.I. Partie 2

Par Filenze

En examinant le collier, Amédée vit que le freyr était la propriété d’Ivram Brejvik, marchand de son état. La distance maximale d’éloignement avait été réglée à huit lieues au-delà desquelles sa tête devait tomber… et il semblait déjà bien éloigné. L’idée lui vint de l’abandonner à son sort. Il s’agissait d’un esclave et nul témoin ne pourrait l’accuser d’avoir rompu son serment. Cependant, celui-ci était gravé dans sa mémoire et dans sa chair : « les créatures au sang noir tu tueras, les créatures au sang rouge tu protégeras, les hommes au sang bleu tu serviras ». Dans un soupir, Amédée sortit à nouveau sa carte de l’Enclave et, à l’aide d’un compas, traça un cercle de huit lieues autour de l'endroit où ils se trouvaient. Il y avait un village de charbonniers, Suifbois, au-delà d’une crête voisine. C’était le seul endroit sensé où trouver un marchand en ces terres, si toutefois l'avant-poste existait encore.

Cela allait retarder son voyage, mais après tout, celui-ci durait depuis tant d’années que ça n'avait plus d'importance. Amédée alluma une torche avant d’éteindre le feu et ils se mirent en route, son protégé maintenu contre son ventre dans le pli de sa cape. Cette promiscuité lui permettrait de réagir immédiatement si d’aventure la direction avisée était fausse. Kenchra repartit d’un pied sûr dans la descente, marchant aisément entre les sapins à la lueur de la torche. Cette dernière dissuadrait les monstres d’approcher, mais était inutile aux voyageurs dont les yeux perçaient l’obscurité. Le sentier était traitre et serpentait en lacets, mais Kenchra était une monture à nul autre pareil : habile croisement des agiles et endurants chevaux du sud avec les puissants destriers du nord, il avait reçu la grâce de célérité du Prieuré des Ombres. Il portait Amédée sans difficultés par monts et vaux depuis des années.

Ils atteignirent le pied du col de la tour de garde et s’engagèrent dans une nouvelle escalade. Amédée vit avec soulagement que le freyr respirait plus aisément et qu’il n’y avait pas d’erreur dans le choix de sa trajectoire. Il était épuisé et se laissait gagner par la léthargie, acceptant son sort semblait-t-il. Les légendes narraient que les freyres avaient été des divinités dans les temps immémoriaux, bien avant la naissance des hommes. Ils formaient alors un peuple doué d’immortalité. Le renard sombra dans le sommeil. Il était difficile d’y croire lorsque tout ce que les hommes avaient sous les yeux était ces créatures faibles et amoindries, brisées par des siècles de servitude et de fers, condamnées à user de leurs dons subsistants pour amuser leurs maitres.

Après le second col, Amédée estima qu’ils avaient parcourus trois lieues. Ils perdaient de l’altitude et le paysage changea, d’abord subrepticement, puis très franchement. La forêt de connifères était rythmée d’arbres feuillus plus imposants et se clairsemait par endroits. Des arbres abattus avaient été laissés à sécher afin d’être débités puis montés en meules pour en faire du charbon. Des chemins d’élagage zébraient les bois en de violentes saignées qui convergeaient vers le sommet dégarni d’une colline. Ils avaient quitté les hauteurs de la chaîne de l’Istirion pour redescendre sur les terres du Royaume du Felden oriental, mais outre les exploitants de la forêt, la région était sauvage. Les hautes meules des charbonniers rougeoyaient dans l’obscurité comme des petites lueures d'espoirs dans les ténèbres. Amédée passa sa cape dans sa ceinture afin d’arrimer son protégé à son ventre, puis flatta l’encolure de Kenchra :

« Tiens toi prêt à fuir, l’apparition d’un cavalier noir sorti des montagnes risque d’effrayer les charbonniers. »

Ils évitèrent tant que possible les clairières habitées. Entre les troncs sombres, il était possible de discerner des huttes toutes en longueur, faites d’une épaisseur de branchages sommairement disposés en deux pans inclinés. La torréfaction et la carbonisation du bois requéraient des températures infernales qui dissuadaient les monstres nocturnes et les créatures sauvages d’approcher... la plupart du temps. Les seuls êtres éveillés qu’ils croisèrent étaient des chèvres attachées au bout de longues cordes et quelques mulets, regroupés dans les clairières. Ils franchirent le cours d’eau qui marquait le fond de la vallée et les séparaient de la butte de Suifbois, puis s’engagèrent dans la dernière montée. Ils quittaient le couvert des arbres pour s’approcher des palissades qui enserraient le hameau. Soudain, à l’approche de la torche venue du sentier nord, une série d’aboiements hargneux retentirent. Ils se transmirent de gueules en gueules comme une trainée de poudre, si bien que tous les chiens des charbonniers de la forêt devaient à présent trépigner, crier, sauter au bout de leurs longes tendues.

« C’est peut-être mieux ainsi. Ils viendront à ma rencontre. »

Ils s’étaient arrêtés à mi-chemin. Des cris humains retentirent, des torches s’allumèrent et la porte percée dans la palissade de Suifbois s’ouvrit sur cinq silhouettes. Dans leur dos, trois autres charbonniers et leurs chiens encordés arrivèrent par la route qu’ils venaient d’emprunter. Amédée, grâce à son ouïe aiguisée, put saisir leurs paroles pleines de crainte alors qu’ils approchaient, pics et pieux en avant :

« Qu’est-ce qu’ça là ? »

« C’est un démon des montagnes ! Maligne vilaigne beste ! »

« T’as d’jà vu ces bestes là sur des ch’vaux toi ? »

« Non mais y s’rait ben capable d’nous illusionner pour mieux nous empaumer ! » 

« ‘tention ! Le v’là qui bouge ! »

Amédée avait tendu ses paumes ouvertes en signe de paix. Ils s’arrêtèrent à une distance raisonnable de l’étalon qui s’était mis à piaffer. Ils l'encerclèrent, cachés derrière leurs pieux et leurs chiens grondant. Amédée pris les devants :

« Suis-je bien au hameau de Suifbois ? »

Les faces des charbonniers trahirent leur étonnement. Ils ne s’attendaient pas à l’entendre s’exprimer dans un langage humain, et certainement pas avec une voix aussi douce.

« Plus d’Suifbois ici, l’a été détruit il y a dix cycles d’ça ! Qu’est-ce qu’vous cherchez démon ?! »

« Je ne suis pas un démon. Je voyageais vers Gaste lorsque j’ai trouvé une chose appartenant à un marchand nommé Ivram Brejvik. Le connaissez-vous ? Est-il ici ? ».

Le silence de l’assemblée accueilli ses paroles, rompu par des aboiements. Ils étaient vêtus de haillons plus de cent fois rapiécés et se serraient les uns contre les autres pour se donner de la force, encrassés jusqu’aux plis de la peau de suie noire. Leurs yeux apparaissaient démesurés dans la pénombre alors qu’ils détaillaient le cavalier.

« Y’a qu’les démons qui viennent du nord, des monts maudits d’Istirion et d’la grand’ mer oscillante ! J’vous crois pas ! »

« C’est vous aut’ l’intrus, dites-nous qui vous’êtes et on décidera si faut vous tuer tout d’suite ou pas. »

Les battements frénétiques de leurs cœurs étaient audibles à ses sens, ainsi que l’odeur de la panique qui émanait de leur sueur. Amédée, qui n’avait pas bougé d’un centimètre à la façon des dompteurs qui tentent de gagner le cœur de créatures effarouchées, déclara d’un ton calme :

« Je ne vous veux aucun mal. Je suis Lame Noire. Tombétoile est mon nom. »

Il était difficile de saisir les expressions successives qui apparurent sur les faces de l’assemblée. L’effarement était sans doute la plus prégnante, car s’il existait une chose aussi redoutable à leur yeux qu’un démon, c’était bien un guerrier créé pour lutter contre lui. Ils carrèrent les épaules sans baisser leurs pieux. L’effarement passé, tous prirent la parole en même temps. L’un d’eux imposa le silence en criant des mots de dialectes qui échappèrent à Amédée, et demanda :

« Comment qu’on sait si vous mentez pas ? »

Amédée, avec des gestes lents et comptés afin de ne pas effaroucher son auditoire, passa sa jambe par-dessus le dos de son cheval et mis pied à terre, puis, posa doucement un genou au sol sans quitter la foule des yeux. Les voix s’étaient tues, les aboiements suspendus, tous fixaient la silhouette qui présenta devant eux une épée dont la lame faisait douze paumes de long.

« Voici Tombétoile, la Lame qui m’a choisie et pour laquelle j’ai prêté serment. »

Ayant dit cela, sa poigne ferme dégaina la lame, révélant l’ouvrage magnifique qui présentait un léger évasement en langue de carpe avant de se terminer en une pointe effilée. Elle rougeoyait. L’auditoire apeuré avait reculé de quelques pas à la vue de l’acier noir, indécis quant à l’attitude à adopter. Les yeux d’Amédée se plissèrent légèrement, une silhouette approchait au-delà des torches qui l’aveuglaient.

« Qu’est-ce que c’est que cet attroupement ?! »

Un homme en armure était descendu du village et interrompit leur échange. Il n’arborait aucun blason et son armure comme lui-même, n’étaient plus de la première jeunesse. Il n’avait ni la tenue des militaires, ni la noblesse des chevaliers ce qui faisait certainement de lui un mercenaire. Sans considération pour les charbonniers, il les écarta d’un revers de bras et vint à la rencontre de l’intrus.

« Qu’est-ce que vous fichez ici et qu’est-ce que vous voulez ? »

- M’sieur Drovak, c’est un monseigneur Lame noire qui nous vient d’là forêt maudite qu’il dit !

L’homme suspendit soudain sa marche et détailla à son tour Amédée, s’arrêtant sur la lame. Amédée se releva et précisa :

- J’ai trouvé quelque chose appartenant au marchand Ivram Brejvik sur les contreforts de l’Istirion cette nuit. Connaissez-vous cet homme ?

Le mercenaire répondant au nom de Drovak demanda, de la suspicion dans la voix :

- Comment mon employeur aurait égaré quelque chose sur les contreforts de l’Istirion? Le point le plus éloigné que nous avons atteint dans ces bois est cette butte de la Tête cendrée!

Amédée ouvrit alors sa cape et dévoila l’esclave freyr sous sa forme de renard. Ce geste vif faillit faire éclater le cercle des charbonniers comme une bulle. Sans tenir compte de ces émois, Amédée poursuivit :

« Vous lirez vous-même ce qui est écrit sur le collier de fer de cet être. Maintenant que ma tâche est accomplie, je vais reprendre ma route. »

Accompagnant la parole du geste, le Lame noire posa le renard au centre du cercle des charbonniers. Les longes des chiens se tendirent et leurs gueules écumèrent de convoitise. Puis, tournant le dos au mercenaire, le guerrier ajusta ses rênes et s’apprêta à se remettre en selle. Le mercenaire ne quittait pas le nouveau venu des yeux cherchant semblait-il un argument pour retarder son départ.

- Attendez ! M. Brejvik voulait savoir ce qui a ameuté toute la forêt et je pense qu'il voudra vous remercier de lui avoir rapporté son « petit trésor ».

Voyant que le guerrier suspendait son geste, Dvorak continua:

- Votre devoir sera rempli quand l'esclave aura retrouvé la protection d'son maitre, non?

Capitulant, Amédée ramassa le freyr métamorphosé et rejoignit Drovak en déclarant:

- Montrez-moi le chemin.

Ce dernier pris la direction du hameau fortifié trônant au sommet de la butte et ne put s’empêcher d’ajouter :

- Et vous ne vous êtes pas donné ce mal pour ne pas demander une petite récompense, Lame noire ?

Il y avait du dédain mêlé de crainte dans sa voix, à la façon des hommes qui moquent ce qui leur fait peur et ce qu’ils ne peuvent comprendre pour en réduire l’emprise sur leur destiné.

- Je n’ai pas d’intérêt pour les récompenses dont vous parlez, mais je pense que nos natures sont trop différentes pour que vous compreniez cela, mercenaire.

Dvorak ne releva pas le cynisme qui teintait la voix aux tonalités de velours d’Amédée et préféra enchaîner : 

- Je comprends parfaitement, vous êtes comme ces Prêtres mendiants d’Ishard, vous refusez les possessions et les attaches terrestres.

- à la différence que ces Prêtres sont admirés pour leur effort de privation, or, on n’a pas besoin de se priver lorsqu’on ne ressent pas la nécessité.

Le mercenaire, qui s’essoufflait dans la montée de plus en plus abrupte vers le hameau de Tête cendrée, coula un regard en biais à Amédée. A ses yeux, le guerrier Lame noire avait un aspect étrange, il semblait absorbé dans la contemplation des ombres nocturnes, sa respiration était profonde et régulière et la pente ne semblait pas lui poser de difficultés. Malgré ces constats, un autre s’imposa :

- C’est la première fois que je vois un Lame noire, je vous imaginais plus grands et plus forts.

En effet, Amédée avait une silhouette longue et le port de tête haut qui donnait l’impression de grandeur, mais en réalité sa taille était inférieure à celle de la majorité des guerriers. Ses épaules carrées amplifiées par le port des épaulières renforcées et sa poigne de fer n’indiquaient aucune faiblesse et seul un fou l’eut sous-estimé. Néanmoins, son visage ne portait nulle trace de barbe, son nez était droit et long avec des narines aux ailes relevées, ses pommettes hautes et ses lèvres pleines. Un profil d’oiseau de proie. Quelques rides d’expression marquaient le coin de ses yeux sombres et son front, mais il était impossible de lui donner un âge et, enfin, une cicatrice nacrée barrait l’arrête de son nez près de la racine, mais dans l’ensemble, ça n’était pas le visage d’un guerrier menaçant.

- La force des Lames noires n’a rien d’une caractéristique physique perceptible à l’œil nu.

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Isapass
Posté le 17/11/2020
Je ne vais pas insister sur la ressemblance avec le Sorceleur (qui n'est sûrement pas pour me déplaire, de toute façon), mais j'insiste sur la maîtrise de ta plume et de la structure narrative ! Quel plaisir ! La lecture se fait sans effort et ton ecriture est juste assez exotique pour que le dépaysement soit au rendez-vous. Quand je dis exotique, je parle de tout le vocabulaire et des quelques tournures liés à la fantasy médiévale, hein, pas de langue étrangère !
En tout cas je suis enthousiaste !
J'ai juste un peu peiné à comprendre l'histoire du collier et de la zone des huit lieues, au début, mais j'ai fini par raccrocher les wagons avec l'explication sur la carte.
Je continue !
Filenze
Posté le 29/11/2020
Merci pour ton enthousiasme! C'est très encourageant :) j'espère que le développement de l'intrigue va te plaire! Oui, je pense que la coupure d'un chapitre à l'autre ne doit pas faciliter la compréhension du collier serreur (qui n'est déjà pas très clair)... Je retravaillerai cela à la réécriture. Merci de l'avoir relevé :)
Eldir
Posté le 09/10/2020
Bonjour, j'en arrive à la fin de ce deuxième chapitre et je dois dire que je suis enthousiasmé par votre histoire et par le monde dans lequel elle se déroule. Il y a tout ce qu'il faut de mystère et d'action.

j'aime beaucoup aussi la façon dont vous écrivez il y a suffisamment de détails pour que le lecteur s'imagine sans peine le décor et l'action mais rien d'inutile qui ralentirait le rythme.

Le seul détail que j'ai relevé est une petite typo : "Capitulant, Améée ramassa " ==> le D est partit en vacance loin de ces mercenaires cyniques et de ces charbonniers craintif.

Merci pour cette super histoire, je vais lire la suite dès que j'aurais quelques instants.
Filenze
Posté le 09/10/2020
Bonjour Eldir, merci beaucoup d'avoir relevé ce "d" manquant! Je l'ai remis à sa place :) Et merci pour ce commentaire encourageant. A la relecture, je trouve le début peut être un peu lent, mais que cela te donne malgré tout envie d'en savoir plus me réjouis :D.
Soul_i_an
Posté le 20/07/2020
Super chapitre ! J'ai rien à dire d'autre, que j'adore ton écriture et l'univers qui se dessine et promettant un magnifique tableau.
J'attends de voir où je vais être emporté.
Filenze
Posté le 20/07/2020
Merci beaucoup! Vraiment ça m'encourage énormément :). J'espère réussir a maintenir cet élan dans la suite de l'histoire
Benebooks
Posté le 12/06/2020
C'est très sympa ! Pour la plume rien à redire, juste quelques coquilles :
-Au début le mot "lieues" est répété bien trop de fois en seulement quelques phrases. Pour les distances précises, ok. Mais l'expression "cent lieues à la ronde" peut être remplacée par une autre
-ensuite au dialogue "A la différence que ces prêtres [...]", il manque la majuscule au début ainsi qu'un "r" à prêtres
Je crois que c'est tout !^^
Filenze
Posté le 12/06/2020
Wow :D Merci beaucoup pour ta réactivité et tes commentaires! Tu as bien raison, je n'avais pas vu cette répétition de "lieue"! Et oui, ce sont des prêtres pas des prête! (ahahaha oups). Je vais m'empresser de corriger! J'espère te retrouver au prochain chapitre!
Benebooks
Posté le 12/06/2020
Oui avec plaisir!
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