.I. Partie 1

Par Filenze
Notes de l’auteur : Bonjour à toutes et à tous. Ce récit a été écrit comme un roman "fleuve". Il propose une succession d'histoires qui relatent les différentes aventures du personnage principal avec un fil rouge qui émerge petit à petit.
Je vous souhaite la bienvenue dans cette première histoire et j'espère avoir vos retours sur l'ambiance et sur le style. C'est un univers sombre et violent que j'y dépeins, teinté d'horrifique, mais j'espère intriguant et intéressant. Bonne lecture !

Amédée menait son cheval au pas à travers les hautes herbes des pâturages. Celui-ci en profita pour étendre son encolure et attraper du bout des lèvres les brins les plus accessibles. L'étalon était fourbu et le feu qui animait habituellement ses mouvements n’était plus que braises. Amédée souleva le quartier de sa selle et désangla légèrement afin d’atténuer le contact du cuir contre la peau de l'animal et, d’une pression des mollets, l’encouragea à tenir la cadence.

« Tiens bon Kenchra, nous ferons halte au sommet de cette crête ».

En réponse, le destrier poussa un peu plus fort sur ses jarrets, entamant la dernière montée de la journée avec une énergie redoublée, et tous deux s'enfonçèrent dans la pénombre des sapins. Ses sabots ferrés attaquaient la terre meuble et rouge du sentier dans un martellement étouffé. Les cliquetis et le grincement de ses harnachements paraissaient assourdissants dans l’atmosphère calfeutrée des lieux. A leur approche, les oiseaux s’élançaient d’arbre en arbre en pépiant furieusement, brisant les branches mortes dans le froissement paniqué de leurs ailes. Ils étaient manifestement guère habitués aux visiteurs. Les êtres humains avaient abandonné la région de l’Enclave au cours du siècle précédent, seuls quelques irréductibles natifs subsistaient, regroupés à l’orée de cet océan végétal.

Le sentier étroit tracé par les animaux s’élançait vers le sommet dans un escarpement de plus en plus aigu si bien qu’Amédée décida de mettre pied à terre et dû s’agripper aux racines des épicéas pour faciliter son ascension. La fatigue n’avait pas gagné son corps, mais ses muscles étaient engourdis par les heures passées en selle. Kenchra avait besoin de se reposer et les vestiges d’une tour de garde apparurent entre les troncs sombres des conifères ; c’était l’endroit idéal pour monter le camp.

La pâleur bleutée qui se glissait entre les branchages des sapins laissait poindre un ciel améthyste et indigo. La nuit s’annonçait dans des hululements inquiétants, précédée par le vol rasant et silencieux des chauves-souris. Les monstres de la forêt n’allaient pas tarder à repérer la chaleur de leur sang d'êtres diurnes. Attirées en grand nombre par un succulent repas, même la présence dissuasive d’Amédée ne pourrait les maintenir à distance. Il fallait faire un feu pour les tenir à l’écart et ce n’est que lorsque le crépitement des flammes retentit que les deux comparses purent se détendre : Kenchra broutait tandis qu'Amédée sortait précautionneusement de son paquetage une carte de la région. Personne n’osait plus s’aventurer dans les contrées de l’Enclave qui séparaient les Royaumes de Gaste et du Felden Oriental plus surement qu’un océan déchaîné. Aucun cartographe n’y avait mis les pieds depuis cent ans et la carte était une antiquité bien antérieure à la chute de l’Empire qui avait dominé ces terres par le passé. La tour où ils se trouvaient y était indiquée, ainsi qu’un réseau de routes marchandes. Au temps de l’empire, dix jours de chevauchée auraient suffi à relier la tour de garde à l’actuelle capitale du Royaume de Gaste au nord-ouest. Aujourd’hui, personne ne revenait de l’Enclave, infime fraction occidentale de la mer oscillante. Sa main glissa sous son armure de cuir renforcée et sa cote pour se refermer sur une bourse suspendue à son cou par une chaine épaisse. Ce simple geste lui rappela la raison de son choix impétueux de couper à travers l’Enclave.

Amédée ferma les yeux et attendit l’obscurité, le dos appuyé sur un bloc rocheux. Le sommeil ne faisait plus partie de son existence, mais il lui fallait tout de même s’abandonner quelque temps à une veille lui permettant de réagir au moindre signe de danger. Derrière le voile, le fourmillement de la terre et le balancement des arbres devenaient aussi tangibles que le battement de ses cœurs ou le crissement de ses os. Malgré ses paupières closes, les rayons des deux lunes et les lueurs lointaines des astres dansaient dans son esprit. Une partie de son être bouillonnait sous leurs auras, une part d’obscurité qui aurait voulu s’abandonner, retourner à l’état primal d’où elle était issue. Il aurait été aisé de se laisser submerger par l’immensité de la mer oscillante, un sentiment d’infini qui se transmettait de racine en racine vers l’est inconnu… Mais la part humaine de son être n’appartenait pas au monde des esprits, sa part humaine n’avait jamais eu qu’une infime idée de la portée de cet univers et elle s’accrochait de toutes ses forces pour ne pas disparaitre devant les ténèbres. Patientant ainsi, son visage altier bercé par la lueur tremblante des flammes, Amédée entendit un frémissent indistinct, suivit d’une rumeur, puis de paroles de plus en plus audibles au cœur de la nuit :

« Délicieux… … lumineux… … le manger… »

Ce qui n’aurait été qu’un grondement aux accents métalliques pour le commun était une langue à ses oreilles. Aux aguets, la main proche de la garde de son épée, ses yeux noirs fixaient l’obscurité où les feuillages se mirent à frémir. Soudain, jaillissant des buissons, un jeune renard se précipita à l’intérieur du cercle de lumière, le pelage hérissé feulant et crachant, rendu fou par la terreur. Kenchra se cabra devant l’intrus dans un hennissement strident. Amédée, dans un geste vif, dégaina une lame au métal noir comme l’obsidienne et fit face à l’ombre qui se dessinait dans le passage ouvert par l’animal.

« Faim… …  j’ai faim… »

Un possédé apparu à la façon d’un reptile perçant un plan d’eau immobile. Sa main décharnée tentait vainement de protéger ses yeux laiteux de l’éblouissement du feu. Son corps n’était plus que muscles, tendons et ligaments séchés collés à un squelette bruni. Il était si vieux que seule son insatiable faim lui procurait encore l’énergie de se mouvoir.

« Donne… Donne les moi… les délicieux… vivants ».

Amédée répliqua d’une voix à la fois douce et ferme :

« Il aurait mieux valu accepter la mort plutôt que de pactiser avec un démon pour tenter d'y échapper. »

Le possédé se figea, comprenant soudain que son interlocuteur, qui parlait la langue des hommes, n’était pas une créature de la nuit comme lui. Amédée poursuivit :

« Tu as choisi le mauvais feu de camp pour chasser. »

Les dents taillées en pointes du possédé claquèrent, il s’était accroupit, prêt à bondir. Ses doigts noueux grattaient convulsivement le sol alors qu’il grondait à nouveau :

« Je… suis…déjà mort… que penses-tu… me faire… … de pire ? »

Amédée savait qu’il gagnait du temps et avisait un moyen d’éteindre le feu éblouissant.

« Si tu es déjà mort, je vais seulement te rendre moins loquace ! ».

Le possédé se redressa vivement et lança une poignée de terre au visage de son adversaire, lui faisant détourner les yeux. Il s'élança et les fit tous deux basculer au sol, puis essaya de s'emparer d'un broc d'eau à jeter sur les flammes. Bien que rapide, son état de dessèchement avancé le rendait léger. Amédée put aisément le repousser d’un coup de pied dans le ventre qui l’envoya voler dans les airs. Alors que le possédé atterrissait à six pieds de là, Amédée se releva vivement dans une roulade et lui sauta dessus. Sa botte maintenait à présent le cadavre ambulant plaqué au sol, enfonçant sa cage thoracique qui craquait comme du bois sec sous la pression :

« Pitié… pitié… … j’ai si faim… je veux… seulement… »

Les yeux du possédé s’écarquillèrent lorsqu’il vit la pointe de l’épée noire se poser sur sa gorge. Son regard alla de la lame à Amédée et un éclair de compréhension transparu sur son visage rancit.

« Je te l’ai dit, tu as choisi le mauvais feu ».

Sans plus de cérémonie, la lame s’enfonça dans la peau rassie avec un craquement de feuilles séchées. Elle décapita la chose avec une facilité déconcertante, brûlant sa chair au passage dans une odeur écœurante qui fit piaffer Kenchra d’inquiétude. Alors que le possédé tombait progressivement en poussière, Amédée étendit sa main caleuse vers l’encolure de l’étalon, la flattant doucement :

« Voilà, c’est fini mon beau. Tu devrais être habitué depuis le temps… »

La lame noire admirablement polie semblait luire d’un halo vermeil. Une fois que son fil fut consciencieusement nettoyé et inspecté, Amédée la remit dans son fourreau et se tourna vers un tas de rocaille :

« Tu peux partir maintenant, la voie est libre ».

Tout d’abord immobile, le renard réapparu, titubant, manifestement blessé. Il se comportait étrangement, cherchant la chaleur du feu plutôt que de la fuir. Amédée s’approcha de lui et réalisa qu’il portait un collier de fer autour du cou. Celui-ci était si serré qu’il était sur le point d’étouffer.

« Si j’avais pensé trouver un esclave freyr ici. »

Le noble être avait dû chercher à mettre fin à son calvaire, préférant voir sa tête coupée par le collier plutôt que de survivre moins libre qu’un chien. Le regard nimbé par des larmes de suffocation, il fixait Amédée, suppliant, ses flancs se soulevant de façon saccadée, la respiration sifflante.

« Même si je le voulais, je n’ai pas le droit de te tuer, tu le sais n’est-ce pas ? »

Les larmes jaillirent de ses yeux mordorés alors qu’il mobilisait ses dernières forces pour faire entrer l’air dans ses poumons. Si la pulsion de vie en lui n’eut été la plus forte, Amédée aurait parié qu’il eut simplement choisi d’arrêter de respirer.
 

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Isapass
Posté le 17/11/2020
Oh mais Amédée est le cousin de Geralt ! Or, je suis justement en train de lire le tome 6 du Sorceleur (enfin le tome 4 de la saga du Sorceleur), et j'ai l'impression d'y replonger !
Quoi qu'il en soit, j'aime beaucoup cette première impression. Une atmosphère inquiétante, un gars qui parle à son cheval, des épées et des cotes de maille, de l'action et des créatures démoniaques... je ne demande que ça ! Et une superbe plume, surtout, qui sert le style à merveille.
Je continue. Tu auras compris qu'il ne faut peut-être pas s'attendre à des commentaires constructifs, je risque d'être en mode fangirl.
Filenze
Posté le 29/11/2020
Bonjour Isapass! Je suis très contente que ce début t'ai donné envie de poursuivre :). Et... Oui, il y a beaucoup d'influence du Sorceleur :) même si, finalement, je l'ai assez peu lu (snif, pas le temps!). Mais je pense qu'Amédée te réserve tout de même des petites surprises qui, j'espère, te plairont et te feront voir ses spécificités ! Et je suis contente que le style te plaise :)
Le Chat d'Oz
Posté le 23/08/2020
Un bon moment de lecture pour ce premier chapitre au rythme certes lent mais idéal pour s'imprégner de l'ambiance.
Parce qu'elle est véritablement au cœur du récit, cette ambiance, inquiétante, presque pesante, qui tient en haleine.

Je trouve le style très travaillé. Il accompagne très bien le récit. Les descriptions sont légères mais percutantes. On voit, on entend, on sent.

Le personnage d'Amédée est entouré de mystère, pour l'instant. Je me demande même s'il est humain (il a plusieurs coeurs ??).
Je dis "il" pour parler du personnage, mais j'ai remarqué que tu ne nous laisses aucune indication sur son sexe. Je ne serais pas surprise d'apprendre plus tard qu'il s'agit d'une femme même si je voyais plutôt un homme, au départ.

En tout cas, bon début d'histoire.
En tout
Filenze
Posté le 23/08/2020
Bonjour,
ça me fait très plaisir que tu ais perçu que je ne laissais aucune indication de genre pour Amédée (c'était comme un jeu d'Oulipo) :D. C'est un prénom médiéval autant attribuable à un homme qu'à une femme :) et oui... tu as raison ;).

Ton commentaire est très encourageant et je suis contente que l'ambiance te plaise (malgré le rythme lent).

Techniquement, si je m'y suit bien prise, les "indications de genre pour Amédée" seront liées au point de vue interne des autres personnage qui le voient comme un homme... mais jamais du point de vue interne d'Amédée où je tente de contourner le pronom personnel sujet ainsi que dans le point de vue externe (ou j'utilise son titre Sieur Tombétoile)...

C'est un peu tiré par les cheveux mais ça me plait :).

J'espère que tu apprécieras la suite !
Le Chat d'Oz
Posté le 27/08/2020
Désolée, j'ai mis du temps à m'apercevoir que tu avais répondu (les notifs ne sont pas facilement visibles sur téléphone).
Il m'a fallu du temps pour comprendre qu'on ne savais rien du genre d'Amédée, je m'en suis vraiment aperçue à la fin du chapitre. Et tant mieux, car tout l'art est justement de faire passer ce genre d'exercice littéraire inaperçu. La surprise n'en ai que plus savoureuse, une fois qu'on pige. ^^
Moi je ne trouve pas ça si tiré par les cheveux. Justement, c'est un bel exercice. Ca donne du cachet au texte.
J'ai lu le deuxième chapitre, que j'ai également apprécié. Je reviendrai laisser mes commentaires.
Soul_i_an
Posté le 18/07/2020
J'ai lu ce chapitre avec plaisir, le début est original avec cette loupe sur la monture d'Amédée. C'est très bien écrit, les détails sont bien décrits et bien choisis, les descriptions légères et précises avec un vocabulaire recherchés. Je sens que nous avons quelques influences communes, c'est marrants que toi aussi, tu mettes en scène des/un possédé dans ton premier chapitre. ^^
Bref chapeau, je vais continuer.
Ps: une coquille s'est glissée avec fourberie. “S'impara au lieu de s'empara. “
Et je me demande si les espaces conséquents que tu laisses parfois entre les mots sont fait exprès ?
Filenze
Posté le 18/07/2020
Bonjour Soul_i_an !

Oui, j'ai trouvé qu'il y avait un écho entre nos deux histoires pour cette présence des possédés :)
Et je suis très contente que tu apprécies cette ouverture qui pourrait sembler pas très punchy, un peu contemplative.

Merci pour la coquille, je l'ai rectifié! Et pour les espaces... mentionnes tu ceux au début des paragraphes? Dans tous les cas, c'est moi qui ne maîtrise pas l'édition de texte sur le site car ce n'est pas un effet voulu ^^'.

J'ai hâte d'avoir tes retours sur la suite (ce qui marche, marche pas, clair pas clair, etc...). Je suis preneuse!!!!
Soul_i_an
Posté le 18/07/2020
Moi j'ai hâte de lire la suite, lundi je vais m'y plonger, j'ai du temps, peut être même dimanche soir après le boulot. ^^ Dans ton premier chap rien ne m'a dérangé à part le choix des mots quelques fois...
Benebooks
Posté le 12/06/2020
C'est super bien écrit ! Je trouve le style extrêmement abouti ! Oui on sent de suite que l'ambiance est sombre
L'univers dépeint me fait penser à de la fantasy mais les "infectés" à de la SF de zombies^^
J'aimerais bien la suite !
Filenze
Posté le 12/06/2020
Merci pour ton retour :) ! N'hésite pas aussi à me dire quand ça appesanti, c'est lent et que ça rend les paupières lourdes ahaha ! Je n'avais pas vraiment pensé à la figure des zombies de la SF mais tu as raison!
Benebooks
Posté le 12/06/2020
Non au contraire. Je trouve qu'il faut une certaine subtilité pour le premier chapitre d'une histoire : le cadre doit être vite posé (quel univers ? quel perso ? quel type d'histoire ?) mais en même temps il est important que les informations et détails nous vienne au fur et à mesure, pour ne pas assommer le lecteur
Ici je trouve que l'équilibre y est
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