I.8 Le Sacrifice

Chapitre 8 : Le Sacrifice

~831 jours avant le cataclysme

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Il existe deux grands types de contes et de récits traditionnels sur Atlantide. Ceux à la gloire des Esprits, qui racontent le passé des magiciens, et ceux qui enseignent aux enfants à quel point les dimidius sont des êtres abjects dont il faut se méfier.

Notes de Max.

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Le temps s’écoulait avec langueur.

Comment s’occuper en attendant la mort ?

Callune abandonna l’idée d’engager une nouvelle discussion avec Hawk. À la place, elle s’installa sur la banquette libre et s’étendit sur la couchette. Noelia ne reviendrait pas, il ne servait à rien de l’attendre. L’inquiétude lui vrillait le ventre. En quelques jours, elle s’était plus liée avec elle qu’avec la plupart des êtres vivants rencontrés dans sa vie. Cette détresse, si inattendue et puissante, la prenait totalement au dépourvu. Pourtant, elle devait s’en détacher. Sinon, une nouvelle Sidhe en profiterait pour apparaître. Le détachement l’avait toujours sauvée. Elle devait s’y tenir, coûte que coûte.

Les yeux fermés, elle se concentra sur sa respiration. Petit à petit, elle s’engourdit. Une torpeur libératrice. L’esprit parfaitement clair, elle analysa froidement les informations dont elle disposait. Elle pouvait se permettre une petite entorse à ses principes à quelques heures de sa mort. Réfléchir méthodiquement éloignerait les Sidhes. Tout plutôt que de repenser à l’angoisse provoquée par l’absence de Noelia.

En tant que Dryadienne, elle ne devait accorder aucun crédit aux propos d’un dimidius. Ne pas tenir compte d’une abomination de la nature. Mais Hawk n’avait aucun intérêt à lui mentir. Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Et une telle fable pour justifier leur emprisonnement ? Complètement irréaliste. Sa raison poussait Callune à le croire. Malheureusement. Toutes les implications d’une disparition de la magie et d’une… Senso la laissaient démunie.

Jamais dans leur Histoire les Atlantes ne s’étaient battus physiquement. Des luttes diplomatiques ou commerciales avaient rythmé les relations entre les différents clans. Certes. Pas plus. Quelle idée saugrenue ! Un seul grand affrontement avait ensanglanté leur passé : celui qui les avait opposés aux canitas, les sans-pouvoirs. Après la dévotion, les magiciens avaient subi la haine et les persécutions de leurs adorateurs. Les Atlantes auraient pu riposter. Provoquer une hécatombe et régner en maîtres absolus. Ils avaient préféré une solution sans violence, rendue possible grâce à l’intervention des Esprits et d’Âmes-Liées. L’Ancien Monde fut divisé en deux univers. Ainsi naquit Atlantide. Pourquoi détruire la paix tant recherchée ?

Cela n’avait aucun sens.

Même les Sidhes restaient silencieuses. À croire qu’une telle nouvelle les désarçonnaient, elles aussi. Pour le moment.

Cela soulevait une quantité incroyable de questions. Qui avait lancé la Senso ? Sous quel prétexte ? Qui l’avait gagnée ?

D’un côté…

Qu’importe.

Pour elle, l’idée même de combats restait abstraite. Elle ne se sentait pas concernée. Les autres l’avaient rejetée. Elle ne devait plus s’en préoccuper. De toute façon, elle mourrait bientôt pour restaurer des pouvoirs disparus. La Grande Extinction. Une punition divine à cause de la Senso ? Il était alors ridicule de tuer encore plus pour apaiser les tensions des Esprits. Qu’importe. Cela expliquait au moins l’utilisation d’armes plutôt que de la magie.

Callune ne réussit pas à trouver le sommeil. Quelque part, des gouttes d’eau s’écrasaient régulièrement au sol. L’obsédaient. La tête enfin vide, elle se concentrait sur ce simple son. Elle parvint à oublier le froid et l’humidité ambiante. Elle se sentait bien à ne pas réfléchir.

Le charme fut rompu par des bruits de pas.

Une dizaine de gardes s’entassèrent devant les barreaux. Le visage fermé, ils étaient mieux habillés et paraissaient plus compétents que les soldats qui avaient malmené Noelia un peu plus tôt. Sans un mot, ils déverrouillèrent la porte et firent signe à Callune de sortir. Celle-ci s’exécuta sans que l’idée de résister ne l’effleure. Qu’importe. Son corps lui permettait à peine de marcher, alors se battre ou s’enfuir… Cela ne changerait rien qu’elle meure dans la geôle ou sur l’autel d’un Esprit en colère.

La pointe d’une épée se posa sur sa colonne vertébrale, signe de futures représailles si Hawk essayait de fuir. Ridicule. Pour peu, elle aurait ri, totalement désabusée. Comme si la blesser, voire la tuer, pouvait le dissuader de tenter quelque chose. Au contraire. Cela l’amuserait peut-être même de titiller les nerfs des guerriers et de mettre sa vie en jeu. Il se contenta de se lever, ignorant superbement les gardes et les armes dressées vers lui. Il se comportait à son habitude, indifférent à la tension ambiante.

L’un des soldats, celui avec la cape de meilleure qualité, prit la tête du groupe et s’engagea dans le couloir. Callune et Hawk le suivirent, fermement encadrés. À chaque fois qu’elle trébuchait, elle percutait un garde par manque de place. Elle se concentra sur ses jambes toujours affaiblies. Les contacts la mettaient mal à l’aise. Du coin de l’œil, elle vit les cellules vides et les murs suintants défiler. Les dalles du sol, très glissantes, étaient parfois recouvertes d’un fin film d’algues. Avec le climat chaud et sec de la Lande Océanique, elle n’aurait jamais imaginé les îles ondiennes si humides.

La montée de l’escalier en colimaçon se révéla particulièrement éprouvante pour Callune. Prendre appui sur les parois gluantes ne l’aidait en rien et les gardes la bousculaient à chaque fois qu’elle vacillait. La peur du sacrifice, les nouvelles du monde chamboulé, la maltraitance dont elle était victime… et ces étranges raies bleutées qui dansaient sur la pierre et la déconcentraient toujours au pire moment. Cette odeur étrange d’iode et de sel… Tout cela obnubilait son esprit.

Lorsqu’elle déboucha hors de l’escalier, elle s’arrêta. Bouche bée. Au-dessus d’elle, point de ciel ou de plafond, mais l’aequor où nageaient des bancs de poissons. Un dôme invisible retenait les tonnes d’eau et protégeait la ville de l’inondation. Devant Callune, des dizaines d'habitations basses s’entassaient, les espaces entre les constructions étaient limités au maximum. Certaines bâtisses se déployaient en hauteur, leurs étages plus grands que leur rez-de-chaussée, soutenus par des colonnades. Dans certains cas, les étages de maisons séparées par une ruelle se touchaient et se stabilisaient l’un l’autre, à plusieurs mètres de hauteur.

Admirative, Callune se retourna pour balayer du regard toute la ville. Ses yeux s’écarquillèrent. Derrière l’escalier souterrain qu’elle venait de gravir, le sol s’arrêtait abruptement, laissant place à la mer. Au loin, elle distinguait le reste de l’archipel, relié par des tunnels en suspension dans l’eau. La terre épousait à chaque fois parfaitement la courbure du dôme, comme si elle avait été découpée avec précision. L’étrange odeur… C’était celle de l’aequor, présent absolument partout.

Une prise de conscience ramena brutalement Callune à la réalité.

Elle était bloquée sur une île disparue, enfoncée au beau milieu de l’aequor, entourée d’Ondiens qui souhaitaient sa mort. Ils la considéraient comme une dimidius. Une créature vile qui méritait d’être massacrée. Elle ne pouvait pas leur prouver le contraire, la couleur verte de ses cheveux ne suffisaient visiblement pas à leur prouver son ascendance dryadienne. Aucune possibilité de fuir ou d’éviter leur rage. Elle jeta un coup d’œil à Hawk, toujours imperturbable. L’absence d’échappatoire expliquait peut-être son manque apparent de réaction. À part s’inquiéter pour Noelia et de la tranquillité de son sommeil, rien ne l’atteignait.

Cette désillusion déchira le voile féérique qui recouvrait la cité ondienne. Callune remarqua les fissures qui menaçaient les bâtisses délabrées. Certaines habitations paraissaient même abandonnées, en trop mauvais état. Les ruelles étaient sales et boueuses, jonchées de détritus. Seule une faible quantité de lumière parvenait à traverser l’aequor jusqu’à eux. Des fuites parsemaient même le dôme, déversant en continu une pluie fine en certains endroits. Pas étonnant que les Ondiens paniquent. Une fois l’émerveillement passé, tout semblait glauque. Déprimant.

Un garde bouscula Callune. La marche reprit. Ils se dirigèrent vers les constructions, dont aucun bruit ne s’échappait. Aux fenêtres, les parents éloignaient les enfants qui essayaient de les observer. Callune sentait peser sur sa nuque le regard des ombres. Dans les ruelles les plus étroites, l’éclat de la répugnance brûlait dans les yeux des badauds, à peine visible dans l’obscurité. La situation oppressante lui coupait le souffle. Jamais une telle tension ne l’avait écrasée. À ses côtés, Hawk déambulait, égal à lui-même. Cette assurance tranquille l’impressionna. Comment pouvait-on être habitué à cette haine palpable ? Callune prit sur elle pour se concentrer sur le chemin et fixer son regard au loin. Cela l’aida à oublier son environnement et elle retrouva le contrôle.

Tout vola en éclat. Avec une violence inouïe.

Au-dessus d’elle, une fenêtre s’était ouverte. Autant l’ignorer. Elle fut forcée de s’en préoccuper lorsqu’elle sentit quelque chose s’écraser sur elle, éclaboussant ses vêtements et ses cheveux. Callune s’arrêta, trop choquée pour continuer à avancer. Sans avoir besoin de regarder, elle devina à l’odeur infecte ce qu’on venait de lui déverser dessus. Un pot de chambre. Elle avait subi toute sorte d’humiliation dans sa vie. Jamais quelque chose du genre. Même Hawk et ses moqueries ne l’avaient pas autant blessée. Pourquoi une telle bassesse ? Devant son immobilité, la procession s’était arrêtée. Personne ne l’incita à reprendre la marche.

Le cœur de Callune s’emballa.

Panique.

Tout ce qui l’entourait l’agressait. Les effluves pestilentiels, l’aspect délabré des bâtiments, les bruits qui montaient des rues. Des insultes ? Des cris ? Ses oreilles bourdonnaient tellement qu’elle ne comprenait pas les mots qui lui parvenaient. Ses yeux la brûlaient. Quelques pas devant elle, Hawk se tenait droit, la tête tournée vers leur destination. Il ne lui jeta pas un regard, n’essaya pas de la réconforter. Les lèvres de Callune tremblèrent, prêtes à laisser échapper un hurlement. Elle se retint, de peur que quelque chose coule dans sa bouche.

Alors que la situation paraissait figée, Hawk bougea brusquement. Il avança d’un pas, bousculant un soldat. La seconde suivante, une pierre volait. S’il ne s’était pas déplacé, le projectile l’aurait touché à la tête. Avant que Callune réalise ce qui se passait, un garde lui saisit le bras et l’entraîna de force. Une pluie de caillasses s’abattit sur eux, lancée par une multitude d’ombres qui hurlaient des insultes.

Hébétée par la violence, Callune ne sentit pas la douleur malgré les nombreux chocs. Les rues défilaient autour d’elle, les deux guerriers qui l’encadraient la portaient à moitié tout en courant vers une foule, aussi compacte qu’hostile. Une main se posa sur sa nuque. L'agencement et leur comportement… Callune réalisa brusquement que la dizaine de soldats n’avait pas été envoyée pour les empêcher de fuir. Au vu de la situation de l’île, deux ou trois auraient amplement suffi. Leur nombre ne s’expliquait que d’une seule façon. Ils avaient été mandés pour les protéger de la haine des Ondiens. Les dimidius représentaient pour eux des coupables parfaits pour tous leurs malheurs et leur présence les déchaînait.

Lorsque l'attroupement engloutit leur groupe, Callune se retrouva plongée en Helheim. Les hurlements de rage lui vrillaient les oreilles. Bousculée de tous les côtés, elle sentait parfois des mains attraper ses vêtements ou ses bras. La plupart du temps, les soldats réagissaient rapidement et la libéraient en quelques mouvements. À aucun moment ils ne sortirent leur épée mais même à mains nues, ils maîtrisaient des techniques de combats efficaces. Malgré cela, plusieurs lambeaux de vêtements lui furent arrachés.

À ses côtés, Hawk parvenait à esquiver seul les agressions et les Ondiens le délaissèrent pour se concentrer sur la victime la plus faible. Callune crut sa dernière heure arrivée. Même avec la protection des gardes, elle ne survivrait pas. Ses pieds ne touchaient plus le sol, elle était soulevée autant par son escorte que par ses persécuteurs. Les yeux fermés, tous les muscles de son corps tendus à l’extrême, Callune adressa une prière aux Esprits, et plus particulièrement à Dryade. Pour que tout s’arrête et s'apaise. Pour que le passage vers l’Annwvyn[1] ne soit pas trop douloureux.

Aussi brutalement que la situation avait dégénéré, tout se calma. Complètement déboussolée, elle regarda autour d’elle sans comprendre. Ils se trouvaient de nouveau dans un escalier en colimaçon, plongé dans l’obscurité. Cinq des soldats refermaient difficilement une lourde porte en bois, derrière laquelle des bruits de cris et de coups leur parvenaient. Incapable de continuer plus loin, Callune craqua. Elle se laissa tomber le long d’un mur et s’assit sur une marche. Le cœur douloureux, elle tenta de calmer sa respiration affolée. Le silence régnait entre les pierres, simplement troublé par les souffles courts.

“Quel dommage.

Ils n’ont pas réussi à t’achever.

Mais bientôt…”

Callune se trouvait dans un tel état de choc qu’elle ne réalisa pas vraiment qu’une Sidhe était apparue près d’elle. Après plusieurs minutes d’une tranquillité irréelle, Callune redressa la tête et chercha à capter l’attention de l’un des gardes. Elle souhaitait les remercier pour leur protection. Le regard qu’elle croisa, empli de mépris et de dégoût, lui figea le sang. Les soldats ne l’avaient pas soutenue par compassion, mais pour obéir à leurs ordres. Dans le fond, ils partageaient les griefs de la foule enragée. Cette prise de conscience doucha Callune et lui enleva ses dernières illusions.

“Qui pourrait avoir envie de te protéger ?

Tu crois compter pour quelqu’un ?”

Quelque chose se brisa.

Sans un mot, elle se redressa et s'engagea dans l'escalier. Toute la procession la suivit sans commenter son initiative. La descente s’étira, interminable. Malgré la fatigue et la douleur, Callune avança, une marche après l’autre, perdue dans les ténèbres. Elle ne distinguait même plus ses pieds. Après une petite éternité, elle déboucha sur une immense caverne. Elle cligna des yeux, éblouie, et s’immobilisa le temps de recouvrer la vue. Bien lui en prit. Quelques mètres devant elle, le sol s’arrêtait et laissait place à une falaise abrupte. En contrebas, un lac souterrain remplissait tout l’espace de ses eaux noires. Malgré les torches allumées, impossible de distinguer ce qui se cachait dedans.

Un gong retentit.

Callune redressa la tête, surprise. Sur une plate-forme en face d’eux se tenait un petit groupe arborant leurs plus beaux atours. Un homme se dressait devant tous les autres, richement vêtu. Contrairement à sa suite, ses habits ne présentaient pas le moindre accroc ou réparation de fortune. Les nombreux plis de la toge et de sa cape, d’un bleu profond, tombaient parfaitement et lui donnait une prestance qui contrebalançait ses traits fatigués et ses rides creusées. Les différents pans de tissus étaient retenus par une fibule argentée qui évoquait une sirène. Ondine. Posée sur ses cheveux blancs, une couronne dorée en forme de lauriers tressés termina de convaincre Callune dans ses déductions. Le roi Antonin. Celui qui espérait contenter des divinités pacifistes en tuant. Quelle folie. Le cœur de Callune se serra. Il ne s’agissait pas d’une folie, mais au contraire d’un acte honorable. Purger le monde des dimidius. Elle-même avait déjà assisté à des mises à mort organisées par son père. La situation ne différait en rien. Sauf qu’elle se trouvait du mauvais côté de la barrière.

Antonin s’avança de quelques pas, jusqu’à frôler le vide. Derrière lui, Noelia était encadrée par deux gardes, juste devant l’autel de l’Esprit, où elle finirait probablement égorgée sous peu. Les Ondiens assuraient leurs arrières grâce à deux types de sacrifice. Magnifique. Le roi inspira longuement et écarta les bras. Il s’exprima d’une voix forte et ferme qui résonna dans toute la caverne.

— Puisse la Dame des flots être calmée par cette offrande, preuve de notre respect face à nos devoirs.

Le gong retentit une deuxième fois et Callune sentit quelqu’un la pousser. Avant qu’elle ne réalise ce qui lui arrivait, elle creva durement la surface de l’eau, étourdie par le choc. Elle eut tout de même le réflexe de fermer les lèvres et évita la noyade. Péniblement, elle se débattit avec ses vêtements qui la tiraient vers le fond et après des efforts démesurés, elle réussit à retrouver l'air et respirer de nouveau. Hawk aussi avait été jeté dans le vide.

Au-dessus d’elle, le gong continuait de résonner, entêtant. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Pourquoi capturer des dimidius pour ensuite les garder en prison et les jeter dans l’eau ? Les contempler mourir d’épuisement petit à petit ? Il y avait des méthodes plus simples pour tuer quelqu’un !

“Arrête de nager.

Tu fais perdre du temps à tout le monde.”

Lorsque le silence revint, des vagues commencèrent à onduler la surface du lac. La houle, rapidement très violente, projeta Callune contre la paroi rocheuse. Sonnée, sa vue se troubla quelques secondes. Après la disparition des points noirs, elle crut que sa santé mentale aussi s’en était allée. Une pieuvre géante s’élevait maintenant hors de l’eau, parfaitement immobile. Une entité mythique. Charybde. La bête sacrée d’Ondine. Pendant quelques secondes, le calme figea la scène.

Le gong retentit de nouveau et le Helheim se déchaîna.

L’un des tentacules se détendit d’un coup et fendit les flots vers Hawk. Celui-ci ne paniqua pas un seul instant. Il prit une brève inspiration et plongea. Il réapparut plus loin, tandis que les ventouses battaient la surface du lac à sa recherche. Toujours accrochée la paroi, Callune l’observait, estomaquée. Elle-même parvenait à peine à rester hors de l’eau. Elle n’aurait jamais songé à… tenter d’esquiver et de lutter jusqu’au bout.

Pendant le trajet, malgré la haine de la foule, Hawk était demeuré imperturbable, indifférent aux insultes et évitant les coups sans paraître y prendre garde. À présent, il semblait mortellement concentré. Ses yeux, froids et durs, fixaient son ennemi tout en étudiant son environnement. Ses mouvements, limités au maximum, étaient empreints d’une grâce bestiale. Aussi à l’aise dans l’eau que sur terre, il échappait habilement aux ventouses, parfois de peu. Il poussait même l’injure envers Charybde en prenant parfois appui sur les tentacules pour se propulser plus rapidement au loin. S’il n’avait pas risqué sa vie à la moindre erreur, Callune aurait pu croire à un magnifique ballet, certes original mais parfaitement orchestré.

“Pourquoi se donner tant de mal ?

Pour gagner quelques instants ?

Ridicule.”

Le gong résonna de nouveau. À chaque fois, un nouvel appendice se tendait vers Hawk, augmentant la pression exercée sur lui. Avec un, voire deux tentacules, il parvenait à se jouer du monstre. Trois, cela devenait critique. Ses esquives se révélaient plus nerveuses, il s’agissait plus de réflexes salvateurs que de stratégie minutieusement anticipée. Peu après la quatrième percussion, Hawk se retrouva piégé. Un tentacule fermement enroulé autour de sa taille, Charybde le ramena près de sa tête, comme pour observer le moustique qui lui avait donné tant de fil à retordre.

Callune pensait enfin le voir abattu par sa défaite. Il n’en fut rien. L’un de ses bras était encore libre et il leva la main vers l’une des torches accrochées en hauteur, toujours combatif malgré sa position précaire. Callune ne savait plus comment juger cet acharnement. L’admirer ou le considérer comme une folie ? Dans sa situation, qu’espérait-il ? Elle comprit rapidement.

Le flambeau commença à trembler.

Sa magie dégénérée.

Hawk redoubla d’efforts, tout son être tendu vers sa cible, le visage crispé. À sa tempe, une veine palpita furieusement. L’instant d’après, le bâton arrachait son attache dans la roche et fila droit vers lui. Il exécuta un large mouvement du bras et la torche inclina sa course. Elle se planta dans l’un des yeux de Charybde, toutes flammes devant.

Le sang noir gicla.

Un grondement sourd résonna dans la caverne. Le monstre perdit tout contrôle.

Sans plus tenir compte du gong, Charibde remua furieusement tous ses tentacules, lançant Hawk au loin. Il s’écrasa contre la paroi rocheuse puis chuta dans l’eau. Il mit longtemps à remonter à la surface, sonné par le coup. La houle, plus que violente, épuisa rapidement Callune qui peinait à rester hors des vagues. Même si le monstre ne l’attaquait pas, à force de s’agiter il finirait par provoquer sa noyade. La situation lui paraissait plus désespérée que jamais. Elle ne parvenait plus à reprendre son souffle sans avaler de l’eau salée. Ses poumons et sa gorge la brûlaient. Ses jambes, de plus en plus lourdes, battaient les flots mollement. Dans la panique et le chaos ambiant, Callune sut sa dernière heure arrivée.

Des hallucinations obscurcissaient sa vue. Différentes des Sidhes habituelles.

À travers les gerbes d’eau, elle distingua une silhouette sauter depuis la plate-forme, une épaisse tresse grise flottant dans son dos. Noelia. Une Noelia auréolée de scintillements bleus et dont les yeux brillaient.

Vaincue par l’épuisement, Callune se sentit couler. À ses côtés, Hawk ne réagit pas. Obnubilé par le mirage étincelant.

[1] Annwvyn : Paradis celte