Depuis son arrivée, Lazare se réveillait en pensant ouvrir l’œil sur le plafond haut et sombre du dortoir de l’Orphelinat. Au lieu de cela, il clignait sur les pentes de son plafond à lui, presque à portée de main, où jouaient les ombres du dehors à peine levé. Immobile, il envisageait de rester là pour toujours, de ne plus jamais bouger de peur de basculer dans un ailleurs dont il ne voudrait pas. Ici était très bien. Ici, on lui avait offert des gants et trois cordons différents pour son bouton tout seul. Binocle était peut-être aussi étrange que lui, et il vivait ici. Dans cette maison, les choses paraissaient avoir une vie à elles, une vraie histoire. Il n’était pas sûr qu’ailleurs soit aussi bizarre ou aussi proche de lui. Peut-être avait-il simplement eu la chance inouïe de tomber exactement là où il devait tomber : dans un endroit juste assez bancal pour être parfait.
Pourtant, la première chose qu’il faisait en se levant était de regarder dehors. La fenêtre de sa lucarne donnait sur la rue du Chas-sans-T – une rue comme une fibre sinueuse et à la surface de laquelle stagnait toujours une drôle de brume blanche.
Lazare savait que la plupart des gens d’en-bas étaient riches parce qu’ils marchaient lentement. Ils prenaient le temps de flâner malgré le froid mordant, regardant les devantures colorées, prêtant à peine attention aux taches sur leurs bottines ou sur l’ourlet de leur robe. De temps en temps, une ombre minuscule se faufilait parmi eux, dérobait quelque chose puis fuyait à toutes jambes. Les gens tonnaient, s’indignaient, mais jamais personne ne se pressait pour récupérer ce qui avait été perdu.
Les gens qui n’étaient pas vraiment riches, eux, ne portaient pas des tissus de la même qualité, des tissus qui leur permettaient de profiter du dehors de l’hiver et de lever le nez en l’air. Ils n’étaient jamais volés et avaient moins le temps de regarder le temps passer. Ils étaient ceux qui passaient le plus vite.
Regarder le dehors le faisait se demander ce qu’au fond, il faisait là. Il avait beau apprécier ce nouvel environnement, il ne comprenait toujours pas pourquoi Binocle l’avait acheté, ni la raison de sa présence ici. Jusqu’alors, Binocle ne lui avait pas vraiment demandé quoi que ce soit, fait sentir qu’il était important – il ne voulait rien lui apprendre, tout au plus avait-il l’autorisation de chercher une fiole dans les étagères, de temps en temps. En vérité, Lazare n'osait séjourner trop longtemps dans la boutique de peur de constater que sous ses nouveaux beaux habits, son corps, lui, demeurait étranger.
Il n’était pas utile, et cette constatation l'emplissait de honte. Binocle s’en était-il seulement rendu compte ? Regrettait-il de l’avoir choisi ? Pour quelle raison l’avait-il choisi, d’abord ? Il n’en savait rien. Il n’était pas utile, et il ne savait rien. Binocle ne semblait pas le moins du monde avoir besoin de lui – il ne semblait pas avoir besoin de qui que ce soit, en vérité. Binocle avait parfaitement l’air d’être suffisant pour lui-même.
Peut-être était-ce pour cette raison que les gens qui venaient le voir le faisaient tous en silence. Rajouter du bruit à Binocle était comme déranger un monde déjà en équilibre – c’était perturber un endroit qu’on aurait bien voulu avoir chez soi. Un monde presque parfaitement calme.
Il se frotta les yeux et le nez, la tête encore chiffonnée par le sommeil. En contrebas, deux robes d’un jaune éclatant sortaient de la chapellerie pour dames, suivies de plusieurs boîtes rondes à rubans. Leur rire – un rire unique, riche en texture – parvint à grimper jusqu’à lui, porté par une touche de soleil bienvenue. Le soleil ne semblait pas avoir percé depuis des jours, par-dessus la coupole de ce gros bâtiment inconnu, sur sa droite. Depuis qu’ils étaient sortis au dehors pour ses nouveaux habits. Il eut l’impression que quelqu’un lui souriait, soudain.
Cette éclaircie lui donna courage. Il s’habilla avec le plus de soin possible, lissa ses cheveux hirsutes, rafraîchit sa figure et son bouton avec de l’eau. Puis, fin prêt, il se rendit à la cuisine et n’y trouva qu’un Boussole errant, qui ne lui accorda pas la moindre attention. Binocle était déjà parti travailler dans l’arrière-boutique. Il n’ouvrait aux clients que dans l’après-midi.
Lazare le trouva à nouveau courbé comme un crochet sur son bureau minuscule, son profil camouflé par ses cheveux lâchés. Ses doigts pianotaient dans le vide. Pas un rayon de soleil ne perçait dans cette pièce et Lazare, d'un coup, sentit sa détermination faiblir. Il inspira néanmoins, bomba le torse, ouvrit la bouche.
– J’ai une mission pour toi.
La voix de Binocle le laissa bec ouvert, fauché par la surprise. Son silence fit pivoter la tête de ce dernier comme un oiseau de nuit, rabattre ses cheveux derrière son oreille et lever son sourcil en l’air, en attente. Lazare n’était certes pas le genre de petit garçon à demeurer silencieux, surtout lorsqu’une telle opportunité d’être curieux se présentait.
– Ne souhaites-tu pas savoir ce dont il s’agit ?
Lazare mourait d’envie de savoir ce dont il s’agissait. Mais le fait que Binocle ait deviné avant lui ce dont il voulait lui parler le dérangeait plus. Comme s’il était resté tout nu même après s’être habillé. Il ne voulait certainement pas paraître tout nu aux yeux de Binocle.
Il se demanda un instant si l’homme était capable de lire dans ses pensées – dans les pensées des gens. Si c’était au fond ce qui lui permettait d'enfermer dans ses fioles des intérieurs qu'il n'aurait eu alors qu'à transformer en poussière. Il se contenta donc de rester là, attendant sans mot dire que Binocle déniche la question sous son front, s’il en était capable. Ce dernier, d’ailleurs, avait redressé la tête juste un peu. Lazare y vit passer une sorte de crispation étrange qu’il ne sut pas reconnaître. Le visage de Binocle n’était pas facile à lire – œil unique ou pas.
L’enfant semblait gêné – il avait fermé la bouche d’un coup et froncé le nez. Un épi pointait sur le haut de son crâne, lui donnant l’air d’un oiseau dont le réveil glacial aurait froissé les plumes. Binocle se redressa tout à fait, hésitant. Il s’était attendu à ce que Lazare ait hâte d’en savoir plus, de ne plus tourner en rond. Son silence ne lui paraissait pas vraiment de bon augure.
– Quelque chose te préoccupe ?
Lazare le regardait à présent fixement.
– Est-ce que vous avez lu dans ma tête ?
Binocle remonta ses binocles, comme pour ajuster au mieux sa réponse. L'enfant le faisait décidément se sentir à l'étroit dans les certitudes qu'il s'était construites. Il ne lui ressemblait pas – cela, il s'y était attendu, il l'avait espéré. Mais la possibilité grandissante que Lazare ne puisse en réalité ressembler à personne lui donnait l'impression d'ouvrir trop de portes à la fois, trop de portes sur le vide. Il y avait dans ses questions une forme d'intelligence particulière qu'il peinait à reconnaître.
– Je n’ai pas ce pouvoir, non.
Lazare s’approcha à petits pas, l’œil plus vif que jamais.
– Mais vous avez un pouvoir.
Binocle soupira et ses doigts voletèrent.
– Je te l'ai déjà dit, j'ai le don de travailler la mémoire, uniquement.
A nouveau, l’enfant ouvrit la bouche, la referma, se gratta le nez. Binocle attendit, la mâchoire contractée à l'idée de refuser sa prochaine demande. Ce dont il était sûr – ce qu'il croyait être sûr –, c'était que Lazare était encore trop jeune pour être tout à fait mis au jour.
Une fois encore, cependant, il se méprit :
– Ça va être quoi, ma mission ?
Binocle plissa la bouche face à cette formulation quelque peu hasardeuse, mais passa outre. L’essentiel était que Lazare soit enfin prêt à mettre de côté ce qui nécessitait d’être mis de côté pour plus tard. Les choses des temps futurs et du dehors trop vaste.
Le dehors qu'il lui avait prévu était un périmètre minuscule, bien connu, à peine plus loin que trois rues. Un territoire juste suffisant pour ne pas perdre son souffle à l'attendre.
– J’aimerais que tu livres une fiole à un client.
La main de Lazare s’enroula avec avidité autour d’une fiole qui lui parut identique à toutes les autres. Pourtant, celle-ci était forcément plus jolie : elle était la preuve qu’il pouvait être utile et, plus encore, la clef qui allait lui ouvrir la porte d'un autre dehors tout neuf. Cette fiole, aussi petite et insignifiante lui semblait-elle, était donc unique.
Immobile, il prit garde à ne pas la serrer trop fort, comme les autres.
– Tu dois la donner à l’allumeur de réverbères qui passera à 16h34 à l’angle de la rue du Pou-qui-Grimpe et de la rue du Bric-à-Brac. Puis revenir immédiatement à la maison. Entendu ?
Lazare hocha la tête, son attention toujours concentrée sur la fiole, à l'abri dans son poing. Il ne vit pas le visage de Binocle changer lorsque, quelque part entre deux côtes, quelque chose parut se tricoter chez lui.
– Je suis sûr que tu vas l’apprécier.
Puis il soupira.
– Maintenant, file manger quelque chose. Tu es beaucoup trop matinal pour avoir déjà englouti quoi que ce soit. Et ne traîne pas des pieds, dans l’escalier.
A 16h32, Lazare était posté juste à l’angle de la rue du Pou-qui-Grimpe et de la rue du Bric-à-Brac, le dos droit et l’œil plissé entre l’horloge d’un bâtiment et le gris-bleu du jour mourant. Il se disait qu’un plein hiver, la journée était de si petite taille qu’on l’apercevait à peine, au fond, se faufilant trop vite entre les heures et les occupations. La brume, d’ailleurs, avait tout aussi rapidement remplacé le soleil.
La rue du Pou-qui-Grimpe n’était pas assez grande pour laisser passer les fiacres et les gens se dépêchaient donc de regagner leur chez-eux à pieds, se frottant les uns contre les autres comme des petits bouts de tissus sombres ballottés de concert par le vent. Tous avaient la mine et les mains grises, la peau tirée, un peu gercée, des gens qui travaillent trop sans trop savoir pourquoi.
Ils ne se regardaient pas. Lazare les regardait ne pas se regarder, et il se disait que c’était normal. Ce devait être difficile de prêter attention à autre chose que soi-même, quand son soi-même était à peine suffisant pour tenir debout contre le vent, bien droit dans le plein hiver. Et l’hiver devait durer drôlement longtemps, pour les gens qui passaient juste dans l’angle de la rue du Pou-qui-Grimpe et de la rue du Bric-à-Brac…
Alors que son œil s’attardait sur une petite masse sombre un peu plus vive que les autres, tout au fond, Lazare entendit dans son dos un marmonnement lointain comme un orage.
– De l’huile… Du gaz…
Le marmonnement gronda jusqu’à parvenir pleinement jusqu’à lui, enrobé dans l’ombre d’une silhouette courte et d’une grande, grande perche.
– De l’huile… Du gaz…
L’homme s’ébroua comme un chien au poil humide, puis s’arrêta tout près, au pied d’un réverbère. Il ne parut pas un instant s’attarder sur Lazare, ni sur le geste un peu timide que ce dernier lui adressa.
– Pas croyable…
L’homme marmonnait comme on parle dans une boucle, bien à l’abri. Autour de ses yeux et sous son crâne chauve, d’énormes lunettes d’aviateur fou rendaient son regard étrangement globuleux. Mais ce qui était incontestablement le plus étrange, chez lui, c’était sa longue barbe grise, sèche à la broussaille, comme un grand tablier dont l’ourlet caresserait ses genoux. Autour de sa bouche, les poils étaient roussis, de la couleur des vieux fauves – le très exact roussi des gens qui fument la pipe et s’endorment dessus, quand ils oublient.
D’un geste habile, l’homme crocheta la lanterne du réverbère du bout de sa grande, grande perche, puis la fit descendre avec une lenteur d’oisillon. Après en avoir ouvert la fenêtre, il ôta la mèche consumée, noire et un peu graisseuse, nettoya la coquille, étala un coton imbibé d’une huile neuve puis alluma le tout. La flamme fut si rapide et si vive, à proximité de son visage, que Lazare cligna des yeux comme une chouette. Avec le même soin et la même précision, l’homme fit alors remonter son falot dans les airs, puis, enfin, considéra l’enfant de ses deux gros yeux ronds.
– Qu’est-ce que tu veux à la Loupiote, gamin ?
Lazare cligna à nouveau des yeux, cette fois de surprise. Il s’était presque habitué à être invisible.
D’un geste moins habile qu’il ne l’aurait voulu, il sortit de la poche intérieure de son manteau la fiole soigneusement recouverte de son mouchoir le plus propre et encore toute engourdie des battements de sa poitrine.
Loupiote se courba en deux, jusqu’à pointer son nez juste là, à quelques centimètres de sa main. Puis lorsque son regard se tourna vers lui, il fronça le front et sans la moindre délicatesse, empoigna le petit menton pour le tordre vers la lumière encore frileuse, à peine vivante. Il regarda longuement son visage rond et son manque d’œil, émit un bruit de gorge semblable à un aboiement intérieur, puis le relâcha. Le silence dura quelques secondes, juste un peu ralenties par le froid.
– T’es le Lazare, toi.
Si Lazare savait qu’il était effectivement « le Lazare », il ne comprenait pas comment Loupiote, lui, pouvait bien le savoir. Sa question dut néanmoins se lire sur sa bouche, car l’homme ajouta d’un ton un peu bourru, comme une excuse qu’on ne donne qu’à demi.
– Perce-Mur est un copain. Il m’a déjà parlé d’un gamin borgne. Un « sacré p’tit », qu’il a dit.
Lazare sentit une petite flamme grandir à l’intérieur de lui, puis être tout aussitôt mouchetée par la tristesse. Miche et Perce-Mur lui manquaient. Il n’avait jamais vraiment passé de temps sans être caché quelque part dans leurs recoins et il lui était difficile de ne plus les avoir pour lui, juste au cas où.
Loupiote s’empara de la fiole que Lazare tendait toujours vers lui, puis gratta son crâne brillant.
– Y’en a quelques autres, par ici, des gamins borgnes. Mais les autres, ils voient rien.
Lazare résista à l’envie de savoir ce qu’il voyait, au juste. Il n’était pas sûr de savoir si c’était bien ou mal, de voir quelque chose. Loupiote approcha la fiole de son visage pour bien la détailler, loucha un peu, puis finit par demander :
– T’es avec le bonhomme des souvenirs, maintenant ?
Lazare hocha la tête. L’homme enfonça son bien dans le fond de sa poche d’un poing sec comme un coup que l’on se donne à soi-même, et jeta un œil pensif à son réverbère, brillant cette fois pleinement dans la nuit vide. Il rajusta ses lunettes et parut sur le point de s’en aller. Alors qu’il faisait un pas, cependant, il jeta un nouveau regard à l’enfant et lâcha :
– C’est ton œil ou ta langue, que t’as perdu ?
Lazare releva le menton, un peu offensé. Contrairement à ce que Binocle avait laissé entendre, il n’était pas bien sûr de vraiment apprécier ce Monsieur Loupiote.
– J’ai une langue. Mais j’ai perdu des dents… Là et là.
Du bout du doigt, il désigna les trous laissés par deux canines, en haut et en bas. L’homme esquissa un sourire où Lazare crut distinguer quelques trous, aussi. C’était un sourire tout fripé, de travers, un sourire qui venait du fin-fond d’une bougonnerie perdue. Brusquement, il lui tourna le dos et lui adressa un large geste de la main.
– Suis-moi un peu, le Lazare.
L’enfant lui emboîta le pas en trottinant, sans vraiment se poser de question. Il y avait quelque chose de singulier, chez Monsieur Loupiote, quelque chose qui méritait d’être découvert et observé pour être bien compris, comme le dessin de ce chien à trois têtes sur lequel il était tombé un jour dans un livre que Perce-Mur l’avait laissé lire en regardant ailleurs.
L’homme n’avait pas trois têtes. De derrière, la seule qu’il avait était ceinte d’un large bandeau noir, pour faire tenir ses lunettes. Un duvet blanc et fin en recouvrait le bas, à proximité de sa nuque, englouti par son col. Alors que la neige recommençait à tomber, presque aussi fine qu’un sucre en poudre, Lazare se demanda à quelle température un crâne chauve pouvait réellement prendre froid. Loupiote aboya dans le vent :
– Tu sais c’qu’ils disent, tous ?
Lazare hocha la tête négativement, puis se rendit compte que Loupiote ne pouvait rien voir, ses gros yeux perdus dans le devant. Alors il ajouta un « non » tout simple mais d’une voix qu’il tenta de rendre forte, sur deux jambes. Loupiote lui décocha un regard en coin, du bout de l’œil, puis répondit :
– Ils disent que j’suis fou.
Parvenu à un second réverbère, il fit éclore un nouveau phare avec le soin de quelqu’un qui s’occupe d’un bourgeon que personne n’avait vu. Balayant machinalement la neige poudreuse encerclée par la lumière, il soupira une fois, deux fois, et reprit sa marche avec un second geste vague – la vague de celui qui a le pas bien trop lourd pour avancer sereinement dans les nuits de tempête. Comme il ne semblait cependant pas vouloir ajouter quoi que ce soit, Lazare demanda :
– Vous êtes fou, alors ?
Les yeux globuleux s’arrêtèrent sur l’enfant, d’abord, puis tout le reste de Monsieur Loupiote. Après un moment immobile, son index se leva en l’air pour voleter autour d’eux comme une sorte de petit oiseau fou, décidé à tout piquer du bout de son minuscule bec pointu.
– Qu’est-ce que tu vois, là ?
« Là », c’était un peu partout. Lazare tenta de suivre l’index de l’œil sans véritablement comprendre où Loupiote voulait qu’il regarde. A vrai dire, la rue lui semblait à présent singulièrement sombre et vide, respirant l’air blanc comme un poumon phtisique.
– Je ne sais pas trop…
– J’te demande pas d’savoir. J’te demande de voir.
Lazare plissa les lèvres et porta son regard loin sur la neige. Avec elle, tout lui paraissait devenir plus épais, prendre plus de place. Lorsqu’il respirait, il pouvait même jurer sentir l’air à l’intérieur de lui se fendiller comme la surface brune des crèmes que Miche avait trop brûlées, un jour. Ses doigts se recroquevillèrent dans ses gants tout neufs et ses cheveux se soulevèrent lorsqu’une brise plus puissante l’atteignit, de son côté aveugle. Il pensa un instant que c’était étrange, que le vent glacé soit comme un feu qu’on ne voit pas.
Alors qu’il se concentrait, droit comme un « i » dans la bourrasque, il distingua soudain dans la gueule presque noire de la rue du Bric-à-Brac une petite forme s’agiter. Avant qu’il n’ait ouvert la bouche, une famille de cinq, six, sept souris bien dodues – ou étaient-ce des rats ? – remontait l’autre côté de la rue en un petit trot rapide. Bientôt, elles furent toutes avalées par son ombre, maigre et gigantesque sur le sol blanc. Elles remontèrent tout le long jusqu’à presque lui frôler les semelles, puis s’éclipsèrent par un soupirail avant même qu’il n’ait eu le temps de bouger un orteil.
– Alors ? Tu vois, p’tit ?
Lazare s’écarta lentement sur sa droite, dévoilant dans la lumière les minuscules traces de pattes laissées quelques secondes plus tôt, tout près de sa bottine.
– Elles ont profité de mon ombre pour traverser la rue. Les souris.
Loupiote secoua la tête et fit claquer sa langue, satisfait.
– Y s’passe toujours des choses intéressantes, dans l’ombre. Toujours. Les gens voient rien parce qu’ils ont peur des ombres. Et ils ont peur parce qu’ils regardent pas c’qu’il y a dedans.
Il souleva le coin de ses lunettes d’aviateur – dévoilant un iris d’un bleu clair surprenant – puis lui adressa un clin d’œil.
– C’est eux, les fous. Moi, mon boulot, c’est d’créer les ombres et voir tout c’qu’il y a dedans. Dans les recoins où personne va jamais.
Alors que l’homme esquissait un vif salut du bout des doigts, près de sa tête, Lazare décida soudain que Binocle avait raison : il aimait bien ce Monsieur Loupiote, finalement. Et tandis que ce dernier s’éloignait en recommençant ses drôles d’histoires d’huile et de gaz, l’enfant lui demanda d’une voix qu’il sentit emportée par le vent :
– Pourquoi vous avez besoin des souvenirs de Binocle, alors ?
Loupiote s’arrêta un instant pour rire du fond de son ventre, sous sa barbe battant comme un grand tissu clair. Sans se détourner, il lui répondit d’une voix forte, avalée par la gueule béante de la rue :
– Pour surtout pas devenir comme les gens, gamin !
Ton univers est homogène, c'est parfait
Lazare parle peu, c'est le moins qu'on puisse dire, et cela le rend attachant. Par contre , les multiples phases introspectives ralentissent le rythme. Parti pris assumé. J'ai de te voir gérer une scène de suspense ou d'action.
ps: Coquille ? "il se disait qu'En plein hiver"
A part ça et en sautant tous les compliments que je continue à vouloir t’écrire mais qui me rendraient vraiment répétitive, je dirais que je me réjouis d’entrer dans l’intrigue, comprendre où on va…
Et puis je sais que tu dis ne pas narrer ton histoire du point de vue de Lazare mais c’est comme ça que je la lis apparemment car j’ai à nouveau été un peu confuse quand on a le point de vue de Binocle.
Je prends encore note pour la point de vue de Binocle, vous êtes plusieurs à ressentir ce petit grippement et je le comprends, il m'a posé question à l'écriture.
Je l'ai déjà écrit à d'autres commentaires ci-dessous, d'ailleurs, mais cette entrée de Loupiote a été l'une de mes grandes surprises d'écriture. Il est né ainsi, presque facilement (fou, quand on sait quelle galère c'est pour moi, la mise en mots). Encore aujourd'hui, alors que je travaille ma fin, cela reste un merveilleux souvenir. Je suis toujours trop contente de constater que des gens l'apprécient.
Ce monsieur Loupiotte est incroyable. Je l'aime beaucoup. Comme Lazare, j'ai hésité en faisant sa connaissance, et puis je l'ai apprécié.
Un mot me vient à l'esprit. Charmant. C'est comme ça que je définirais ce passage. C'est charmant. C'est beau. Émouvant.
En fait je viens de réaliser une chose : c'est que je raffole de tes descriptions, car elles ne sont pas linéaires, comme la plupart des récit descriptif, ou on va montrer petit à petit la scène ou le personnage, d'une façon très linéaire et très "logique".
Non, ici tu montres des détails ! Tu montres ces petites choses qui façonnent l'ensemble. Pas besoin de tout montrer, on imagine le reste, car on a structuré l'essentiel. Personnellement ça me touche beaucoup plus, c'est exactement ma façon de fonctionner. C'est très poétique comme approche en fin de compte, et c'est tellement...charmant.
Cette focalisation sur les détails révèle également beaucoup de ma propre façon de fonctionner (Lazare et moi nous ressemblons beaucoup en règle générale), et je suis toujours très heureuse que certain-e-s lecteurices le ressentent, me l'écrivent, voire se reconnaissent en tout ça. C'est vraiment quelque chose que je n'imaginais pas en arrivant sur PA, mais je suis vraiment émue de constater que ces "détails" semblent parfois importants à d'autres yeux que les miens.
<3
Je me concentre pour me demander quel commentaire constructif je peux bien apporter à quelque chose de si bien écrit, et je me dis que les personnages sont magnifiquement décrits, mais qu'on ne les situe peut-être pas assez dans un espace qu'on aurait beaucoup de plaisir à découvrir plus en détail à travers tes mots dans ce chapitre. On n'est pas perdu, et on comprend bien sûr où les personnages se trouvent (j'aime tellement les noms que tu donnes, d'ailleurs), mais ce serait peut-être encore plus savoureux d'apprécier les petites histoires de ces lieux, ou de comprendre un peu plus comment Lazare les voit et se relie à eux, un peu comme tu as pu le faire dans 'La Maison' en particulier. Après, c'est sans doute voulu si leur description passe par la manière dont les gens habitent ces lieux... Disons que je ne le ressens pas tant comme un manque que comme une curiosité ! Par exemple, je me demande quel bruit font les petits pas de Lazare dans cette rue, si ça fait klank-klank sur les bouches d'égouts, si c'est métallique ou si la neige est bien assez moelleuse. Bref, ce genre de délire que je ne serais sans doute pas capable de retranscrire, mais que j'imagine déjà formidablement écrit entre tes lignes.
Bon, en tout cas, je viens d'arriver ici et c'est la première histoire que je lis, donc merci infiniment à toi pour le souvenir que tu crées dans ma petite tête, et pour l'inspiration que ton talent peut procurer !
Si je dis que tu m'as fait réfléchir, ces derniers jours, c'est parce qu'effectivement - et ça pourra sembler un peu idiot - je ne m'étais jamais vraiment arrêtée sur la différence qu'il peut y avoir entre ma façon d'aborder les scènes en intérieur et les scènes en extérieur. Je suis actuellement en train de terminer mon premier jet et j'imagine que c'est quelque chose qui aurait pu m'interpeller lors de la relecture du "tout", de cette histoire dans son entier. Je l'espère, du moins.
Si je devais émettre une hypothèse, je dirais que c'est parce que le dehors est trop... vaste. Pour Lazare c'est un plaisir, parce qu'il en a manqué, de ce dehors, de cette liberté de mouvements. Pour quelqu'un comme moi, c'est plus compliqué. Ma façon d'appréhender le dehors est peut-être plus maladroite, parce que je suis plus à l'aise avec les intérieurs, avec les endroits que l'on habite, comme tu le dis. Que l'on imprègne. Un intérieur, c'est quelque chose que l'on marque plus facilement de son empreinte, je suppose, c'est plus facile d'y chercher des détails, de concevoir des hypothèses, d'y bâtir des histoires. Même s'ils sont impersonnels. Les intérieurs impersonnels disent déjà plein de choses.
Un extérieur est traversé par trop de gens qui ne restent pas et n'ont a priori pas vocation à y abandonner quoi que ce soit. Je trouve ça plus difficile d'écrire sur ces entre-deux marqués par tant de gens et paradoxalement si peu de choses. Un peu plus effrayants, aussi. Si je n'ai pas voulu transmettre cette sensation à Lazare, il est malheureusement probable que cela se ressente. Il faudra que je tâche d'y remédier, quand le temps de la réécriture sera venu. :)
Bref, merci beaucoup, encore une fois. J'espère que la scène suivante ne te décevra pas. :)
Le changement de point de vue au milieu m’a paru un peu abrupt et finalement on ne reste que très peu dans la tête de Binocle.
Détails :
Regarder le dehors le faisait se demander ce qu’au fond, il faisait là : lui faisait ?
Ce dont il était sûr – ce qu'il croyait être sûr –, c'était que Lazare était encore trop jeune pour être tout à fait mis au jour : je ne comprends pas ce que tu veux dire ici, et le début de la phrase me parait un peu bancal (ce dont/ ce que)
Il ne vit pas le visage de Binocle changer lorsque, quelque part entre deux côtes, quelque chose parut se tricoter chez lui : je n’ai pas trop compris ici
J'aime aussi beaucoup la singularité de chacun des personnages, pas besoin de descriptions de quinze pages, en trois phrases et quelques dialogues, les personnages prennent vie à travers les yeux de Lazare !
Difficile de faire des critiques, pourtant j'essaie...
Je suis très rassurée aussi de constater que mes descriptions - que j'ai tendance à penser assez longues et lentes au regard de ce qui peut se faire à l'heure actuelle, dans la litté jeunesse - t'apparaissent aussi précises et aussi nécessaires. Je lutte pour les rendre les plus harmonieuses possibles (ni trop, ni pas assez), mais c'est difficile de juger avec une véritable objectivité. Donc je suis ravie quand on me dit que c'est apparemment pile ce qu'il faut ! <3
Ce chapitre était d'une beauté et d'une force... ! Peut-être, tout simplement, parce qu'il est un poil plus long que les précédents, donc gorgé de plus d'images, et qu'il est porté par un personnage incroyable.
J'ai adoré la description de Loupiote, les dialogues. J'ai ri à l'évocation des dents perdues. Et j'imagine de plus en plus ton histoire sous forme de film d'animation, avec des images étirées et des sens cachés un peu partout.
Et puis, je ne sais pas si c'est fait exprès, mais en trois petits mots, tu as ajouté une dimension complètement nouvelle à ton histoire : c'est quoi, cette évocation de Lazare ayant été "mis à jour"... ?
Merci d'avoir coloré mon début de semaine, et à très vite !
Je suis si heureuse que ce chapitre t'ait plu (pour être honnête, j'attendais ton avis avec impatience et un peu d'appréhension)... C'est de loin l'une des scènes que j'ai préféré écrire, et pourtant elle n'était pas prévue, au début. Loupiote est né comme ça, d'un coup, avec presque une sorte d'aisance qui m'était inconnue, et qui m'a fait un bien fou. Je me suis attachée à lui au moment même où je l'ai écrit. (Et encore aujourd'hui, je trouve ça très bizarre.)
Je suis vraiment, vraiment heureuse qu'il t'ait plu aussi.
Et pour ce qui est du "mis au jour"... Je dois avouer que ce n'était pas un choix de mots très conscient - à un point tel que quand j'ai lu ton commentaire je peinais à savoir où je les avais écrits, ces mots - et pourtant, ils sont étonnamment évocateurs, avec le recul. Peut-être que mon cerveau me joue des tours...
(Mais je ne m'arrêterai pas plus là-dessus, haha.)
J'espère que la suite continuera de te plaire !
<3
J'ai vraiment eu un coup de cœur pour tes descriptions de Loupiote. Et je crois que le plaisir que tu as eu à l'écrire se ressent dans la lecture (je suis certaine que ce genre de "sensations" se transmet via les mots, qu'ils soient bien ou mal écrits n'y changent rien - là, c'est plaisir intuitif et beauté des mots !)
Je passe bientôt lire la suite. Si je ne suis pas à jour, c'est que j'aime bien savoir que quelque part dans le monde, il y a un chapitre de Lazare qui m'attend...
A vite !
On se demande ce qu'il va bien se passer sans avoir une idée d'où tu vas nous emmener. Les comparaisons permettent une visualisation plus simple et précise.
D'ailleurs, je me demandais si tu lisais à voix haute ton texte pour trouver ce qui sonne faux... ?
Loupiote est un drôle de personnage. Je me demande où il va se retrouver dans l'intrigue...
Parfois, je me demande s'il n'y a pas un peu (beaucoup ;-)) de magie dans ce récit !
J'ai beau ne pas avoir vraiment lu d’œuvres ancrées dans le steampunk pur (enfin, je ne crois pas), c'est effectivement un univers qui m'inspire beaucoup !
Et oui, je lis tout le temps à voix haute dès que j'en ai la possibilité, c'est une condition nécessaire pour écrire, chez moi (je suis toujours aussi omnubilée par les sons ^^).
Et pour ce qui est de la magie... Mystère. ;)
<3
Avec ce chapitre, la construction de ton univers (nom des personnages, noms des rues, ambiance, ...) me fait beaucoup penser à Harry Potter. Je te dis ça dans le sens où ton univers est tellement bien construit qu'il est à la hauteur de celui de JK Rowling je trouve. Tu dis en note que c'est un brouillon mais il est déjà pas mal abouti ce brouillon !
Je décèle quelques lenteurs dans les descriptions qui m'ont fait perdre un peu le fil par moment, mais rien de grave. Comme tu le dis, c'est un brouillon et je sais que tu pourras rectifier cela, mais c'est vraiment très léger. Ton texte n'en est pas moins qualitatif :)
Pour les lenteurs je comprends tout à fait, je vais tâcher de travailler ça et quand j'en aurai terminé, j'espère qu'une ou deux plumes accepteront de me faire une Bêta pour que je puisse y voir plus clair.
Merci beaucoup, en tout cas. :)
Je suis en revanche dérouté à chaque fois que tu utilises l'expression "ses yeux" plutôt que "son oeil" lorsque tu parles de Lazare comme dans la phrase : "Lazare cligna des yeux comme une chouette". J'ai déjà relevé dans le texte plusieurs passages où tu évoques ses yeux. Je ne sais pas si c'est voulu mais c'est un peu "confusant" compte tenu du fait qu'il est borgne, une sorte de petit cyclope en quelque sorte...
Pour le reste, je continue de beaucoup aimer cette histoire, tout comme ton style qui n'appartient vraiment qu'à toi...
Concernant ta confusion au sujet des yeux de Lazare, c'est effectivement quelque chose qui m'a beaucoup interrogé durant l'écriture. Pour éviter la répétition du mot "œil" que je maltraite déjà bien assez, je me suis dit que je pouvais à l'occasion utiliser le pluriel pour tout ce qui avait trait au mécanisme de l’œil en général (au réflexe palpébral, surtout). J'essaye donc d'utiliser le singulier pour faire référence à la vue, au regard, à l'observation, etc... et le pluriel pour ce qui relève plus des mouvements créés par le visage de Lazare (il a beau avoir un œil blanc, il est tout de même capable d'écarquiller les yeux, de cligner... tout ce qui relève d'une mobilité réflexe). Je ne sais pas si je suis très claire... Mais je garde ton commentaire bien au chaud pour voir ce que je pourrai améliorer à ce sujet, lors de la réécriture. :) (Et j'aime beaucoup imaginer Lazare comme un petit cyclope, ça renforce son aspect de petite créature un peu étrange...).
Et franchement pour des chapitres que tu estimes ne pas avoir encore retravailler, je les trouve excellent et très bien tel quel !
Je suis vraiment heureuse que Lazare te plaise autant, c'est un personnage que je porte en moi depuis des années et il est rassurant de constater que d'autres gens que moi sont capables de l'aimer. :)
Et concernant l'écriture, je ne suis pas satisfaite du rythme de ces dernières scènes mais il est très plaisant de constater que celleux qui les lisent ne les trouve pas aussi boiteuses que moi.
J'espère sincèrement que la suite de l'histoire continuera de te plaire, la prochaine scène ne devrait pas tarder à arriver. :)
Encore un chapitre que j'ai dévoré, dégusté, adoré. Tes personnages et leurs dialogues sont enchanteurs. Ton narrateur m'impressionne. Il a la particularité d'être au dehors mais de nous faire sentir au-dedans. Là, je dois dire que j'aimerais gérer l'effet de la même manière mais c'est loin d'être le cas. Bravo !
J'arrive au dernier chapitre disponible. Je suis... Triste ! Première fois qu'une histoire me fait autant vibrer sur FPA :)
A très vite !
La question du narrateur n'est pas du tout évidente pour moi parce que j'ai une vision assez imagée des choses et des gens, et que beaucoup pensent qu'il s'agit d'une vision exclusive à Lazare. Même si lui et moi nous ressemblons beaucoup, j'essaye d'insuffler ce ressenti à l'ensemble de l'histoire, sans pour autant déposséder ce personnage de ce qui pourrait le rendre un peu particulier aux yeux des gens. C'est un équilibre délicat. (Je ne sais pas si je suis très claire, d'ailleurs.)
La scène suivante devrait arriver tout bientôt, et elle est aussi importante pour moi, bien que pour d'autres raisons. J'espère qu'elle ne te décevra pas ! <3