– On va où ?
Binocle lui jeta un coup d’œil mécontent, coincé entre son sourcil et les plis de sa joue. A la lumière de ce soleil étonnant, passant par longs filaments capricieux au travers de la fenêtre du fiacre, son visage paraissait encore différent de celui que Lazare croyait avoir découvert jusqu’ici. A l'intérieur, la lumière des bougies et des lampes à huile donnaient à sa peau une texture froissée mais pas vraiment creusée. Et, son œil, bien que contrarié, n’était ici plus sombre du tout. En fait, Binocle avait des yeux si clairs que quand le plein jour tombait dedans, par à-coups, ils paraissaient presque transparents.
– On va où ?
Binocle soupira et sa langue fit un bruit de contrecœur.
– On dit « où va-t-on ? ».
Cela ne répondait pas du tout à la question de Lazare.
– Où va-t-on ?
– Chez le tailleur.
L’enfant se redressa sur la banquette, son œil mort inutilement grand ouvert, jeté par la fenêtre. Il gigota.
– Vous n’allez pas me rendre, alors ?
Le regard de Binocle s’agrandit, lui aussi. Il redressa sa monture sur l’arête de son nez, ses doigts serrés en pince sur le bord du verre droit, comme pour l’observer au travers d’une loupe. Lazare cessa de gigoter et se redressa, pour faire bonne impression.
– Le devrais-je ?
Ne sachant s’il s’agissait ou non d’un piège que les grandes personnes tendent parfois, Lazare s’abstint de répondre mais demeura le dos bien droit, pas tout à fait collé à la banquette. La main de Binocle abandonna son verre et sa tête pencha sur son épaule. Les lunettes glissèrent, comme pour protester d’avoir un instant été replacées contre leur gré. L’enfant eut envie de sourire, mais il se retint – ce n’était pas un moment pour sourire, pas du tout.
Binocle parut alors sur le point de parler à nouveau, la partie supérieure de son corps légèrement tendue vers lui, en suspension. Puis ses épaules s’affaissèrent et son regard glissa sur sa silhouette, insatisfait.
– Nous allons chez le tailleur parce que tes vêtements ne sont pas à ta taille.
Les vêtements de Lazare n’avaient jamais vraiment été ses vêtements, de toute façon. Sous sa cape, il tira sur son veston trop lâche et sa chemise trop courte. Un courant d’air passa sur son ventre et il fit la grimace. Même ses poches avaient des trous pleins d’air – il n’avait jamais rien pu camoufler dans leur vide.
La bouche pincée, il tâcha alors de lisser la flanelle brune de son pantalon, dont les pliures étaient semblables à de larges cicatrices claires, gravées là par des années d’usage. Il remarqua que ses mains tremblaient un peu mais n’en trouva pas la raison.
Le tailleur chez qui Binocle avait son habitude était une dame. Cette découverte déconcerta grandement Lazare qui, à peine arrivé dans l’atelier, fut placé sur une estrade et laissé en chemise. Ses joues lui brûlèrent quand les doigts féminins commencèrent à l’enrouler de rubans – des joues rouges et rondes de quand on ne s’attend pas à être touché.
Elle avait le visage fin et un menton étonnamment pointu. Ses cheveux étaient rassemblés dans un chignon placé bas sur sa nuque, si lâche que de nombreuses mèches s’en échappaient comme des ganses claires que l’on aurait dénouées pour pouvoir mieux respirer. Elle portait d’ailleurs une robe sans corset, ce qui ne lui parut guère convenable pour une vraie dame. Il jeta un coup d’œil à Binocle qui, lui, se tenait en retrait dans un coin.
– Ce ne sera pas long.
Elle lui adressa un sourire doux qui ne servait pas d’excuse.
– Ce serait même bien plus rapide si tu acceptais d’enlever ta chemise.
Les joues de Lazare cuisaient.
– Vous êtes une dame.
– Effectivement.
Ses yeux regardaient son corps par petits coups tandis qu’elle mesurait et réajustait d’un doigt léger. Lazare hésita, le nez soudain penché vers ses cheveux qui sentaient bon le tilleul frais.
– Je... Je croyais que les tailleurs pour messieurs étaient seulement des messieurs. La Moustache disait que son tailleur était un très, très grand monsieur.
La dame se tourna vers Binocle, laissa son sourire s’agrandir puis reprit son ouvrage en le regardant cette fois droit dans l’œil.
– Et il était bien habillé, ce monsieur La Moustache ?
– Non.
La rapidité de la réponse la fit rire d’un éclat bref.
– Alors peut-être aurait-il mieux valu qu’il vienne me voir…
Lazare hocha la tête, comme s’il jugeait la logique de ce raisonnement satisfaisante. Alors, seulement, il consentit à enlever sa chemise avec précaution. Non qu’elle le méritât – elle avait été raccommodée tant de fois qu’il n’était même pas sûr qu’un seul morceau de tissu soit d’origine. Non.
Enlever sa chemise, c’était bien plus que se montrer lui : c’était montrer son bouton.
Le bouton de Lazare était un vrai bouton de vraie redingote : un bouton ancien, fait d’un métal cuivré gravé sur le dessus d’un dessin que le temps avait presque entièrement poli. Lourd, il pendait à son cou tout au bout d’une cordelette plusieurs fois rafistolée, elle aussi, bien trop fine pour supporter comme il fallait le curieux pendentif. Lorsqu’il bougeait, il faisaient vibrer le gros os creux de son thorax d'un frisson doux et tranquille, que personne d’autre n’entendait.
La dame avait haussé un sourcil mais n’avait pas bougé. Binocle, lui, s’était avancé sans rien dire. Lazare se raidit.
– Je ne l’enlèverai pas.
Presque pour la première fois, il regardait par terre. Les poings serrés pour se contraindre à rester immobile, il ne vit pas le regard que les deux adultes échangèrent. La voix souriante de la dame lui parvint de plus loin :
– Ce ne sera pas nécessaire.
Lazare eut froid pendant quelques minutes encore puis reçut enfin l’autorisation de remettre ses vêtements. Lorsqu’il les enfila, ils lui firent l’effet d’être moins à lui que jamais. Comme une peau étrangère.
Alors qu’ils quittaient l’atelier, la dame avait remis sur elle son air serein – l'air de quelqu’un qui sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Cela rendit Lazare curieux.
– Pourquoi vous êtes tailleuse ?
Elle s’arrêta, croisa les mains devant elle, lui sourit.
– Parce que tout le monde a besoin d’un costume pour cacher quelque chose.
Le coin de sa bouche creusait une virgule dans sa joue et ses doigts jouaient un air silencieux et léger dans le vide. Lazare se demanda ce qu’elle avait choisi de cacher, sous son costume de tailleuse. Il ne le lui demanda pas – elle ne lui avait rien demandé, elle. Elle avait respecté son bouton.
Il s’inclina donc bien bas pour la saluer, comme il avait appris à le faire, puis sortit. Son rire clair l’accompagna sans qu’il comprenne bien pourquoi.
Le surlendemain, le bout du jour à peine levé, une petite malle fut déposée sans un bruit à l’arrière du magasin. A l’intérieur – un intérieur bien plus profond qu’elle ne le laissait imaginer – toute sa nouvelle garde-robe attendait Lazare : deux paires de bottines de cuir épais, plusieurs mouchoirs, sous-vêtements, chemises, pantalons, gilets, vestes et vestons – de flanelle, de coton et de lin frais, jamais portés encore, juste à peine assouplis. Sur le dessus, deux petits coffrets de forme oblongue patientaient.
Le premier contenait une paire de gants de peau claire et soigneusement brossée. Lazare les enfila presque sans regarder, les yeux à demi clos comme quand on a peur qu’une sensation ne s’envole. Il peinait à s’expliquer sa joie – une joie de petit garçon futile et gâté. Bien plus encore que les autres vêtements, la perspective de posséder ces gants-ci, à sa taille, le ravissait. Les gants étaient une affaire de grand homme, une affaire très sérieuse. Ils ne se transmettaient pas comme le reste et ne se laissaient jamais tomber : ils s’adaptaient aux doigts de leur propriétaire une fois pour toutes et les protégeaient durablement du reste du monde. Aucun contact ne pouvait plus être froid ou déplaisant, avec de vrais gants.
Une fois, il avait demandé à Miche et Perce-Mur pourquoi des gens travaillaient et d’autres non. Perce-Mur avait grommelé quelque chose sur une histoire de gants blancs qu’il ne fallait pas salir et Miche l’avait puni en fronçant le nez et en plissant la bouche. Puis elle avait regardé Lazare de ses yeux proches et doux.
– Le monde est fait comme ça, mon Za. Certaines personnes ont des mains bien robustes comme les nôtres, des mains qui toucheront tout. Même des choses qu’elles voudraient pas toucher. D’autres portent des gants parce qu’ils ont la peau fine. Il faut pas leur en vouloir.
Elle avait à nouveau jeté un œil furieux à Perce-Mur qui avait eu le bon sens de regarder ailleurs.
– Il faut jamais en vouloir aux mains des gens. C’est ce qu’ils ont dans la tête qui compte.
Puis elle était revenue à son ouvrage avec entrain, ses mains à elle plongées dans un large bac d’eau fumante.
– Si un jour la vie te donne la chance d’avoir de vrais gants, sois content. Ça voudra certainement dire que t’as réussi.
A présent, Lazare se demandait en regardant ses gants ce qu’il avait bien pu réussir pour les avoir. Avait-il seulement la peau fine ? Il ne s’était jamais posé la question.
– Tu n’ouvres pas l'autre ?
Il n’avait pas entendu Binocle arriver, tout près de lui. Celui-ci regardait le second petit coffret, toujours posé sur la pile de vêtements que Lazare avait touchés, un par un, mais n’avait pas osé déplier presque de peur qu’ils ne s’évaporent. Sa bouche ne souriait pas vraiment mais ses grands yeux brillaient.
Lazare se rapprocha, ses gants toujours aux mains, malhabile. Il s’en empara presque solennellement, un peu intimidé d’être soudain regardé. Il ne voyait pas ce qu’il pouvait bien manquer à tout ce qui lui avait déjà été offert. Il n’avait même pas remercié Binocle, sa gratitude engourdie par ses découvertes successives.
Ce petit coffret-ci avait été gravé à son initiale, dans un coin. Lorsqu’il s’en rendit compte, il fut tant ému qu’il resta un moment bête, la nuque droite, immobile. Jusqu’au bout de ses tout nouveaux gants, ses doigts le brûlaient soudain.
Quand, enfin, il se sentit prêt, son œil trébucha sur le loquet, un moment, puis bascula à l’intérieur de la boîte. Là, trois rubans de velours de couleurs différentes se tenaient enroulés comme de gros escargots : un noir d’encre, un bleu nuit, un vert d'ombre.
– Ils sont pour ton bouton. Pour que tu puisses en changer quand tu le souhaites.
Binocle avait la voix des gens qui cachent des choses derrière, qu’on ne peut attraper. Lazare releva son visage tout là-haut, jusqu’au long nez pointu et au large sourcil. Il tenta de comprendre ce qui se passait, là, mais son œil s’était déjà brouillé. Il déglutit avec la désagréable sensation de se battre contre une vague, voulut parler, reporta son attention sur les escargots de velours ras et lisse, très légèrement brillant. Il ne les toucha pas – il n’aurait pas pu, à cause de ses gants. Longtemps, il se contenta donc de regarder l’intérieur de sa boîte. Longtemps.
Quand il s’y arracha, Binocle était retourné à ses affaires et il ne lui avait pas dit merci.
Tes personnages sont crédibles, ça fait du bien
A la première lecture de : "Enlever sa chemise, c’était bien plus que se montrer lui : c’était montrer son bouton." je penses que tout le monde a cru à un furoncle, tu nous as bien eus
Quel dernier paragraphe !
n'en changes pas une ligne.
Je profite d'une coquillette pour faire un retour sur ma lecture jusqu'ici. J'aime beaucoup ce roman, il est touchant, original et plein de poésie. Un vrai plaisir de te lire ! Binocle et Lazare sont aussi attachants l'un que l'autre et on est embarqués par l'envie de découvrir ce qui a bien pu les amener à la scène du premier chapitre.
La coquillette :
-la lumière des bougies et des lampes à huile donnaient à sa peau une texture froissée mais pas vraiment creusée. => j'accorderais au singulier avec "la lumière".
A bientôt,
Claire
J'adore les boutons. Je veux en savoir plus sur ce bouton. Ma passion pour les boutons voit sa curiosité grandir !
Heureuse de savoir que tu aimes les boutons, parce que ce bouton est très, très important pour Lazare (et pas que pour Lazare). J'espère qu'un jour, son rôle te plaira !
Ton style est incroyable, je pense l'avoir déjà dit mais je me répète ! Quelle élégance, quelle fluidité ! Honnêtement, j'ai du mal à trouver quelque chose de constructif à rajouter. Peut-être que pour l'instant, on ne voit pas se dessiner d'intrigue ? Mais c'est aussi agréable de prendre le temps de s'installer dans l'histoire... .
Je ne peux que promettre qu'il y en a une, y compris dans les détails de ces premiers chapitres... Elle n'est pas mise en avant, mais les fondations sont bien là, et les liens à établir entre les personnages en sont une très grosse part.
J'espère que malgré cette lenteur, la suite t'aura plu ou te plaira !
Bref, bravo à toi et désolée à nouveau de ne pas pouvoir être plus utile
Lorsque ce personnage de tailleuse a effectivement toqué à ma porte, je lui ai ouvert avec grand plaisir. J'avais besoin de personnages féminins qui ne soient pas là pour servir, faire figure de mère ou de faire-valoir. Que Binocle ait préféré se tourner vers une femme pour confectionner ses vêtements, juste parce qu'elle est douée et au mépris des usages habituels (les hommes se font faire leurs vêtements par des hommes), ça me semblait tout à fait en cohésion avec lui. Ca me fait plaisir de lire les ressentis des gens vis à vis de ce détail. :)
Je trouve ça toujours aussi ben écrit, et j'aime toujours autant l'ambiance !
Et j'adore comment Lazare une fois de plus, pose son regard sur ce qui l'entoure, tout en y mettant son avis !
Ce chapitre recelait tout ce qu'il peut y avoir de magique dans tes histoires : une ambiance étrange mais douce, des personnages à fleur de peau, des images, et une subtilité à nul autre pareil : moi aussi, je veux en savoir plus sur la signification du bouton, ou plutôt, plus que ça, je veux continuer à me plonger dans la tête de Lazare pour le comprendre un peu mieux.
Merci, et à très vite !
Je suis toujours aussi heureuse de constater que Lazare continue de te toucher, il y a toujours la petite crainte que les lecteur.ice.s se lassent un peu de sa vision du monde...
L'émotion du petit Lazare lorsqu'il découvre ses vêtements est bien réel. Et ce bouton dont on a envi de connaître l'histoire est captivant.
Peut-être mon chapitre préféré !
J'ai beaucoup (beaucoup) aimé ce chapitre. Je t'avoue que je l'ai terminé la larme à l'oeil. L'attention du tailleur (j'apprécie que ce ne soit pas une couturière !) est absolument charmante.
Je viens de réaliser que la relation qui se tisse entre Lazard et Binocle me fait penser à celle de Matthew et Anne dans "Anne avec un "e"" (je pleurais à tous les épisodes). Un homme un peu rustre de façade mais qui cache un vrai trésor : une bonté d'âme sans limite. Du coup, je repense au prologue... Et ça me fait mal au coeur. J'ai hâte de comprendre...
Tes dialogues sont très bons. Ils me "parlent" beaucoup (sans mauvais jeu de mots !).
Bravo encore !
Je ne m'attendais pas à ce que quelqu'un.e soit si ému.e par ce chapitre, et égoïstement, ça me fait tout plaisir. Je suis heureuse de constater que l'attention réservée à Lazare (les cordons offerts pour son bouton) puisse demeurer un peu ambiguë après lecture, que l'on ne sache s'il s'agit d'une directive de la tailleuse ou de Binocle... (Et la question des qualificatifs réservés aux femmes qui travaillent et du genre en général m'importe, heureuse là-aussi que tu l'aies perçu ! La suite de l'histoire s'arrêtera d'ailleurs un peu plus là-dessus, j'espère que ça te plaira tout autant.)
Pour ce qui est de la référence à Anne with an "e", je ne la connais pas encore car cette histoire fait partie des innombrables choses qui attendent que je leur consacre un peu de temps (l'adaptation récente est dans ma liste de trucs à regarder depuis un bon million d'années, j'ai honte)... Mais ça ne fait que me conforter dans l'idée qu'il faut que je m'y mette.
Et enfin, merci pour le compliment sur les dialogues ! Il me fait d'autant plus plaisir que c'est incontestablement l'une des choses avec laquelle j'ai le plus de mal, vu mon incompétence à l'oral.
<3
Toujours aussi sympa de te lire. Il se passe moins de choses dans ce cjapites mais tu arrives à nous captiver avec cette histoire de bouton. Quel est donc sa signification ?
Ce chapitre constitue effectivement une sorte de petite pause dans la narration, de petit souffle, mais il me semblait nécessaire pour permettre à la relation de Lazare et Binocle de se tisser (et notre attachement à eux, de fait)...
Pour ce qui est du bouton, je reste bouche cousue ! Je me contenterai juste de dire que symboliquement, il est important. :)
Il est de plus en plus attachant Lazare ! On ne peut qu'être touché par son inquiétude d'être rendu à l'orphelinat comme un produit défectueux. Ca brise le coeur qu' un enfant puisse concevoir cette idée, et pourtant ça arrive. C'est la peur de l'abandon.
Je me laisse littéralement happée par ton histoire à mesure que j'avance dans la lecture.
Je n'ose pas trop m'attendrir sur les actions de Binocle étant donné le prologue de cette histoire. Je ne sais pas si j'ai tort, mais j'imagine que tu ne me diras rien :D
Bon courage pour l'écriture de la suite !
Je suis heureuse de savoir qu'un lien se crée avec Lazare et que l'histoire te plaît... Je ne dévoilerai effectivement rien concernant Binocle (bien tenté !), si ce n'est que malgré ses défauts et ses actions, c'est un personnage auquel je demeure attachée... :)
J'espère que la suite te plaira autant !