Hélène

   Dans le monde, Octave traversa un parc à l’orée d’un petit faubourg, afin de se rendre au travail. À l’intérieur de son cœur, de sa Fabrique à sentiments, l’ouvrier observait tout. Grâce à l’œil-miroir, il perçut une femme assise sur un banc. Pareille à un lys, elle inspirait douceur et innocence ; par ses charmes naturels, elle invitait à la rêverie. La femme tenait un livre entre ses mains, qu’elle délaissait parfois pour observer ce qui l’entourait. Son visage d’ivoire tourné vers le ciel, dévoila deux yeux si clairs que les nuages s’y reflétaient. Une certaine mélancolie se réfléchissait dans ces miroirs, toutefois, un léger sourire se perdait sur ses lèvres pourpres. L’herbe où reposaient ses souliers était constellée de myosotis, centaines de petites perles bleues qui semblaient avoir glissé de sa robe pour s’étendre sur cette vaste verdure.

   Octave fixait la captivante créature avec un étrange sentiment de perplexité. Le vif éclat de ses yeux aurait pu transpercer le plafond de nuages gris. Ces deux puissants luminaires semblaient vouloir percevoir quelque chose. Un signe peut-être ? Un rayon de soleil ? Malgré l’orage qui approchait et enveloppait l’immense ville de son manteau ombrageux, la femme restait calme et reposée.

    Et chaque matin, elle se trouvait là. On la voyait sortir un carnet pour écrire, dessiner, et parfois lire. Plantée au milieu de ce palais d’émeraude, cette reine créatrice profitait de l’air matinal et du calme environnant pour y puiser l’inspiration. Quant à Octave, de passer devant elle, d’effleurer son regard, ou simplement de l’apercevoir, le mettait en émoi. Si de l’extérieur, personne n’entrevoyait son trouble, à l’intérieur de La Fabrique, tout laissait croire que quelque chose allait exploser. Les machines vibraient à en secouer le parterre ; les cylindres fumaient à en faire suffoquer le propriétaire ; les aiguilles des manomètres s’agitaient et se balançaient d’un côté et de l’autre, comme pour le railler. Il y régnait une chaleur difficilement supportable. Octave s’essuya le front avec l’un de ses vieux torchons couverts de suie. Sa respiration laborieuse le contraignit à ralentir sa course. L’œil hagard, il fixait cet étrange capharnaüm, puis actionna une multitude de boutons afin de mettre fin à ce grabuge. Rien n’y fit. Seulement, plus il s’éloignait du banc, plus le calme revenait. Les machines cessèrent de vrombir ; les tuyaux diminuèrent leurs sifflements ; les manivelles arrêtèrent leur valse infernale et se stabilisèrent.

– Nom de nom ! Pas une seule fois je n’ai vu ça ! En cinquante ans de métier !

    L’homme émit un petit rire nerveux, ne sachant que penser de cet étrange événement. Ses doigts, entremêlés parmi les longs câbles du moteur, cherchaient à dénicher ce qui aurait pu bouleverser l’entier fonctionnement de la Fabrique. Quoi de mieux que de commencer par le panneau de contrôle ? Après observation, Octave fit rouler le chariot de mécanicien où il s’était allongé, et enleva ses étranges lunettes qui lui donnaient l’air d’un insecte.

– Quels dégâts ! Si ça recommençait, la Fabrique s’effondrerait !

Un tremblement.

– Eh non, pas encore !

   Octave se précipita vers l’immense œil-miroir où apparut le reflet de la femme (dans le monde, il avait eu le malheur de se retourner vers le banc). Celle-ci avait relevé la tête dans sa direction et esquissé un petit sourire. Alors, malgré tout ce que la raison lui commandait, Octave décida de la rejoindre. Voyant qu’il se rapprochait du banc, elle fit un effort pour contenir sa surprise, puis le salua respectueusement.

 À l’intérieur, la Fabrique s’échauffait.

   Octave (qui était dans le monde un bureaucrate endurci), n’avait guère souvent utilisé le Moulin-à-Paroles pour de longues conversations. En fait, il évitait toute forme de bavardage. Seulement, sans qu’il n’eût rien actionné, la machine se mit en marche. Les hélices firent quelques tours, s’arrêtant aléatoirement, puis allèrent à reculons. Plongé dans l’incompréhension, Octave avait entamé quelques vérifications. Soudain, les hélices se mirent à brasser l’air en un rythme endiablé, si bien qu’elles menacèrent de lui couper un membre. In extremis, l’ouvrier se déroba. À la vue de cette scène grotesque, il mesura les conséquences de la catastrophe dans le monde : sa bouche débitait un flot de paroles… que l’on ne pouvait plus arrêter.

   La jeune femme mesurait la maladresse de son interlocuteur avec bienveillance et avança quelques propos cordiaux.

– Misère ! gémit Octave en passant une main sur son visage.

   Puis, repérant un pied-de-biche, il l’enclava dans le mécanisme défectueux et arrêta la course effrénée du moulin. Se ressaisissant, il salua la femme, recula de quelques pas, puis disparut dans les allées. Restée de marbre, elle ne fit rien pour le retenir et le fixait d’un œil profondément songeur. Octave s’engagea dans un sentier et frappa piteusement dans une pomme de pin.

De l’autre côté, il retira le pied-de-biche et considéra la machine un moment. L’aiguille du baromètre oscilla, puis la température chuta brusquement.