Hors barreaux

Par Jowie

 Hors barreaux

 

Eleonara revivait cette tentative d'évasion : la même boule au ventre, le même sentiment d'impuissance, la même urgence. Elle priait cependant pour une meilleure issue que celle de sa première fugue, six ans auparavant. La sortie de prison.

 

Après le déplacement du corps sans vie de la Dame, la routine avait fait son retour à la prison des Onerres. Les soldats passaient une à deux fois par jour pour lui balancer des morceaux de pain sec et lui déposer un bol d’eau opaque. Eleonara les fixait ; ils réagissaient par un reniflement de dégoût, mêlé à de la crainte. Espérant vider son âme de ses malheurs, elle avait hésité à imiter le sort de sa tutrice en refusant de se nourrir ou de boire. Or à chaque fois, le souvenir de la vieille femme la frappait et elle dévorait ses rations tel un molosse affamé.

La Dame savait des choses. Pourquoi avait-elle tant attendu pour ne lui en donner qu'un aperçu ? Pourquoi avait-elle tenu à lui cacher son nom ? Pourquoi s'était-elle laissée emporter sans rechigner ?

Les paroles de la Dame n'étaient plus que des paroles mortes dont le spectre flottait dans sa mémoire. Le silence était devenu déchirant et lourd, un nid de questions et de ruminations. Les jours se succédaient sans but, sans direction et dépourvus de sens. Qu'étaient les jeux d'antan sans quelqu'un avec qui les partager ?

La nuit, Eleonara pouvait presque entendre les morts chuchoter. Pour combler le vide sonore, elle se parlait afin d'entendre une voix, n'importe laquelle, la sienne, même si elle ne la reconnaissait plus. Son seul confident était son écho. La sentinelle s'était convaincue de sa folie et peut-être qu'elle avait raison. Eleonara ne se sentait plus à l'aise dans sa tête. Elle ne tenait plus compte de rien : les jours, les mois, les années, ça ne faisait plus aucune différence. Elle appréhendait la défaillance de sa mémoire qui lui jouait des tours. L'héritage de la diseuse de mots magiques lui échappait ; les histoires, les comptines que celle-ci lui avait enseignées s'en allaient en fumée.

 

Souviens-toi de mes cimes,

De ma verdure sublime,

Des oiseaux, leurs chants et nos rimes.

 

N'oublie pas quand, à ciel couvert,

À coups de tonnerre, ils tranchèrent

Mes piliers millénaires.

 

Suite aux donjons d’hiver,

Hostiles, cruels, sanguinaires,

Sous terre les morts et moi aussi,

Qui pleurant sous leurs cendres vit.

 

Depuis, Haine me hante,

Voici dard et épée frappante,

Je crie : Au cœur ! Vise-le bien !

Vertueux, souviens-toi des tiens !

 

Ce brin de mélodie, la dernière composition de la Dame, était probablement le seul fil qui rattachait Eleonara à la raison. Celle-ci si agrippait comme un enfant aux vêtements de sa mère, se le répétant encore et encore par peur de l'oublier.

Lorsqu'on lui tondit ses crins roux sous prétexte d'éviter une propagation de poux, ces rimes et sa rancœur devinrent ses seules possessions. Des poux, alors qu'elle n'en avait jamais eu. Personne ne s'approchait assez d'elle pour imaginer une contagion. Le chien du détenteur de clefs, lui, grouillait de puces. Pourquoi ne le pelait-on pas, lui aussi ? Sans sa tignasse sauvage, la petite Eleonara se sentait nue et humiliée. Renfrognée, elle se recroquevilla dans un coin et s'y tint pour plusieurs aurores, jusqu'à ce qu'elle surprît une conversation entre deux soldats. Ils lui tournaient le dos et discutaient à voix basse devant les escaliers menant au rez-de-chaussée. Elle tendit l'oreille.

— Les patrons vont s'en débarrasser bientôt, fit le premier, un quinquagénaire rondouillard. Elle commence sérieusement à perdre la boule. De plus, le baron a l'intention de nous rendre visite. Il a dû ouïr ce qui se trame ici. S'il la trouve dans sa propre prison, il ne va pas être content du tout.

Le deuxième soldat, sautillant d'un pied à l'autre, avait du mal à se retenir de tripoter la garde de son épée.

— On nous pendra, c'est ça ? Si les patrons sont découverts, on y passera !

— Chut ! Mais non, voyons. La créature sera expédiée loin d'ici cette semaine. De quoi se réjouir : je ne supporte plus de voir sa tête en lui apportant à manger. C'est comme si les corbeaux lui avaient picoré le cœur.

— Elle le fait exprès pour que t'aies pitié d'elle, que tu lui tendes la main et là : crac ! Elle te croque jusqu'au poignet. 'Paraît que les elfes peuvent lire dans tes pensées et te manipuler à leur guise ! Ils auraient également un penchant pour le sang humain...

Le gros abattit son poing sur la tête de son compagnon.

— Moins fort ! Tu dis vraiment n'importe quoi, toi, des fois...

L'elfe avait l'habitude de ce genre de messes basses, mais cette discussion-là sortait du lot. On allait se débarrasser d'elle. « Je sais qui viendra te chercher, avait dit la Dame. Méfie-toi de lui, fuis-le comme la peste ! »

Eleonara était persuadée qu'elle serait emmenée en enfer ; elle n'avait pas totalement tort. Mais par qui ?

 

Elle se réveilla au beau milieu de la nuit, arrachée à un songe étrange. C’était la première fois qu’elle rêvait de la sorte. Comment son imagination pouvait-elle l’emmener à des endroits et créer des choses qu’elle n’avait jamais vues ? La Dame lui avait-elle rendu visite pour la dernière fois ? Était-ce un adieu ?

Eleonara sentit une poussée d’émotion dans sa gorge et la ravala par réflexe. Ce qui l'avait réellement tirée du sommeil était un bruit, pareil à un entrechoquement d'osselets : des clefs. Elle les ramassa. Comment étaient-elles arrivées là ? Ou plutôt, qui les avait jetées à ses pieds ? L'elfe écouta. Elle aurait juré entendre des pas s'éloigner. Les feux, suis-les.

C'était le début d'une nuit mouvementée. Il n'y avait pas le temps de se poser des questions.

Une lumière orangée éclairait les marches au fond du couloir. D’habitude, toutes les torches étaient éteintes la nuit, au sous-sol. Quelqu’un devait avoir une mission nocturne à accomplir. Eleonara, elle, en avait certainement une. Décidée, elle prit appui sur les barreaux glacés pour se redresser.

Ses mains fragiles tremblaient lorsqu’elle fit cliqueter les clefs dans la serrure abîmée. La porte grinça, obligeant l’elfe à la déplacer lentement. Elle la referma avec soin et avec un peu de regret aussi. Si la mort ne lui avait pas ravi sa chère amie, elles auraient pu s’échapper ensemble et confronter le « dehors », ce monde aux mille dangers.

Après avoir traversé le couloir en silence, Eleonara gravit les marches, le trousseau de clefs pressé contre sa poitrine. Elle ne pensait plus. Dans sa tête, il n'y avait qu'un seul mot : fuir. Chaque pas l’élevait, l'arrachait des ténèbres et l’amenait au rez-de-sol, vers l’inconnu. Pour y accéder, il ne lui restait plus qu'à pousser une trappe dans le plafond de l'étage intermédiaire, la réserve des gardiens d'« en-dessous ». Même en s’étirant à se faire craquer les os, sa petite taille l'empêchait d’atteindre la poignée de la trappe. Parcourue de sueurs froides, Eleonara roula un tonneau de vin qui se trouvait dans un coin, le stabilisa et, telle une acrobate, grimpa dessus.

Ayant repoussé la trappe de toutes ses forces et une fois parvenue à se hisser au niveau supérieur, elle remarqua une échelle remontée et couchée sur le sol de pierre. Puis elle leva les yeux et s’arrêta net.

Devant, derrière, à gauche et à droite s’étiraient des corridors infinis qui se fondaient dans l'obscurité. Sur chaque côté se dressait une vingtaine de cages identiques à celle qu’elle venait de quitter. Et à l'intérieur, des formes humaines.

Certains prisonniers, perturbés par leurs vies emprisonnées et altérés par la maladie, parlaient à travers leur sommeil, gémissant parfois ou appelant des noms qui se cognaient aux murs, incapables d’accéder à l’air libre. Des existences attrapées dont personne n’entendait les pleurs, les soupirs et les cauchemars.

Malgré la nuit, Eleonara distinguait les courbes et les angles de ces corps incarcérés grâce à une lanterne accrochée droit en face d’elle, devant une cage d'escaliers. Les feux, suis-les.

Tentée par cette promesse d'évasion, Eleonara laissa la trappe lui glisser des mains par mégarde. Celle-ci se referma comme un piège. Clac !

Alors, cent yeux brillants se posèrent sur l'elfe et le vacarme débuta. Des cris bestiaux fusèrent de tous les coins des corridors.

— Un elfe ! Alerte à l'elfe ! Un elfe ! hurlait-on sans relâche.

Telles des bêtes féroces, les prisonniers humains secouaient leurs barreaux et leurs bras couverts de boutons, les yeux jaunes et la bave aux lèvres. Leurs échos s'amplifiaient à mesure qu'ils se répondaient, horrifiés et épouvantés.

Eleonara leur adressa un feulement agressif, les canines dévoilées et le dos arqué, avant de détaler vers les escaliers. Les beuglées dans son dos ne s'atténuaient pas. Ne réfléchissant plus, elle suivit instinctivement les torches qui défilaient autour d'elle. Des exclamations autoritaires et des claquements de fouets retentirent alors dans le couloir qu'elle avait à peine délaissé :

— Taisez-vous, bande d'animaux ! Par où est-elle partie ?

Sur son chemin illuminé, Eleonara courait comme si le diable était à ses trousses. Elle franchissait des portes, passait sous des arches et sentait l'air se rafraîchir : c'était bon signe ! Bientôt, elle serait dehors !

— Elle est là ! aboya-t-on derrière elle. Vite !

Malgré la force faiblissante de ses jambes et son souffle saccadé, Eleonara se sentait voler. Elle y était presque ! Plus que quelques foulées... plus que quelques foulées ! Elle pouvait déjà respirer l'air frais !

Soudain, elle s'affaissa, ses bâtonnets de jambes s'étant pris dans un tas de filets qu'elle avait cru pouvoir enjamber sans entrave. On la saisit par les poignets et sa vue disparut sous un sac de toile. On la tira dans tous les sens. De toutes parts, des pas métalliques affluaient et des voix se crachaient des ordres.

Eleonara regretta amèrement la mystérieuse apparition des clefs dans sa cellule. Lorsqu'enfin le calme revint et qu'on la débarrassa du sac de toile, la petite elfe laissa fuir un gémissement de désespoir.

On l'avait à nouveau enfermée.

Il fallait repartir de zéro et cette fois, il n'y aurait pas l'apparition miraculeuse d'un trousseau de clefs.

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Blanche Koltien
Posté le 12/02/2021
Wouah, j'ai lu d'une traite jusqu'à maintenant, sans m'arrêter, car je ne voulais pas gâcher le plaisir de la lecture!! Franchement, bravo!! C'est vraiment top!! Le style est fluide, riche en vocabulaire, les descriptions ne sont pas pesantes... Bref que du plaisir!

Je me hâte de lire la suite, car elle promet d'être aussi passionnante que le début!
Jowie
Posté le 13/02/2021
Ohhh merci beaucoup pour ton retour ! Je suis vraiment contente que ce début soit entraînant et que tu prennes plaisir à suivre Eleonara dans ses aventures :) Voilà, je vais sourire toute la journée maintenant, haha !
Je te souhaite une très bonne lecture de la suite !
Isapass
Posté le 09/01/2020
Ah ça y est, j'ai raccroché les wagons ! La prison c'était au chapitre 2 et ensuite, il y avait le rêve. C'est bon, j'y suis !
Ce chapitre là est moins léger que le précédent : la prison, le chagrin, l'isolement, la perspective d'être emmenée on ne sait où... c'est pas la joie. Et l'évasion manquée, pauvre Eleonara !
Malgré la gravité de l'histoire, ça se lit toujours tout seul ! Je retrouve tes images et tes métaphores si originales et bien vues ! Le rythme est parfait, toujours au service de l'intrigue et quel vocabulaire !
Bon, voilà, je suis en mode fangirl à nouveau ;)
Détail :
"Celle-ci si agrippait comme un enfant aux vêtements de sa mère, se le répétant encore et encore par peur de l'oublier." : s'y agrippait
Jowie
Posté le 11/01/2020
J'avoue que moi-même je ne me souviens jamais de l'ordre dans lequel j'ai placé ces flashbacks xD Mais parfait si tout est clair pour toi maintenant !
Eh oui c'est vraiment pas la joie ce début (je devrais distribuer des mouchoirs), mais tu me connais, j'aime bien saupoudrer un peu de drama sur ce que je scribouille ;) Je suis contente que ce chapitre fonctionne bien selon toi au niveau de la langue et de l'intrigue. D'ailleurs, j'ai toujours cru avoir un vocabulaire limité alors merci pour ce que tu dis, ça m'a touchée !
Ta fangirl-attitude est la bienvenue :D
Je corrige la coquille de ce pas !
Keina
Posté le 20/08/2019
Oh, donc elle avait déjà essayé de fuir de sa prison, après la mort de la Dame... Mais on ne sait pas comment elle a finit dans la cave d'une taverne. (À moins que tu en ais parlé au début et que j'ai oublié ?) Du coup, j'espère que cette fois, elle va réussir son coup! Je file lire ça du coup!
Jowie
Posté le 23/08/2019
Oui ce n'était pas sa première tentative de fuite.... Tu as raison, je n'ai pas encore expliqué comment elle est arrivée à la taverne, mais t'inquiète pas, tu le sauras très très bientôt ! Alors, Eleonara réussira-t-elle à s'enfuir cette fois ? ;) Merci pour être repassée et bonne lecture de la suite !
Mouette
Posté le 19/05/2019
Salut !
Juste pour dire : tu répètes deux fois paroles à la première phrase du quatrième paragraphe.
Sinon c'est toujours aussi bien ! 
Jowie
Posté le 19/05/2019
Merci Mouette, c'est corrigé ! ;)
Merci pour tes commentaires, je vois que tu enchaînes les chapitres, ouah ! Bonne lecture!
à bientôt,
Jowie
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