Gentil et Grand Méchant

Par Elodie

Il était une fois… c’est bien comme ça que commencent les contes pour enfants, non ? Par il était une fois… Ah, mais non ! Nous ne sommes pas dans un conte pour enfants, pas cette fois. Voilà, c’est dit ! Et, d’ailleurs, cette histoire, elle n’est pas arrivée qu’une fois. Mille fois. Au moins. Oui, c’est un début bien plus juste : il était mille fois…

Donc.

Il était mille fois, dans une contrée bien lointaine… Non non ! De nouveau, ça ne correspond pas… Cette histoire, elle se passe près de chez nous. Près de chez vous. Partout. On recommence.

Bon. Donc.

Il était mille fois, dans une contrée fort proche, une princesse qui… Non non non, ça suffit avec ces clichés ! Pas de prince charmant, de crapaud, ni de fée dans ce conte. Non, juste un Gentil et un Grand Méchant. Un si Grand Méchant qu’il était surnommé L’Ennemi-le-plus-Méchant-et-le-plus-Puissant-du-Monde. Oui bon, c’est un peu long en bouche, mais c’est comme ça. Là, on ne peut s’y tromper, avec un nom pareil, c’est bien le plus méchant que l’on puisse trouver.

Bien. Bon. Donc.

Il était mille fois, dans une contrée fort proche, un Gentil et un Grand Méchant.

Gentil vivait dans un magnifique château au milieu d’une forêt foisonnante.

Seul.

Gentil était orphelin.

Et seul.

Par on ne sait quel artifice, Gentil ne croisait jamais personne dans son château. Pourtant, il savait qu’il y résidait toute une escorte, car son château brillait et sentait la lavande 365 jours par an. Car de la nourriture fumante reposait sur la table de la salle à manger au moment des repas et embaumait agréablement les couloirs déserts presque toute la journée. Car ses armoires ne manquaient jamais de linge propre et d’atours délicatement astiqués. Car le feu crépitait chaleureusement dans la cheminée l’hiver tandis que les fleurs garnissaient les vases au printemps. Car tout était parfait dans ce magnifique château.

Enfin, presque.

Car Gentil restait, malgré toutes ces délicates attentions, seul.

Propre, repu, soigné, mais fondamentalement seul.

 

De l’autre côté de la forêt vivait son adversaire. Grand Méchant, pour sa part, logeait dans un énorme manoir. C’était bien plus qu’un manoir, à vrai dire : c’était le repaire de tous les Méchants. Grand Méchant en était le maître. Dans ce manoir, pas de domestique, de cuisinier ou de consciencieux valets. S’il y en avait déjà eu un jour, ils avaient tous fui depuis bien longtemps ! Le manoir de Grand Méchant et ses alliés restait donc sale, poussiéreux et sordide. Si les couloirs embaumaient, c’était de détritus et de poisse. Si le feu crépitait, c’était pour brûler les preuves des méfaits commis. Et si des trésors décoraient les différentes pièces, ils étaient le résultat de vols ou autres sales coups et ne faisaient pas long feu avant de se retrouver enfouis à l’abri des regards tant ils étaient convoités par tous les résidents du manoir.

En revanche, Grand Méchant n’était jamais seul. Tous ses amis peuplaient le manoir et remplissaient ses pièces de rires machiavéliques. Car, si vous ne le saviez pas, quand les Méchants ne sont pas en action dans les histoires que nous connaissons tous, c’est qu’ils sont en train de préparer un mauvais plan. Et le manoir de Grand Méchant était le lieu le plus propice au développement des plus astucieuses roublardises. Voilà pourquoi le manoir de Grand Méchant était si populaire.

Bon, pas pour n’importe qui, évidemment…

 

Un jour que Gentil se réveillait avec une appétissante odeur de pain chaud qui lui chatouillait les narines, une idée lui vint : « Et si je rendais visite à quelqu’un aujourd’hui ? ». Ravi de ce projet, il ouvrit son armoire pour se vêtir de son plus beau costume, fraichement lavé et repassé. Au moment de parfaire son équipement, un cri rauque – oui, car Gentil, seul, parlait peu et avait, de ce fait, une voix tout enrouée – un cri rauque, donc, s’échappa de sa bouche horrifiée.

Quel désastre ! Son fusil manquait à l’appel !!

Gentil vérifia le fond de son armoire, vida tous les tiroirs de sa commode – qui se réarrangeaient instantanément comme par magie – rampa sous son tapis et retourna même son matelas de lit – intact la minute suivante, vous l’aurez compris – mais rien n’y fit : il ne trouvait plus son fusil. Il ne pouvait pourtant pas l’avoir égaré, car il ne le quittait jamais de la journée. Et impossible qu’il soit caché : on ne dissimule pas aisément un calibre de trois mètres de long ! En 18 longues années de vie, cela ne lui était jamais arrivé. Son fusil était introuvable.

Dépité, Gentil ne pensa pas à demander de l’aide à ses fidèles serviteurs. Tout dévoués qu’ils étaient, ils restaient invisibles. Gentil avait ainsi perdu l’habitude de les solliciter. Il était pourtant si démuni ce matin-là : qu’il se sentait nu sans son arme ! Désorienté, il se mit à errer sans but.

Sans s’en rendre compte, ses pas le menèrent dans la forêt…

 

De son côté, Grand Méchant était à mille lieues de se représenter la déroute dans laquelle se trouvait Gentil. Après une bonne grasse matinée, il se fit réveiller par les bruits disgracieux de son estomac qui criait famine.

- Argh ! Il faut que je me trouve à manger… J’ai une faim de LOUP !!!

Après avoir fait craquer toutes les articulations de son corps centenaire, il descendit à la cuisine et ouvrit le frigo.

- Sans surprise : rien ! Il n’y a rien à manger dans ce manoir de malheur !! Avec quelle bande de pique-assiette je vis, moi ?! Un de ces jours, je vous le dis, je vais m’en débarrasser. Fini les réfrigérateurs vides, les rouleaux de papier de toilette épuisés et le salon mal rangé ! Plus personne : que moi, peinard ! La tranquillité, la vraie : c’est ça mon plus grand souhait…

Pendant que Grand Méchant grommelait, tous les autres Méchants s’étaient faits discrets. Car on ne devient pas L’Ennemi-le-plus-Méchant-et-le-plus-Puissant-du-Monde sans imposer un certain respect. Bien qu’ils se définissaient comme ses amis, les Méchants avaient tous peur de lui.

Il faut dire que Grand Méchant avait une allure effrayante avec ses longues dents pointues luisantes sous des yeux jaunes et perçants, ses grosses pattes griffues et ses grandes ailes qui lançaient des étincelles dès qu’elles s’agitaient. À mi-chemin entre un dinosaure – car Grand Méchant mesurait au bas mot la taille d’un géant – et un rapace, il était, par ailleurs, muni d’une épée incassable d’une puissance… enfin ! personne n’avait eu l’audace d’aller vérifier son efficacité, mais elle semblait vraiment très très dangereuse ! Et pourtant, ce qui rendait Grand Méchant terrifiant, au-delà de tous ces détails déjà fort menaçants, c’était bien son sourire.

Eh oui ! Son sourire.

Tous les méchants avaient été confrontés un jour à ce sourire.

Un vrai sourire de Méchant.

Un sourire qui transformait en un instant Grand Méchant en le plus gentil et innocent des enfants. Et qui cachait bien consciencieusement derrière lui le plus dangereux des Méchants. C’est à son sourire que Grand Méchant devait son surnom de L’Ennemi-le-plus-Méchant-et-le-plus-Puissant-du-Monde. Car il en avait eu des Gentils grâce à lui… Ha ha ha ! Il en riait encore les longues soirées d’hiver.

Donc, revenons à nos Méchants frissonnants devant la colère de Grand Méchant. Comme ils avaient effectivement mangé toutes les provisions, ils craignaient le courroux de leur hôte et se terraient dans leur chambre, chacun espérant ne pas être le premier sur la liste des Méchants à expulser. Mais alors qu’ils n’osaient bouger une oreille qu’ils gardaient tendue, bien aux aguets, ils se rendirent compte que les pas de Grand Méchant s’éloignaient.

- Ouf ! Il s’en va chasser dans la forêt…

 

C’est ainsi que, par une drôle de coïncidence, Gentil, qui marchait au hasard tout perdu qu’il était sans son pistolet, tomba sur Grand Méchant, affamé et très contrarié.

- Bonjour, dit Gentil au sourire du petit enfant qui cachait scrupuleusement Grand Méchant.

- Bonjour, répondit mielleusement Grand Méchant, espérant pouvoir voler quelques provisions à ce Gentil si bien nourri.

- Aurais-tu vu mon fusil ? Je l’ai égaré. Depuis ce matin, je le cherche, mais je n’arrive pas à mettre la main dessus…

- Ton fusil ? l’interrogea Grand Méchant.

- Oui, c’est un magnifique fusil ! Très grand, trois mètres environ. Il m’est très cher, c’est tout ce qu’il me reste de mes parents. Je suis orphelin…

- Tiens, moi aussi, l’interrompit Grand Méchant, intrigué qu’un orphelin puisse être si replet. Mais à quoi te sert ton fusil ?

- Eh bien, il sert à récolter mes larmes. C’est très important. Quand je pleure, mes larmes sont brûlantes. Elles contiennent du poison, je crois. Du coup, je m’en sers pour remplir des bombes à larmes dont je charge mon fusil afin de tirer sur les Méchants quand je suis attaqué.

- Ho, c’est une sacrée arme ! En as-tu d’autres ? s’enquit immédiatement Grand Méchant en reculant précautionneusement.

- Eh bien, je suis très très fort, regarde !

Sur ce, Gentil donna une petite pichenette sur le rocher qui était posé à leurs côtés. Dans un bruit de fracas, le rocher éclata en mille miettes. Grand Méchant sursauta et dut se concentrer pour rester caché derrière son sourire. Son instinct lui dictait de sortir ses griffes pour liquider ce danger public de Gentil. Mais sa conscience lui demanda de patienter encore un peu. Après tout, il était orphelin lui aussi.

- Incroyable, s’extasia-t-il avec son plus beau sourire.

- Et puis, je peux aussi devenir une boule de feu si l'on m’attaque, mais ça, je ne peux pas te le montrer, ajouta Gentil si fier de lui qu’il ne s’arrêtait plus de vanter ses qualités. En fait, je n’arrive pas à me contrôler quand je deviens une boule de feu et je peux brûler toute la forêt sans même m’en rendre compte ! J’ai déjà malencontreusement carbonisé les cheveux de mon valet et les doigts de pieds de mon cuisinier. Depuis, ils ne se montrent plus : ils vivent cachés...

Décidément, Grand Méchant devait à tout prix s’éloigner de cette catastrophe ambulante. Il ne tenait pas à finir en poulet rôti ! Il eut alors une idée… diabolique !

- Si tu dis que ton fusil te protège des Méchants, c’est certainement eux qui te l’ont volé. Tu devrais aller voir dans leur manoir… Je crois qu’ils gardent tous leurs trésors dans un grand coffre au salon.

- Ah ! Bonne idée, répondit Gentil en poursuivant sa route, guilleret.

Grand Méchant riait de sa ruse. Gentil allait se faire attraper par les Méchants. Et, pendant ce temps, lui pourrait aller se régaler dans les cuisines de son château.

 

Arrivant aux portes de l’élégante forteresse de Gentil, Grand Méchant ouvrit grand les yeux face à sa splendeur. Il n’était jamais encore venu s’aventurer jusqu’ici.

- Une pure merveille !

Pénétrant dans l’enceinte du château, il se perdit dans les magnifiques jardins sculptés et se surprit même à sentir les douces fragrances des rosiers en fleur.

- Quel veinard ce Gentil, soupira-t-il.

 

De l’autre côté de la forêt, Gentil, pour sa part, avait atteint l’entrée de la propriété des Méchants. Sans un bruit, il se glissa entre les immenses arabesques du grillage pour arpenter le chemin sinueux qui menait au manoir. Il devait se tenir sur ses gardes : les Méchants pouvaient attaquer à tout moment. Avant que toute l’assemblée qui prenait soin de lui au château ne l’évite copieusement, sa nourrice lui avait raconté qu’il y avait bon nombre de pièges dans ce terrible repère : des catapultes, des bombes et même des flèches enflammées. Et s’il se faisait attraper, alors là, quel malheur ! Grand Méchant l’enfermerait dans son donjon et le laisserait mourir de faim. Lui qui était si gourmand. Il devait vraiment faire très attention, se rappela-t-il en caressant son ventre bedonnant.

Tout sur ses gardes qu’il était, Gentil ne rencontra pourtant personne sur son chemin. Il entra discrètement par la porte de derrière, se faufila dans les couloirs et arpenta silencieusement les nombreux escaliers qui menaient à la pièce principale. Mais il n’y avait rien ni personne dans cet immense salon, hormis de vieux fauteuils défoncés et une série d’armures alignées le long de la paroi.

- Lugubre, constata-t-il désenchanté.

Gentil n’eut pourtant pas le temps de se morfondre, car il entendit des chuchotements se rapprocher. Vite, il alla se cacher derrière une armure. Il vit ainsi arriver toute une équipe de Méchants qui ricanaient en se léchant les babines. Alors que ces derniers prenaient possession des canapés, Gentil resta immobile et coi. Il ne fallait surtout pas se faire repérer. Mais qu’arrive-t-il quand une pièce n’est pas nettoyée ? Gentil ne le savait pas, cela ne lui était jamais arrivé… Moi, je vais vous le dire : la poussière s’accumule et vient nous chatouiller les narines.

C’est ainsi que l’armure lança bien malgré elle un magnifique : « ATCHOUM ! »

« BURP ! » répondit, de son côté de la forêt, Grand Méchant après s’être bien gavé.

Grand Méchant avait dévoré tout ce qu’il avait pu trouver : sandwichs, volaille, gâteaux et mignardises… même le chou-fleur y était passé ! Il allait éclater. Le ventre plus gros que les yeux, il se dirigea en titubant en direction du lit pour une sieste bien méritée. Bien entendu, ce qui devait arriver arriva : ne voyant plus par-dessus son ventre bombé, Grand Méchant se prit les pieds dans le tapis et roula comme une boule de bowling bien partie pour un strike.

« BADABOUM ! » fit-il en s’écrasant contre la porte de l’entrée.

« AU SECOURS ! » rétorqua Gentil pris en chasse par l’ensemble des Méchants du manoir alertés par son éternuement.

Pris de panique, Gentil détala hors du salon. Mais pris de panique, Gentil ne peut pas se contrôler. De ce fait, pris de panique, il se mit à se transformer et, par une boule de feu, tous les Méchants du manoir se trouvèrent entièrement grillés.

C’en fut fini des Méchants.

Et la boule de feu chantait : « SCRAAATCH ! »

Et Grand Méchant hurlait : « OUAÏE ! »

En percutant la porte d’entrée du château de Gentil, Grand Méchant avait déclenché le système de sécurité de ce dernier et s’était fait arroser de bombes à larmes. Gentil avait raison : qu’est-ce que ça brûlait !

Mû par une douleur insoutenable, Grand Méchant se précipita dans les jardins jusqu’à la fontaine qui se situait en son centre et plongea son visage d’une traite afin de soulager cette intense sensation de brûlure que lui provoquaient les larmes de Gentil.

« PSCHIII » faisait l’eau qui s’évaporait autour de son visage.

« PSCHIII » répondit la boule de feu de l’autre côté de la fontaine.

D’instinct, Gentil avait foncé jusqu’à son château pour se plonger, lui aussi, dans la fontaine de son jardin afin d’éteindre la boule de feu qu’il était et reprendre son apparence si familière. Celle de Gentil. Celle qu’il affectionnait.

Une fois le calme retrouvé, il leva les yeux en direction de cet étrange personnage de l’autre côté de la fontaine. « Tiens ! Je ne suis pas seul dans mon château ?! Mais ! C’est Grand Méchant ?! » s’étonna-t-il. Plissant les paupières, il le scruta plus intensément.

- Nous ne sommes pas si différents, déclara finalement Gentil en regardant Grand Méchant.

Confus, Grand Méchant ne comprenait pas. Gentil ne semblait pas apeuré. Son sourire d’apparat l’avait pourtant quitté avec toutes ses mésaventures, il en était sûr : il était bien lui-même. Grand Méchant.

Et, pourtant, quand il se pencha pour regarder son reflet dans l’eau cristalline de la fontaine, ce qu’il y découvrit ne ressemblait en rien à ce à quoi il s’attendait. Gentil avait raison : ils n’étaient finalement pas si différents…

C’est ainsi que Grand Méchant et Gentil devinrent amis. Gentil ne se retrouva plus jamais seul et Grand Méchant, quant à lui, ne se fit plus jamais réveiller par les gargouillements désagréables de son ventre vide. Ce qui, entre nous soit dit, le rendit bien moins méchant. Mais CHUT ! ne le lui dites surtout pas, il ne le sait pas vraiment…

Et voilà ! Cette histoire est finie. Vous étiez avertis : ce n’est pas un conte pour les enfants. Non, car jamais on ne leur apprend que les gentils finissent amis avec les méchants et que tous les deux ne sont, finalement, pas si différents… Quelle confusion !

De ce fait, ci-dessus vous a été contée une histoire pour les grands, qu’ils se montrent parfois gentils et d’autres fois méchants, car c’est bien là un conte pour les survivants.

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