arrivèrent aux abords de la forêt. Leo reconnaissait déjà l'endroit. C'était lui-même qui en avait convenu lorsque Vito Galladun avait émis la possibilité de fixer un point de rendez-vous avec un guide milanais, envoyé par ce fameux duc - ou prince - de Milan. Dans leurs errances passées, Achille et Leo avaient quelques jours élu domicile au fond de bois, dans une bâtisse en bois abandonnée, construite en bordure d'une rivière asséchée. Elle était située bien à l'écart d'un village, qui était peut-être encore là. Ainsi ils avaient pu rester proches en même temps que séparés de la vie humaine.

Malheureusement, les habitants avaient rapidement constaté quelques disparitions inexpliquées. Certains portés disparus ne revenaient jamais... d'autres refaisaient surface en tant que cadavres, laissés plus loin dans la forêt. Mutilés, baignant dans une mare de leur propre sang, des blessures effroyables déchirées dans leurs muscles et laissant voir l'éclat blanc des os. L’œuvre d'un loup, ou d'une autre créature ?

Les paysans avaient grondé leur révolte jusqu'à prendre fourches et torches pour se mettre en chasse des monstres – qu'ils n'avaient, heureusement, pas pu attraper.

Pourquoi Leo avait-il pensé à ce moulin ? Si les villageois se trouvaient toujours dans les parages, l'entreprise était périlleuse, car les bonnes gens n'oubliait pas si facilement tels événements. Mais c'était la seule demeure qui lui soit connue. Le seul toit sous lequel il pouvait espérer se cacher.

Arrivés au moulin, ils laissèrent Luca à son sommeil. Le lourd alcool à la consistance de terre que Leo avait absorbé à Murano le mettait à mal. Oh, comme il regrettait. Il aurait dû se laisser cette indulgence de se précipiter vers ces gorges chaudes, crasseuses et pulsant de vie, plonger ses dents dans la peau aigre d'un ivrogne ou deux et boire tout son saoul. Le froid s'était glissé dans ses veines, ainsi qu'une indolence discrète et débilitante qu'il savait si bien reconnaître. S'il avait pu écouter son instinct, il se serait roulé en boule pour ne plus bouger.

Une fois Luca enchaîné au mur du moulin, Leo se précipita à l'étage inférieur pour maîtriser la douleur qui le serrait de toutes parts. Il crut que rester assis quelques instants, seul, suffirait. Mais bientôt un rejet brûlant fit son chemin dans sa gorge, depuis son estomac. Il remonta l'escalier et passa devant Achille. Leo ouvrit la porte à la volée et sortit, tomba à quatre pattes, pris de hauts-le-corps. Il vomit, toussa et cracha encore. Il roula sur le côté en respirant difficilement, puis resta là à regarder le ciel de branches et de feuilles, les paupières mi-closes. Une tristesse dévastatrice l'enserrait. Il s'entendit murmurer le nom d'Ambrosia à plusieurs reprises. C'était absurde, elle ne lui répondrait pas. Achille l'observait depuis le seuil du moulin ; il sentait sa présence effacée, mais attentive. Achille ne s'approcherait pas et attendait de voir si les choses étaient rentrées dans l'ordre. Inquiet bien sûr, à sa façon, avec application et retenue.

— Ce n'est rien, dit Leo après un temps. Ce n'est rien, je suis juste fatigué.

Pour ponctuer ses paroles, il prit appui sur son poing et dressa son poids sur son avant-bras avant de se mettre sur pieds en vacillant.

— J'ai dû trop boire. En parlant de ça, on n'a rien emmené pour lui.

Il hocha la tête en direction du moulin, et sa propre stupidité le frappa. Ils n'avaient prévu aucune provision pour palier les besoins de Luca, habitués qu'ils étaient à chasser ; seulement Luca n'était pas comme eux.

Il aurait pu l'être. Et cette pensée emplissait Leo de colère, tant et si bien que l'envie dangereuse de faire du mal à ce petit souffleur privilégié, qui avait eu de l'argent, un toit peut-être, une famille aussi, l'envie le prenait et il devait résister à la tentation de lui ouvrir les veines et de le lacérer. Il aurait pu l'être, car le souffleur aussi avait été enfant sur Murano. Une question obsédante en était née : pourquoi ?

Pourquoi Luca avait-il eu le droit de continuer sa vie, sans heurts, tandis que lui-même et Ambrosia étaient arrachés de leur terre et envoyés dans les contrées hostiles de l’Établissement ? Pourquoi Ambrosia avait-elle dû mourir ? Luca aurait si bien pu se trouver à sa place... succomber à sa place.

 

Sa propre haine l'effrayait. Luca, après tout, ne méritait peut-être pas de souffrir. Pas plus qu'Ambrosia n'avait mérité son sort.

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