Halderey : La lionne a des griffes

Par Sabi
Notes de l’auteur : Du 5 juillet au 20 juillet 1075 après le Débarquement.

Au débouché de la vallée encaissée créée par la rivière Ombreuse s’étendaient les vastes plaines arables qui constituaient l’essentiel du centre du Royaume. C’est à cet endroit que l’Ombreuse formait de charmantes cascatelles avant d’aller se jeter dans la Galopante, l’un des deux fleuves majeurs de Corvefel qui rejoignait l’Océan oriental. Cette confluence avait été choisie pour développer la capitale commerciale du duché des Marjiriens : Tervire.

Cette cité, petite si on se basait sur la norme du royaume, gigantesque si on la regardait d’un œil nordique, avait bâti sa prospérité grâce à l’axe fluvial que représentait la Galopante. Chaque jour, des navires descendaient et remontaient le fleuve, chargés de produits divers et variés, approvisionnant en nourriture et en biens de première nécessité le Duché. Il n’était pas exagéré de dire que Tervire était le port détaché du Val. En effet, la capitale ducale faisait remonter les produits dont elle avait besoin et descendre des fourrures en utilisant des péniches sur l’Ombreuse.

En temps de paix, Tervire servait donc de pôle économique. Mais elle avait une autre utilité. Lorsque Halderey en vit les murailles fortifiées avec une plus grande emphase apportée à l’enceinte septentrionale, il sut ce à quoi les ducs Marjiriens avaient pensé. Au cas où le Val devait tomber, Tervire serait le dernier rempart pouvant stopper une invasion ombrienne sur tout le reste du royaume. Située à l’embouchure de la vallée encaissée du Val, la cité était en effet à l’endroit parfait pour contenir une armée dans les montagnes. Mais si elle-même tombait, alors les combats se propageraient à tout le reste de Corvefel. C’était littéralement le dernier espoir pour le royaume de contenir l’invasion et limiter les pertes. Si Tervire était prise, le duché Marjiriens tombait. C’était aussi simple que ça. Le Nord ne serait plus protégé. Le Haut Domaine serait en danger d’être coupé du Sud. Les plaines s’étendant au-delà de la Galopante seraient la proie sans défense de troupes armées pillant et massacrant ce qu’ils trouveraient sur leur route. Cette cité devait tenir, et elle tiendrait. Halderey allait s’en assurer personnellement.

 

Une semaine s’était écoulée depuis la bataille catastrophique du Col de l’Ombre. Halderey et Érica étaient arrivés trois jours plus tôt à Tervire, les chevaux épuisés d’avoir soutenu un rythme effréné. Dès que la nouvelle de la tragédie leur était parvenue, ils avaient laissé Cléomène au Haut Domaine et étaient venus aussi vite que possible au seul point de ralliement sûr pour les lambeaux d’armées survivantes. Le Val était trop proche du lieu du combat. À Tervire, on leur confirma dès leur arrivée la nouvelle qu’ils craignaient tous les deux d’entendre. La capitale ducale était tombée, elle aussi, après à peine quelques heures de siège. Les forces marjiriennes stationnées là-bas avaient fait leur possible pour évacuer la population dans les collines boisées environnantes et protéger la duchesse consort. Mais en trois jours, ils avaient certes vu revenir plusieurs dizaines, voire même une centaine de survivants du Col et du Val, mais aucune nouvelle de la duchesse. Aucune nouvelle d’aucun Marjiriens, branches principale comme secondaires…

La situation était cataclysmique, Halderey en avait conscience. Pour autant, il s’interdisait avec la plus grande fermeté de trembler. Parce que Érica, elle, ne tremblait pas. Les dernières nouvelles l’avaient laissé dans un état terrible à voir. Son visage était d’une pâleur extrême, ses doigts crispés en un étau dans des poings de fer. Le prince ne savait pas quoi lui dire. Il lui semblait que la moindre tentative pour la réconforter libérerait l’ouragan qu’elle s’efforçait de contenir. Alors, il se taisait. Pour tout dire, son amie lui faisait peur. Pas pour lui-même, mais pour elle. Et à travers elle, pour le royaume. Car si Érica lâchait, les soldats qui leur restaient lâcheraient, et la bataille pour Tervire serait perdue avant même d’avoir commencé. Cela, il ne pouvait le permettre. Mais que faire pour prévenir pareille catastrophe ? Halderey n’en savait rien. Et cette ignorance ajoutait encore plus à la dureté de la situation. Ainsi, il passait ses journées entre les hôpitaux de fortune recueillant les blessés et les réfugiés, les remparts à guetter l’ennemi ou les renforts éventuels, et les couloirs à éviter Érica le plus possible.

 

Hector était d’une grande aide au prince en ces temps difficiles. Le majordome se révélait de bon conseil et une oreille attentive dans les moments où Halderey en avait besoin. Il donnait l’impression de comprendre le problème que son maître rencontrait avec Érica et l’exhortait à ne pas être trop dur avec lui-même. Plus encore, Hector lui permettait de rester en contact avec le reste du monde. C’était lui qui lui avait suggéré de se rendre dans les hôpitaux. C’était grâce à cet homme que le jeune homme était capable de garder la tragédie qui frappait Érica en perspective par rapport aux autres tragédies qui se jouaient chaque jour, à toute heure, dans cette ville.

En effet, les deux hôpitaux de la cité avaient été rapidement submergés par les réfugiés que l’on avait dû loger sous les différentes halles couvertes de Tervire. En s’y rendant, partout pouvaient se voir hommes, femmes et enfants dans des états divers et variés. Cela allait de la famille ayant échappé aux mauvaises rencontres aux orphelins couverts de bandages, parfois même amputés. Le gouverneur de la ville avait ordonné une hygiène renforcée. Aussi prenait-on soin de laver plusieurs fois par jour à l’eau claire les dalles et pavés souillés des places où avaient été parqués les rescapés.

Halderey faisait son possible pour maintenir le moral des troupes. Il venait chaque jour dans un habit discret, portant une simple broche sur la poitrine, signe de son rang. L’effet était à la fois réconfortant et affligeant. Il voyait des personnes fondre en larmes en voyant quelqu’un d’aussi haut parage se pencher sur leur situation. Il en voyait d’autres l’invectiver, se mettre dans des rages terribles. Certains, au contraire, l’ignoraient, comme s’il n’était pas là. D’autres, enfin, restaient le regard perdu dans le vide, souvent assis sur leur paillasse sans bouger.

Le jeune homme avait songé à participer aux efforts de soin que des infirmières et infirmiers prodiguaient à toute heure de la journée. Mais il ne s’en sentait pas la force. Devoir refaire des pansements, traiter des blessures, apporter à manger… Tout cela lui semblait des choses trop intimes pour lui, et il en concevait de la gêne. Mais plus que tout, plus que cette pudeur, il y avait le traumatisme. En voyant ces réfugiés, une autre scène se rejouait devant lui. Parfois, une odeur fantôme de poudre, de fumée et de brûlé venait occuper ses narines. Dans ces moments, la faiblesse l’assaillait ainsi que la chair de poule. Il en avait presque défailli la première fois sous le choc de la surprise. Mais fourrure et croc l’avait soutenu, l’intimant de quitter cet endroit, ce à quoi il avait obéi.

Ainsi se contentait-il de faire ce qu’il pouvait. Et Halderey le savait, ce n’était pas grand-chose.

 

Cependant, un jour que le jeune prince était en train de faire son tour des réfugiés, il vit quelque chose à laquelle il ne s’attendait pas. Érica se trouvait là avec son serviteur qui les avait accompagnés au Haut Domaine en compagnie d’une des innombrables familles rescapées. Halderey crut au départ que son amie faisait comme lui un tour des blessés jusqu’à ce qu’il se rendît compte d’une forme de familiarité étrange entre eux. Cela tenait probablement au fait que la jeune fille était assise sur une caisse, entourée par ce petit groupe que le prince ne lui avait jamais connu durant son séjour au Val. Ils semblaient discuter à bâton rompu, et il la vit même sourire tristement. Autre fait surprenant, ce serviteur, Balthazard s’il se souvenait bien, donnait l’impression de se fondre tout à fait dans cette petite réunion. Ce n’était certes pas les affaires de Halderey, aussi ne chercha-t-il pas à se joindre à la discussion. Il s’apprêtait même à s’éloigner quand Érica s’effondra d’un coup en larmes, la tête dans ses mains. Hésitant à intervenir face à pareille situation, il en fut dissuadé quand le patriarche de la famille posa une main réconfortante sur l’épaule de son amie. La benjamine de la famille d’environ une dizaine d’années la serra bientôt dans ses bras, suivie du reste du groupe, y compris son serviteur. Alors rassuré, Halderey choisit ce moment pour s’en aller.

 

Les jours suivants, l’atmosphère autour d’Érica s’allégea peu à peu. Son amie avait toujours les traits tirés, mais elle ne semblait plus sur le point d’exploser à tout moment. Une charge avait visiblement quitté ses épaules, et les questions que tout le monde se posait pouvaient maintenant être abordées. Le premier à le faire fut le seigneur de la cité.

Chaque matin depuis leur arrivé, Halderey et Érica participaient à une réunion d’état-major dans le hall de réception du palais de la ville. Une table de bois brut rectangulaire était dressée en son centre sur laquelle étaient posées des cartes du Royaume, de Tervire, et de ses environs. Tout au fond était dressé la cathèdre où siégeait en temps normal le seigneur de la cité, lige des Marjiriens. Or, le protocole était clair : en la présence ducale, le seigneur devait laisser son siège…

Par respect et délicatesse envers son amie, Halderey avait dissuadé le maître de Tervire de respecter la tradition. Les jours passant, la pression des nobles et des courtisans avaient pesé de plus en plus sur les épaules du prince. Il fallait que la hiérarchie soit respectée, et Halderey le savait, ils ne pouvaient pas se permettre d’attendre trop longtemps. Sinon ce serait la porte ouverte à toutes les rumeurs et les spéculations, et même pourquoi pas aux usurpateurs…

Aussi fut-ce un soulagement pour toute la cour lorsque ce matin-là, à l’arrivée d’Érica, le seigneur de Tervire se leva de son siège et, avec solennité, s’avança jusqu’à elle pour s’incliner et s’effacer de devant la cathèdre. 

La jeune enfant resta un moment interdite, pâle, devant ce trône qu’on lui présentait. Halderey en vint même à croire avec angoisse qu’elle allait tourner les talons et s’enfuir. Mais elle n’en fit rien. Le regard figé, à moitié perdu dans le vide, Érica s’avança, à pas lents. Parvenue devant le siège en bois taillé dans du chêne centenaire, elle resta encore quelques secondes immobiles, puis se retourna vers le reste de l’assemblée. Une grande tristesse résignée était visible sur ses traits. À ce moment-là, personne de présent ne pouvait douter, ni de la certitude, ni du fardeau terribles qui étaient siens.

La princesse s’assit sur la cathèdre les yeux fermés. La duchesse les ouvrit, déterminée.

 

« La lionne a des griffes ! La lionne a des griffes ! La lionne a des griffes ! »

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Edouard PArle
Posté le 01/02/2022
Coucou !
Je retrouve Orcélia avec plaisir (=
Franchement ce qui est bien c'est que je me souvenais assez bien des personnages et de la situation d'ensemble donc je n'ai eu aucun mal à me remettre dedans.
En même que la situation empire, Halderey semble se montrer plus à la hauteur de sa charge. Il fait ce qu'il peut mais se sent impuissant à protéger son peuple et ses amis. Peut-être que la bataille à venir lui donnera l'occasion de faire preuve de bravoure.
Ce chapitre un peu plus court est efficace pour faire monter la tension à l'aube d'un moment décisif. On a déjà vu avec Storick que l'ennemi était redoutable donc je suis pressé de voir comment va se dérouler la bataille. Ils sont obligé de vaincre pour ne pas être submergés. Hâte de lire la suite donc !
Une petite suggestion (tu prends ou pas) :
"La princesse s’assit sur la cathèdre les yeux fermés. La duchesse les ouvrit, déterminée.
« La lionne a des griffes ! La lionne a des griffes ! La lionne a des griffes ! »"
J'aurai peut-être inversé les deux pour terminer le chapitre par le mot "déterminé" qui fait une chute très sympa quand on est à l'aube d'une bataille.
Un plaisir,
Et j'espère à bientôt^^
Sabi
Posté le 01/02/2022
Hey !
Content que ça te plaise. La suggestion est pas mal, je vais y réfléchir.
Le prochain chapitre sera mené par Érica, jeune duchesse de 15 ans (si je me souviens bien de son âge), et elle va se rendre compte qu'être duchesse... c'est pas si facile !
C'est vrai que pour l'heure, les Ombriens ne sont pas encore parvenus jusqu'à Tervire. La bataille va-t-elle être épique ? Quels seront les choix d'Erica ? Son duché va-t-il tout simplement disparaître ?
Tu le sauras en lisant le prochain épisode !
Edouard PArle
Posté le 01/02/2022
Je n'attends que ça (=
Vous lisez