I - Scène I - La bourgeoise qui voulait oublier

Notes de l’auteur : Bienvenue à tous dans mon univers !

Le ciel ne pleurait plus. La densité de ses sanglots avait été éventrée par les girouettes du village. Dorénavant, plus rien ne hoquetait, plus rien ne bruissait, plus rien ne vivait même.

C'était uniquement sur des coupoles étroites, cerclées de doré, taillées en spirale qu'on pouvait toujours apercevoir quelques larmes errer mollement – d'un pas lourd et clair, tonitruant.

Elles glissaient le long des toitures, coulaient dans le serpent argenté qui enlaçait les bâtiments – la gouttière – puis se perdaient dans son estomac de reptile.

Certaines bondissaient au-dessus du serpent affamé pour ruisseler sur le mur ébène des maisons, se nicher entre les volets, emperler les vitrines, poursuivre un acide sillage jusqu'au paillasson poussiéreux des entrées. Sans peine et à tâtons. Au seuil d'un habitat, un morceau de bois s'était écroulé sur le tapis dérisoire, abîmé par la pluie. Des arabesques se gravaient dans son encolure rêche, formant les mots-ci : « Antiquaire à Émotions ».

Les mots ne mentaient pas – jamais. Ce gigantesque écrin de parois montagneuses était bel et bien un antiquaire à émotions, avec du vernis craquelé, des lettres en frisson et des gravures un peu effacées par les années. La Lune aimait cette énorme carcasse architecturale. Chaque nuit, elle se faisait plus ronde, plus brillante et plus argentée rien que pour éclairer cette devanture foudroyée.

Car c'était ici que vivait Julius, la lucarne de sa chambre baignée dans la pâle lumière de la Lune. Julius, au 8 du boulevard des échos, avait toujours vécu seul, et ce n'était pas là pour lui déplaire – bien au contraire. Il aimait la solitude, sentir son unique pas couler, grincer sur le plancher. Jamais il n'aurait désiré avoir quelqu'un avec qui partager ses promenades matinales, ni son café du soir, ni encore son grand lit bancal.

Malgré les années, son esprit demeurait obsédé par sa boutique, et sa boutique seule. Dans ses interminables journées de travail, il ne s'accordait qu'un seul répit, le temps de récurer ses bésicles et d'avaler une lampée de café, non sans y ajouter trois sucres et une pincée de sel. Telle était la routine de Julius.

Ce matin-là, il observait les larmes du ciel diamanter sa lucarne, la pipe à la bouche et sa tasse fumante à la main. Son reflet se découpait parmi les perles d'eau, celui d'un homme de grande taille, baraqué à la manière d'une armoire à glace. Sur la nuit de sa peau se détachait deux bésicles dorées, et rondes comme le cadran d'une montre à gousset. De ses binocles, il éprouvait une certaine fierté. Non pas parce qu'elles lui avaient coûté un bras, mais car elles étaient un héritage familial. Son arrière-arrière-grand-père les avaient portées à la cime de son nez crochu. Et son verre avait beau être rayé, ses branches avaient beau être biscornues, il les chérissait comme on chérirait un précieux trésor.

Il soufflait un rond de fumée parfait quand, à travers le rideau de pluie qui troublait la vitre, il aperçut l'énorme vapomobile de Madame Flavine Coquilledœuf se garer en crachotant. Il fuma une dernière bouffée de sa pipe, but une dernière gorgée de café : l'heure était venue de retourner à ses potions.

D'un geste expert, il remonta ses lorgnons d'or à l'arête de son nez et descendit les escaliers qui menaient à sa boutique. Il s'appliquait à ignorer les grossiers jurons qu'ils lui lançaient au passage. Ils étaient comme ça ; toujours à rouspéter, ces grincheux escaliers.

Julius mit à profit cette descente tonitruante pour épousseter sa vieille redingote à la doublure effilochée et son pantalon en velours aussi côtelé qu'élimé. Il fallait constamment avoir fière allure avec Madame Flavine : ses yeux semblaient être des repères-poussière. Pas la moindre particule ne pouvait échapper à son regard perçant, par-dessus son nez montagneux et son impressionnante couche de cils.

Elle effrayait les chats du quartier.

Parvenu dans sa boutique, Julius passa courtement le plumeau sur son comptoir, sur ses flacons et les reliures des livres en se remémorant la silhouette de Madame Flavine. Avec sa gorge de grenouille et ses robes froufroutantes, la voix qui s'évadait de sa bouche d'ogresse faisait littéralement trembler les murs. Quant à son rire...

 -  … sacrément indiscret, murmura Julius tandis que ses lèvres tordaient un sourire.

Oh, il y avait plus désagréable rire. Et s'il donnait des frissons aux parois de sa piètre demeure, c'était sans doute car ces dernières se constituaient exclusivement de bois. Julius appréciait tout particulièrement le bois. Sa texture rêche le rassurait et son odeur l'aidait à s'endormir, le soir venu. Ainsi, un parfum résineux embaumait continuellement la maisonnée, mélangé à celui du parchemin jauni et de l’encre neuve.

Il frotta une dernière fois son plumeau sur le dos du comptoir – de bois naturellement – les yeux guettant le reste de sa boutique avec perplexité. La Perplexité avait un goût salé mais pour ce qu'il en était de la boutique, son arôme résineux surpassait toute imagination. Épicé, avec une pincée de bergamote – au fond – elle détenait même en soi une certaine aura.

Une aura magique.

D’une bizarrerie étonnante, on demeurait fasciné devant le nombre de machines à la complexité nauséeuse qui pullulaient de partout, de chaque angle, de chaque dessus, de chaque dessous, de chaque recoin. Sur un fauteuil laineux, un automate grésillait de tous les rouages qui se reliaient dans son dos. En équilibre sur ses genoux métalliques, un gramophone murmurait un chant timide – on n'en saisissait le sens que par bribes. Une pendule à coucou, un parapluie s’égouttant et une fumantière s'empaquetaient derrière le pan d’un rideau à la texture râpeuse, et gonflé par la brise.

Un lustre chatoyant et pourtant modeste surplombait un tapis miteux, et la lumière de ses bougies faisait étinceler les reliures des ouvrages, la porcelaine des flacons à émotions, et les bésicles de Julius – bien évidemment. Cela formait comme un feu d'artifice de vieillerie, de tranquillité ravalée. Un sourire coula sur la figure du binoclard, un peu biscornu, mais tellement sincère. Le silence gouvernait ces lieux, un doux silence seulement interrompu par le murmure des ailes d’un papillon de nuit égaré. L’antiquaire venait d'enfiler son allure la plus professionnelle quand Flavine ouvrit la porte à la volée ; sans frapper ni carillonner, comme à son habitude.

Son abondante présence rompit immédiatement ce silence de velours usé, qui s'évada dans le corridor à pas feutrés.

Lentement, comme pour essayer de maintenir le calme plus longtemps, Julius se retourna vers sa cliente.

« Un tourbillon de couleurs » voilà ce qu'elle lui évoquait. Quand cette femme s'exprimait, l'antiquaire avait la certitude qu'un mécanisme dans ses cordes vocales l'incitait à commérer toujours plus ardemment. C'était un mélange si chaotique de graisse et d'os, de dentelle et de breloques que sa silhouette l'aveuglait presque. Sa peau, quelle que fût sa teinte d'origine, était aujourd'hui recouverte d'une substance farineuse.

 -  Comme les nuages sont grincheux, aujourd'hui ! s'exclama-elle en posant son sac-à-main écailleux sur le comptoir, alors que Julius cachait du mieux qu'il pouvait son plumeau derrière son dos. Cette grisaille, c'est pas du gâteau, que j'vous dit. Ça crachote, pendant que les cheminées vapotent, et cette curieuse alliance recouvre la ville de gris ! Regardez comment les cumulus sont noirs ! Si c'est pas d'une tristesse, c'te monde...

Mme Flavine avait pour passion de se plaindre.

 -  Les nuages seront-ils aussi râleurs que mes escaliers ? rit Julius en coinçant son plumeau entre ses pieds.

 -  Ça serait bin possible. Sauf que pour leur part, ils ne couinent, ni ne craquent, ni ne grincent. Enfin, pour l'instant.

Pendant que Madame Flavine s'indignait de toute sa grosse voix, Julius nota ses joues rondes et pourpres, son énorme chapeau à larges bords et les perles qui nimbaient son audacieux décolleté. La coquette femme avait encore tenté de lui plaire, même s'il lui avait à plusieurs reprises affirmé qu'elle aurait davantage de succès auprès d'Octavin, le boucher du quartier. Rien à faire pourtant, Mme Flavine s'entêtait, comme à l'accoutumée.

Tandis qu'elle rugissait et rugissait encore, causant de la pluie et du beau temps, Julius songea que d'ailleurs, cela faisait bien longtemps qu'Octavin ne lui avait pas rendu visite. Avait-il enfin vaincu sa terrible peur du noir ? Julius ne devrait-il plus refaire chaque semaine son stock de flacons à Apaisement ? Cela lui ferait de belles économies, de ne plus recréer de l'Apaisement tous les samedis.

 -  Madame Flavine Coquilledœuf ? Pourrions-nous passer aux choses sérieuses au lieu de barboter ainsi comme de vieux canards ulcérés ? Quelle est la raison de votre visite, cette fois-ci ?

Le masque boudeur de Madame Flavine se fissura aussitôt sur une pâle figure bien poudrée, et bien mélancolique, aussi. Quelques gouttelettes de sueur mouillaient sa nuque aux poils encore hérissés et parée d'un collier d'opales. De ses grands yeux habituellement enflammés n’émanait plus qu’une misérable grisaille semblable à celle qu’elle décrivait il y avait peu. Elle avait l'expression décousue de ceux qui ont perdu leur bobine à bonheur.

 -  Je viens vous acheter un flacon de joie, Monsieur Julius. Mon frère, (elle sortit avec précipitation un mouchoir de sa poche dont la dentelle recouvrit entièrement son large visage décomposé) ...il était déjà malade, le saviez-vous ? Eh bin hier soir, il a réellement cassé sa pipe.

 -  Il est mort, vous voulez dire ? se renseigna Julius, impressionné par la vitesse avec laquelle cette femme pouvait changer d’humeur.

Madame Flavine se moucha plus bruyamment encore ; les murs tremblèrent ; dehors, une feuille se décrocha d'un chêne en un craquement imperceptible.

 -  Oui, il nous a bin quitté.

 -  Oh, murmura Julius, sincèrement touché par cette monstrueuse nouvelle. C'est regrettable. Vous avez dû vous morfondre crûment, cela va sans dire. Voudrez-vous un café, cela vous soulagera peut-être ?

C'était l'un des seuls remèdes qu'il connaissait contre ces choses-là, outre le contenu de ses flacons. L'antiquaire venait de terminer sa tasse, elle musardait encore salement dans son évier, mais en boire une deuxième si rapidement ne le dérangeait pas le moins du monde. Il vidait environ cinq jattes de café par jour.

 -  J'en veux bien. Avec un demi-sucre, s'il vous plaît.

 -  Vos désirs sont des ordres, répondit Julius en entrechoquant ses mâchoires, et allongeant le pas vers sa cuisine poussiéreuse, la démarche aussi rigide que celle d'un réverbère. Pour en revenir à l'usage des flacons, je ne pense pas que vous vendre de la Joie serait la meilleure des idées. Il est totalement normal, selon mon expérience, d'éprouver de la tristesse à la mort de son frère. Il faut juste faire attention à ce que cette tristesse ne vous ronge pas.

La cliente risqua un sourire, mais il sonna si troué, si cafardé, si insensé et si médiocre qu'elle le ravala aussi sec. Julius eut alors une certitude : le vrai, le frais, l'inébranlable sourire de cette femme avait pris la poussière. Elle avait dû le ranger précieusement dans sa garde-robe, bien au chaud sous les tissus soyeux. Quand elle l’époussetterait dans quelques semaines, il serait à nouveau comme neuf, les coutures solidifiées.

Une fois ses lèvres repliées en une moue sinistre, la Sans-Sourire soupira :

 -  C’est entendu. Qu’avez-vous à me proposer, de ce fait ?

Sans répondre, Julius alluma sa cafetière, qui remplit bientôt le silence ambiant de ses ronflements bestiaux. De retour dans sa boutique, l'antiquaire posa sa main, noire, sur celle de Madame Flavine, blanche, comme s'il s'agissait d'un toit ébène. D'un toit protecteur.

 -  Racontez-moi votre relation avec votre frère. En êtes-vous capable ?

En oscillant son énorme figure, les breloques de Madame Flavine se mirent à applaudir de toutes leurs forces – pour on ne sait quelle raison.

 -  Bien sûr que j'en suis capable, s'indigna-elle presque. Vous savez, entre mon frère et moi, c'était pas l'coup de foudre. Mais il n'empêche, il me manque, ce grand marmot !

Dans son élan ulcéré, Madame Flavine poussa d’un terrible mouvement de hanche l’automate et le gramophone qui roupillaient sur le fauteuil. Elle enfonça son énorme postérieur dans le velours du siège sans prendre en compte l’inconfort de ce dernier.

 -  Gosse, dès que j’tins sur mes pattes, mon frère m’a fourré tête la première dans la machine à laver. Pour me venger, j’lui cachais un moteur de vapomobile sous son matelas. On enchaînait les chamailleries comme rien, sous l’œil catastrophé et décomposé d’nos parents. On était plus grincheux que vos escaliers et que ces nuages matinaux réunis, Monsieur Julius. Pour dire !

Elle gloussa. D'un gloussement frêle et décomposé. Un gloussement qui signalait un désespoir palpable.

 -  Puis nous sommes devenus adultes. A cette époque, il possédait une figure étroite aussi tranchante qu'un juron, des joues toutes dorées de barbe. Quand nous cherchions de potentiels prétendants, il faisait des chiquettes de mes jupons de dentelle, j’arrachais tous les boutons d’ses redingotes au canif. A se maltraiter comme ça, on croyait se détester, mais en fait… mais en fait… (Madame Flavine s’étrangla soudain, toussa, cracha, éternua et larmoya, puis reprit l’air de rien :) En fait, je l’aimais bin, ce sacré Jason.

Elle plongea son visage rougeaud de larmes entre ses mains, se décoiffant au passage de son imposant chapeau à larges bords. Quelques bouclettes d'un brun lustré lui rebiquèrent aussitôt sur le crâne. Avec son royal couvre-chef, ses breloques hors prix, sa robe en soie d'un rouge criard et l'espèce de farine qui recouvrait son visage, Madame Flavine s'était certes superbement endimanchée, mais il avait suffit de quelques larmes pour anéantir Le masque majestueux.

« Pas très efficace, la levure de son visage... » pensa Julius en redressant les bésicles au bout de son nez, elles commençaient passablement à se décrocher. « En attendant, sa mélancolie l'a empêché de jurer sur ma boutique encore bien poussiéreuse... »

Julius revêtit un sourire désolé en s'approchant de Madame Flavine. Puis tendrement, il lui remit une jatte de café entre les mains. Il se trouvait démesurément maladroit pour consoler les gens.

Parfois, Julius se demandait vraiment comment il parvenait à fabriquer si bien des émotions, lui qui avait tellement du mal à ressentir de l'empathie pour ses prochains. Mais il trouvait extraordinaire le spectacle de ses clients qui repartaient légers, comme poussière sur la poussière, eux qui s'étaient avancés lourdauds, comme caillou sur caillou. Pour rien au monde il n'aurait cédé la vision de ces contrastes lumineux.

Il plaça consciencieusement ses paumes autour de sa propre tasse. Il aimait sentir la porcelaine brûlante lui réchauffer les doigts. L'antiquaire pensait que cette chaleur, cette progressive chaleur qui engourdissait les doigts, lui redonnait du courage pour affronter les jours à venir. Il rajouta trois sucres et une pincée de sel à son breuvage d'un mouvement machinal, les yeux rivés dans ceux, bleuâtres, de Madame Flavine.

 -  Que diriez-vous d'un échantillon de Tranquillité ? Je pense qu'un peu de repos vous ferait grand bien. Vous êtes extraordinairement nerveuse. Et la mort de votre frère n'arrange vraiment pas la chose...

Madame Flavine le fixa de tout son désespoir, mais la loupiote d'un sourire au creux du regard. De son côté, elle n'avait pas enroulé ses mains autour de sa jatte fumante. Elle brandissait sa tasse par l’anse, auriculaire levé.

 -  Merci infiniment pour votre soutien, Monsieur Julius, gargouilla-elle après une gorgée. Vous êtes vraiment un ange, le saviez-vous ?

 -  Comment ne pourrais-je pas le savoir ? rit Julius dans un éclair de blanc. On me le répète inlassablement !

L'ébauche d'un espoir aux lèvres, Madame Flavine se leva de son siège, son sac-à-main écailleux maintenu contre sa généreuse poitrine.

 -  Je vous revaudrai cela. Combien est-ce que je vous dois, d'ailleurs ?

 -  Deux plumes de bronze seront largement suffisantes.

Julius s'isola derrière son comptoir, heureux de ne plus jouer aux psychologues. Il déposa son café sur le bois du meuble dans un bruit sourd, puis ses mains jouèrent sur le verre des flacons de ses étagères. Il y en avait de toutes les couleurs, de tous les parfums, de toutes les températures, de toutes les saveurs. Les exemplaires exposés dans sa boutique dataient d'un siècle au moins – c'était son arrière-arrière-arrière-grand-père qui les avait érigés avec ses longues mains noueuses, parcourues de veines saillantes et tavelées de taches de vieillesse. Plus on conservait les émotions longtemps enfermées, plus elles avaient de goût, d'efficacité.

Les émotions que fabriquaient Julius actuellement serviraient pour une nouvelle ère – l'antiquaire ne savait laquelle. Ils seraient vendus par son fils, son petit-fils ou encore son arrière-petit fils. Qui porteraient ses bésicles dorées avec fierté.

Julius tressaillit en touchant un flacon étiqueté du mot « Tranquillité » griffonné d'une main nerveuse. Il n'avait pas de descendance, et s'il ne devait pas céder irrévocablement la boutique à un homme de son même sang, il n'en aurait jamais désiré. Il aimait la solitude comme personne ne l'eut jamais aimé.

Jamais il n'aurait voulu se marier, surtout pour avoir une femme qui remplirait sa salle d'huiles parfumées, étouffant ainsi l'odeur familière du bois, du parchemin jauni et de l'encre neuve. Cela serait exactement inacceptable.

 -  Monsieur Julius ? Quittez la Lune et retournez sur Gilding, je vous en prie ! Palsambleu, vos rêveries me semblent si follement intenses... !

En clignant des yeux, Julius s'échappa enfin de sa transe puis scruta la lune rouge qui servait de tête à Madame Flavine. Ses ongles crochus et manucurés dansaient sur les écailles de son sac dans un ballet membraneux. Dans un geste d'impatience.

 -  Je... Excusez-moi, l'implora-t-il presque. C'est que j'ai vraiment peu dormi cette nuit...

L'antiquaire feignit un bâillement, qui parut tromper sa cliente.

 -  Vous aussi, vous devriez prendre un flacon de Tranquillité, roucoula Madame Flavine, et à ce roucoulement de dindon, les murs sursautèrent.

Julius voulut rire lui aussi, mais il fut incapable de déterminer si la convulsion qu'il adressa à Flavine était un sourire raté, ou une grimace réussie. Pour faire diversion, il épousseta le flacon de Tranquillité qu'il maintenait entre ses doigts d'encre et le tendit à sa cliente de tout son sérieux – de tout son sérieux de guingois.

La fiole se taillait dans du cristal du bleu des eaux pures, et le liquide qu'elle contenait baignait de reflets argentés, comme de minuscules fils de satin, ou de gouttières miniatures. Parfois, Julius manipulait les émotions avec des gants, pour ne point les rayer, les abîmer, les déprécier ; pour qu'elles furent dans un total instant de sublimité, de précision, de perfection.

Mais d'autres fois, Julius appréciait le contact froid et cotonneux des flacons sous ses doigts. Il les décapuchonnait alors, les humait, tandis qu'une suave vapeur brillante et velouteuse s'introduisait dans ses narines.

C'était sa manière d'être heureux.

 -  La Tranquillité est constituée de trois cuillères de poussières d'étoiles, récita-il dès son rituel achevé, sous le regard interrogateur de Madame Flavine. De cinq gouttes de jus de Lune, d'une goutte de grenadine, de miettes de pain, de morceaux d'orties, d'une pincée de sucre et de salive de colombe. Buvez-en un soupçon tous les trois jours et si vous trouvez cette mixture assez... acide, je vous conseille de la laisser mijoter une ou deux heures avant de vous en abreuver. Deux plumes de bronze, s'il vous plaît, Madame Flavine Coquilledœuf.

L'échantillon fut troqué contre la somme demandée avec des cliquetis fort plaisants à l'oreille. Madame Flavine rangea précieusement son dû dans son horrible sac écailleux, vraisemblablement cousu dans la peau d'un crocodile. Elle réajusta son chapeau, offrit à Julius son sourire le moins farouche et s'en fût dans un impressionnant vacarme de perles.

Une fois qu'il entendit sa vapomobile démarrer en vrombissant, crachotant et jurant, l'antiquaire prit une nouvelle lampée de son café. Le silence revint de son pas de chat, embauma la pièce d'une atmosphère poussiéreuse ; la dentela ; s’allongea dans le fauteuil inconfortable, frissonna dans son cocon à la fois doux et compact.

Julius sourit dans un bruit de vent qui s'éloigne, un bruit qui ne chassa pas Silence pour autant. Oui, sa journée venait à peine de commencer et déjà, il souriait.

 

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Edouard PArle
Posté le 12/11/2022
Coucou !
C'est super intéressant ce concept de vendeur d'émotion ! L'ambiance de la boutique de Julius, un peu poussiéreuse est très bien rendue par tes superbes descriptions. Les dialogues sont finement écrits, les petits accents rendent les échanges entre Julius et sa cliente plus authentiques.
Il y a des passages très beaux, poétiques. L'incipit notamment est très sympa !
Mes remarques :
"mais il avait suffit de quelques larmes pour anéantir Le masque majestueux." -> le ? (ou c'est volontaire ?)
"comme personne ne l'eut jamais aimé." -> ne l'avait jamais ?
Je poursuis ma lecture !
Pluma Atramenta
Posté le 13/11/2022
Wouah, merci beaucoup pour cet encourageant commentaire ! En effet, la majuscule est volontaire, même si le rendu n'est peut-être pas très joli...
Je file répondre à tes autres commentaires !
Lenù
Posté le 08/02/2022
Chère Pluma,
Je suis nouvelle sur ce joli site de plume d'argent mais chaque fois que je me dirige vers une histoire, je me retrouve à lire une des tiennes (coïncidence ?... Je ne pense pas ;) ). Non plus sérieusement j'aime énormément le style de tes histoires, j'ai l'impression de lire des poèmes en proses sur toute leur longueur avec une musicalité, un rythme et des images très vivantes. je me régale donc comme en plus cela sert ici une histoire que j'ai hâte de découvrir plus avant dans les prochains chapitres !!
Pluma Atramenta
Posté le 10/02/2022
Oh <3
Merci pour cet adorable commentaire et, plus encore que dans celui de Dominos, bienvenue dans l'univers de Plume d'Argent !
En espérant que la suite te plaise,
Pluma.
JeannieC.
Posté le 26/10/2021
Salutations, Pluma !

Un petit peu de temps devant moi cet aprèm' - l'occasion donc de passer découvrir ton univers, dont les premiers aperçus par la lucarne de ton journal de bord m'avaient bien enthousiasmée.
Et tout de suite je dois dire que ton style me plaît beaucoup <3 Tout à fait le genre d'écritures qui me séduisent, avec un beau sens des images, des paysages qui ont leur vie propre comme ce ciel pleurant au début, et un petit cachet "à l'ancienne" (sous ma plume c'est un compliment) dans les rythmes posés, la petite musique créée par certains effets de phrase.

Quelques tous petits chipotages au fil de la lecture ~
>> "avec du vernis un peu craquelé, des gravures un peu effacées par les années." Autant j'aime bien certains effets de redite, autant là je ne suis pas convaincue pour "un peu" - surtout avant "craquelé" qui a déjà une nuance de "un peu" dans son sens même -
>> "Malgré les années, son esprit demeurait complètement obsédé" Pas certaine là pour "complètement", pour moi "obsédé" est déjà très fort en soi

A part ces bricoles, rien à dire, c'est séduisant. En quelques images, tu brosses des images très efficaces. On visualise immédiatement l'intérieur de cet antiquaire, que j'imagine avec des couleurs chaudes, un mélange de boiseries et d'éléments plus moderne à la steampunk, le tout très bien rangé et régulièrement soigné par ses coups de plumeaux - mais tout de même marqué par certaines petites usures qui donnent son âge et son épaisseur à l'endroit.
Julius est lui aussi tout de suite attachant et bien campé, avec son lorgnon, ses cercles de fumée... Plusieurs touches d"humour très plaisantes aussi - cette Madame Coquilledœuf, les chats du quartier, et ces dialogues plein de poésie et de saveur. Quant aux dialogues, je les trouve pleins de jolies trouvailles dans le vocabulaire et les associations d'images, j'ai souri à plusieurs reprises. J'ai adoré "la figure étroite tranchante comme un juron" entre autres.
Bref un récit et des personnages qui s'annoncent hauts en couleurs, et traversés par ailleurs de l'empreinte évidente du théâtre, ce qui là aussi m'emballe tout de suite. Curieuse du reste de voir où tu vas nous emmener, avec cette belle idée narrative des émotions mises en flacons. Un petit côté Hoffmann et une pensée pour ses contes fantastiques dans ce que tu campes par ici

Un plaisir !
Je repasserai prochainement :D
Pluma Atramenta
Posté le 29/10/2021
Coucou Jeannie !

Je suis ravie de te retrouver ici, dans ce grand et poussiéreux ici qu'est la boutique de Julius <3 Bienvenue dans mon univers ! Beaucoup de ce que tu relèves me touche infiniment : "j'imagine avec des couleurs chaudes, un mélange de boiseries et d'éléments plus moderne à la steampunk, le tout très bien rangé et régulièrement soigné par ses coups de plumeaux - mais tout de même marqué par certaines petites usures qui donnent son âge et son épaisseur à l'endroit." Je suis comblée par cette description qui correspond si bien à l'effet voulu <3
Merci, merci, merci (...et merci pour les "bricoles" relevées ! ;)) Je vais conserver ce commentaire tout précieusement.
Hâte de cueillir ton avis sur la suite !

Puisse ton inspiration s'étirer jusqu'aux étoiles <3
Pluma.
Grisélidis80
Posté le 27/09/2021
J'apprécie beaucoup votre style , cela me rappelle la verve d'Hervé Picart qui a écrit douze livres dans son univers de l'Arcamonde, je vais de ce pas lire la suite.
Pluma Atramenta
Posté le 05/10/2021
Merci beaucoup pour ton passage !
sifriane
Posté le 19/07/2021
Tu allonges ma PAL Pluma :)
J'ai un coup de coeur pour Julius, il est si attachant.
Ta plume est très affirmée ici aussi, très poétique. Tu as un vrai style.
A très bientôt
Pluma Atramenta
Posté le 20/07/2021
Haha, j'espère quand même que ta PAL ne m'en voudra pas trop... Merci infiniment pour ces lectures <3

A très vite !
Pluma.
Laure Imésio
Posté le 11/07/2021
Bonjour,
C'est très réussi pour un premier chapitre ! J'ai adoré ton style, certaines phrases sont de petits bijoux. De belles trouvailles. Le personnage est attachant et une boutique à émotions, je trouve l'idée géniale. On aimerait pouvoir la fréquenter parfois. Les sens sont très présents et on respire atmosphère des lieux. Bref , tu as l'étoffe d'une grande !
Pluma Atramenta
Posté le 12/07/2021
Oh, quelle belle surprise ! <3 Merci infiniment à toi ; ce chapitre étant actuellement en réécriture, le fait qu'on puisse le trouver abouti tel quel me rassure grandement.
N'hésite pas à ajouter mon texte à ta Pile à lire si tu veux poursuivre ta lecture !

A bientôt, j'espère !
Pluma.
Elena
Posté le 29/06/2021
Décidément, j'apprécie beaucoup ta plume et les univers que tu parviens à créer ! De plus, on s'attache vite à Julius !
Continue comme ça c'est vraiment super !
Pluma Atramenta
Posté le 01/07/2021
Ah, te voilà ! ;) Merci beaucoup, beaucoup pour chacun de tes petits messages, ils me touchent de façon montagneuse <3
Elena
Posté le 01/07/2021
C'est gentil à toi de dire ça !
Je te souhaite bon courage pour la suite !
dodoreve
Posté le 16/04/2021
Coucou Pluma Atramenta, me voici enfin sur cette histoire !
"Le ciel ne pleurait plus." Et ce premier paragraphe <3 J'aime énormément la pluie alors forcément, tu me prends par les sentiments. Et j'aime bien qu'on me prenne par les sentiments au début d'une histoire.
"Elle avait l'expression décousue de ceux qui ont perdu leurs bobines à bonheur." Toutes tes phrases sont très jolies, mais celle-ci je la trouve chouette :)
Je vois dans les autres commentaires qu'on a déjà comparé ce chapitre à la tranquillité du flacon dont il est question et c'est bien vrai ! L'ambiance est très agréable, et les mots filent sous nos yeux, c'est agréable.
Pluma Atramenta
Posté le 17/04/2021
Merci infiniment pour ces doux mots, Dodoreve ! <3 (ce commentaire, lui, est incontestablement agréable, c'est sûr !) Je suis enchantée de te voir pointer le nez par ici, tu peux me croire :)

A très vite !
Pluma.
noirdencre
Posté le 04/01/2021
Je suis content de retrouver ton univers magique!
Arrivant du Miroir des Univers, j'ai l'agréable surprise de découvrir une écriture qui a gagné en assurance, ton style s'affirme, toujours aussi riche mais plus sobre à la fois, plus maîtrisé avec un français nettement plus soigné !

Tes personnages sont toujours aussi croustillants et les descriptions d'une saveur incomparable.

Que de progrès !

Bravo !
Pluma Atramenta
Posté le 04/01/2021
Bonjour !

C'est toujours un plaisir de voir les lecteurs des aventures d'Annie plonger dans celles de Julius ! Ce commentaire-ci sonne extrêmement encourageant ; merci beaucoup, beaucoup !
Pour l'écriture, je progresse en fait tellement vite que parfois, quelque part, c'en ai même un peu décourageant. A chaque fois, je perds de l'estime pour mon ancien projet, et m'époumone à l'écrit à travers le nouveau avec une dose plus forte encore de détermination. Mais j'ai peur que trop de projets finissent à la trappe, avec ça... En revanche, je compte bien tenir le coup avec le Miroir des Univers et l'affiner et l'affirmer de mon mieux avec ma relecture/réécriture.

A bientôt, j'espère !
Pluma.
Jaldaara
Posté le 06/11/2020
On se laisse prendre par ta plume, l'ambiance est posée et on y entre avec plaisir: les ingrédients des potions, la dame quelque peu embêtante et le protagoniste original.
Pluma Atramenta
Posté le 06/11/2020
Oh ! Un énorme merci à toi ! <3
Sklaërenn
Posté le 14/08/2020
Comme sur ton autre histoire, je retrouve ton style poétique qui nous emporte sous ta plume. On arrive à la fin sans s'en rendre compte tant le tour se lit facilement. J'ai beaucoup apprécié quand il a donner les ingrédients pour la tranquillité. Je me posais justement la question 😍

Sinon j'ai remarquer que tu mettais des majuscule aux incités. Normalement c'est toujours une minuscule. C'est une exception, mais c'est la règle 😉

Et pour le à majuscule, le raccourci sur clavier c'est: alt+0192 😊 en dehors de ça, je n'ai rien à redire.
Pluma Atramenta
Posté le 14/08/2020
Merci pour ton commentaire ❤️ Décidément, tu me gâtes ! Merci pour cette remarque, je prends note ! En espérant te revoir bientôt... ^^
Romiklaus
Posté le 04/08/2020
En un mot : envoûtant.
J'ai adoré ta manière de raconter la pluie, les bruits, les apparences. Tes métaphores filées et tes adjectifs délicieusement choisis font la richesse de ton texte. On s'imagine sans effort mais avec grande précision la boutique de Julius, les vêtements de Madame Flavie ou encore les escaliers de la maison.

J'aime beaucoup le caractère solitaire que tu as donné à Julius, y compris son manque d'empathie ; j'avoue m'y retrouver. L'univers que tu construit fil par fil est attirant, sans pour autant nous forcer à poursuivre la lecture à tout prix. Cela nous laisse le temps d'intégrer tout les détails que tu sèmes au fur et à mesure de l'histoire, chose très agréable puisqu'elle nous fait redécouvrir le décor encore et encore sans nous assommer avec des passages descriptifs entrecoupés de scènes d'action.

En résumé, lire ce chapitre m'a apaisé l'esprit - à croire que les fioles de Tranquilité ont traversées mon écran - et j'espère bien pouvoir lire la suite très prochainement !
Pluma Atramenta
Posté le 05/08/2020
Whaouh, je crois que tu viens de me prescrire la fiole à Soulagement ! Merci infiniment pour ce commentaire, il embellit ma matinée ^^
Comme j'ai également un autre projet sous le bras, la suite de Dominos mettra du temps à arriver, j'espère que tu seras patient... En tout cas, merci <3
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