.II. Partie 3

Par Filenze

Amédée comprit qu’elle ne pourrait négocier et s’éloigna en ronchonnant en direction du funduq, tournant le dos à son grand père amusé qui lui faisait des petits signes de la main. Elle retrouva la jument qui souffla doucement à son approche, faisant trembler ses naseaux soyeux. Elle la flatta distraitement et observa la cour du funduq où les lads caracolaient, transportant foin et eau pour les chameaux et les chevaux des voyageurs. Ces derniers se reposaient, buvaient le thé ou jouaient aux dés à l’abris des immenses arganiers plusieurs fois centenaires qui jetaient leurs ombres épaisses sur les bâtiments. Elle se ragaillardit en songeant qu’elle était au meilleur endroit pour obtenir des informations. C’était le point de passage obligé pour tous les voyageurs. L’après-midi avançait, accablant hommes et bêtes de sa chaleur infernale. Le lieu sentait le crottin et la sueur, mais personne ne semblait plus le remarquer. Amédée songeait à quel point l’eau turquoise du lac devait être fraîche et combien elle aurait voulu s’y tremper, mais elle se ressaisit, dévouée à sa mission. La soirée arriva, et avec elle un vent plus frais. Elle n’avait pas de nouvelles de son grand-père et commençait à s’inquiéter. C’est à ce moment, dans le soleil rouge du soir, qu’un des garçons de guet entra en courant dans le funduq, répandant la nouvelle : le Lame-noire était arrivé à El Silma ! La petite fille lâcha les brins de foin avec lesquels elle se distrayait et se leva d’un bond qui fit sursauter Galla endormie à l’attache. Elle se précipita pour se joindre à la foule des badauds qui se formait sur la rue principale. Elle s’accroupit et n’hésita pas à se faufiler entre les jambes des curieux pour être aux premières loges. Amédée savait qu’elle aurait dû être effrayée. Qu’un guerrier mi-homme, mi-démon, aux yeux de feu et aux pouvoirs occultes était quelque chose qu’on ne devait pas approcher, voire, absolument éviter pour vivre longtemps et en bonne santé. Mais la fascination prit le pas sur la peur. Elle ne se détourna pas et ses yeux sombres d’enfant du désert demeurèrent rivés sur l’homme qui venait d'apparaître et qui fendait la foule craintive en marchant au-devant de son puissant destrier. Sa silhouette était dissimulée sous une cape de voyage usée dont les bordures n’étaient plus que lambeaux. Son capuchon jetait une ombre impénétrable sur son visage. Il se tenait droit, avançait d’une démarche ample qui ne trahissait aucune fatigue alors que sa monture écumait et portait les stigmates d’un long périple. Les habitants se dispersèrent aussi vivement qu’une volée d’oiseaux devant l’apparition d’un fauve et se regroupèrent en grappes rassurantes à distance de son passage. Le Lame noire s’arrêta au pied du plus grand des arganiers, et permit à sa monture de boire longuement, indifférent à l’émoi et au suspend de toutes activités que sa présence avait suscité. La rumeur de son arrivée avait ameuté le conseil des anciens qui s’était précipité à sa rencontre. Amédée sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque lorsque le Chef des anciens s’avança. Il était véritablement minuscule et recroquevillé sur lui-même par rapport à l’imposante silhouette du Lame-Noire. Amédée voyait son grand-père parmi les autres membres du conseil et se félicita qu’il garda ses distances. Le Chef des anciens contraignait visiblement son envie de courir se réfugier et déclara d’une voix chevrotante :

« Notre humble communauté du désert est heureuse de voir que l’Ordre des Lames-Noires a répondu à son appel dans des délais aussi brefs ». 

Le Lame Noire, pour toute réponse, lui récita d’une voix grave étonnamment douce :

– Si je meurs au cours de ma traque, brûlez mon corps sur le champ et appelez des renforts. Si je réussi, un percepteur de l’Ordre apparaîtra pour récolter votre paiement dans les trois jours suivant la fin du contrat. » 

L’ancien dévisagea le guerrier, tentant de percer les ombres que sa capuche jetait sur ses traits. Il déclara :

– Il sera fait selon vos désirs Sieur… ?

– Mordémon est mon nom.

Le vieil homme ne put retenir un frisson devant ce titre qui n’avait rien d’hasardeux. On lui avait dit, il y a longtemps, que les Lames Noires abandonnaient leur nom au profit de celui de leur épée et ne se faisaient connaître qu’à travers ce dernier. 

– Sieur Mordémon, la route a dû être éreintante, souhaitez-vous prendre un peu de repos ?

Pour la première fois depuis le début de leur échange le Lame Noire reporta toute son attention sur l’ancien, le fixant avec intensité. Le vieillard ne put retenir un mouvement de recul devant cet examen. Mordémon cherchait une trace de corruption en lui, une trace possession, ou une odeur qui pouvait laisser deviner la présence d’un esprit ou d’un démon au cœur d’El Silma. Quand il fut assuré de l’innocence de son interlocuteur, il déclara simplement :

– Je vais me mettre au travail immédiatement. Pourriez-vous procurer des soins à mon cheval ? 

– Oui… Oui absolument.

L’ancien regarda aux alentours et reconnu dans la foule la petite-fille de Fazam qui était au-devant de tous et ne paraissait pas aussi effrayée que les autres.

– Amédée ! Vient récupérer la monture de Sieur Mordémon.

Elle manqua de trébucher dans son empressement et arrivée à la hauteur de Mordémon, réalisa combien il était immense. Il devait mesurer au moins six pieds de haut. Il était un géant par rapport aux gens de l’Oasis! Elle eut trop peur pour s’attarder plus longtemps et elle prit en tremblant les rênes écaillées par l’usage que lui tendit le guerrier. Ce dernier lui dit :

– Elle s’appelle Zaria. Je viendrai la chercher tout à l’heure.

Elle entraina la jument tout aussi immense que son maître derrière elle, les jambes en coton à la suite de ce bref intermède. Puis la fillette eut toutes les peines du monde à retirer l’harnachement de Zaria qui était lourd et fait de courroies qu’elle n’avait jamais vue. Personne n’osa l’approcher ou ne voulut lui prêter main forte de peur de s’attirer le malheur. Tant bien que mal, et en basculant plusieurs fois au sol sous le poid des pièces de cuir, elle arriva à ses fins. Puis assise près des deux juments, le ventre vide, les genoux repliés contre elle, elle attendit à nouveau en jouant avec des brins de foin. Elle songeait l’eau à la bouche aux beghirs arrosés de miel ou recouvert de confiture d’écorce de pastèque, au poulet accompagné de son riz à la pistache et aux délicieux ragouts parfumés de sa grande-tante. 

« Mademoiselle Amédée ? »

La petite fille sursauta et poussa un cri. Elle s’était assoupie dans le foin et avait revu, derrière ses yeux clos, le cadavre de son père. Elle leva ses yeux gorgés de sommeil vers le Lame-noire qui l’avait réveillée. Elle le dévisagea longuement à la lueur des lampes à huile et Mordémon se prêta immobile à son examen avide. Il avait ôté son capuchon et elle demeura saisie par son aspect inquiétant. La peau entourant son oeil gauche était recouverte de veinules noires qui lui donnait la texture de l’écorce. Le coeur de la fillette se souleva de dégout à ce spectacle. Son oeil gauche était uniformément noir, son iris seulement suggérée par un fin anneau d’argent. ça n’était pas un oeil d’humain, pas même un oeil de coyote, elle n’en avait jamais vu de tel. En contraste, son œil droit brillait d’un bleu myosotis hypnotique sous d’épais sourcils noirs qui surplombaient un long nez, légèrement dévié par un ancien choc. Elle était aussi particulièrement étonnée par la barbe blanche qui mangeait ses joues. Les hommes âgés de l’Oasis préféraient porter d’imposantes bacchantes en brosse comme son grand-père, les autres étaient toujours impeccablement rasés. Enfin, il avait de long cheveux blancs qui coulaient jusqu’en bas de son dos, noués en toutes sortes de petites nattes serties de perles et de plumes, et rasés sur les côtés de son crâne. Des cicatrices zébraient de lignes blanches ses tempes, son front et se devinaient sous sa barbe, mais elles semblaient très anciennes et n’étaient pas suffisamment profondes pour déformer ses expressions, bien que l’une d’elle eût changé la forme de sa paupière droite, donnant un angle tombant à son regard.

« Je viens récupérer Zaria, peux-tu me dire où se trouve son équipement ? »

Passée la stupeur première, Amédée se leva d’un bond, alarmée :

« Vous partez ? Où est-ce que vous allez ? »

Mordémon s’était redressé, ses jambes étaient immenses et son buste vaste, et il scruta l’enfant :

« Pourquoi cela t’intéresse-t-il autant ? »

Amédée secoua le foin de son beau caftan bleu nuit, puis elle planta ses yeux sombres dans les siens en lui déclarant malgré la crainte qu’il lui inspirait :

« Il...il faut que je vous accompagne, le démon a tué… mon père ».

Sa voix s’était éteinte alors que Mordémon comprit qu’il s’agissait de l’enfant de la victime et la petite-fille de l’ancien qui lui avait exposé les faits. Il répondit simplement :

« Chasser les démons n’est pas un jeu, c’est beaucoup trop dangereux. »

Le Lame noire vit le visage de l’enfant se décomposer, de lourdes larmes trop longtemps contenues dévalèrent silencieusement ses joues et elle lui déclara :

« Je veux savoir ce qui est arrivé à mon papa. »

Mordémon connaissait bien ce besoin qui pouvait mener les humains à dépasser leurs peurs, mais il ne pouvait pas y répondre  :

« Je suis ici pour le faire à ta place. Tu continueras à vivre, les humains trouvent le moyen de surpasser la douleur ».

Elle plongea ses yeux dans ceux vairons du guerrier. Elle réalisa que si son œil sombre était cerné de veinules noires, son œil bleu était beau, ni enflammé, ni pétrifiant. Amédée secoua la tête, ne voulant pas entendre ces mots, et dit d’une voix faible :

« Emmenez-moi ou je ne vous dirais pas où j’ai rangé le matériel de Zaria. »

Mordémon croisa les bras sur son vaste torse et lui demanda avec sévérité :

« Penses-tu que ton grand-père serait fier d’apprendre que sa petite fille est une voleuse ? ».

Le martèlement des souliers de Fazam précéda son apparition, Amédée aurait pu reconnaître le rythme de sa marche entre tous. Elle ne voulait pas que Mordémon lui fasse part de sa tentative de chantage et lui montra, penaude, le coffre où elle avait rangé les affaires. 

« Amédée ! ».

Fazam apparu à l’entrée du funduq et s’élança pour se placer entre eux, faisant instinctivement barrage de son corps et dévisageant avec méfiance le guerrier. Sans s’émouvoir de ce procès silencieux, celui-ci sortit ses affaires du coffre indiqué et, de sa voix grave et monocorde demanda à Fazam :

« Je gagnerais du temps si vous pouviez m’introduire au chef de la famille de nomades qui a retrouvé le corps d’Amon. »

Amédée tressaillit à l’écoute du prénom de son père formulé dans la bouche de cet étranger et se mordit les lèvres. Bien qu’il présentât une demande au vieil homme, son ton ne permettait aucun refus. Il sortit Zaria de sa stalle. La démarche de la jument grise était vive et elle vint poser son nez dans le cou de son maître, s’amusant à lui saisir le col du bout des lèvres. Amédée pensa que ce guerrier ne pouvait pas être fondamentalement mauvais pour être ainsi aimé d’un animal. Fazam parut lui aussi rassuré devant ce spectacle et déclara :

« Je vous trouverai demain à la première heure devant le Temple du Maître du désert, nous partirons vers le Sud-ouest et je vous conduirai à eux ».

Amédée, dévorée de curiosité, ne pu s’empêcher de lui demander :

« Vous allez faire quoi maintenant ? La nuit est tombée vous savez.»

Mordémon ne répondit pas, mais jeta à Fazam un regard qui brûla d’une pointe d’impatience, celui-ci s’arracha à la contemplation de l’animal et attrapa sa petite-fille par les épaules, l’entrainant avec lui hors du funduq en se répandant en excuses pour son insistance.

Tout le long de la route menant à chez son grand-oncle, Fazam la réprimanda. Amédée l’écoutait distraitement et revint à elle quand la porte peinte en bleu de chez Meloud tourna sur ses gonds et qu’une délicieuse odeur de nourriture caressa ses narines. Aussitôt, comme une nuée d’oiseaux sur des grains de semoule, ses petits-cousins et petites-cousines se précipitèrent pour la saluer et lui poser toutes sortes de questions en même temps tandis que sa grand-tante les écartait pour lui poser un baisé mouillé sur la joue.

« On ne vous attendait plus ! » 

Ils passèrent à table, les adultes discutèrent tandis que les enfants jouèrent dans le jardin jusqu’à une heure avancée de la nuit. La maison de son oncle sentait le cuir. Il y avait beaucoup de joie dans cette maisonnée et Amédée se prêta au jeu en apparence. Mais son regard était sans cesse absorbé par la nuit et elle se demandait où Mordémon et Zaria étaient allés. Elle pensait aussi à son frère qui lui manquait déjà et qu’elle avait hâte de retrouver.

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