« Rap, rap, rapido ! ». Les mains croisées sur son éternel costume noir, l’œil rond et le cheveu gominé, Antoine de Caunes nous aligne froidement de son débit de mitraillette comme l’aurait fait de son Chicago Piano un second couteau d’Al Capone. On ne s’en plaint pas, car le type est doué, et sa programmation, plus que sympathique. Agglutinés sur un sofa au cuir fatigué, nous sommes une demi-douzaine à squatter la chambre de Pedro, hypnotisés comme de petits Moogli par le talent speedo-comique de l’animateur cravaté. Au milieu des chips et des bouteilles de soda, on commente les séquences qui défilent à un rythme frénétique. Pink Floyd chante « The Wall » sur la Place Rouge, Keith Haring, un artiste graffiti proche du mouvement Hip Hop, dénonce les méfaits du crack dans les rues du Bronx, Axel Rose joue au ballon avec une capote sur une scène anglaise et Sting rend hommage à Quentin Crisp, acteur excentrique et icône gay lors du tournage de son dernier clip « An englishman in New York ».
Je suis contente d’être là. Ça n’était pas gagné d’avance. En fait, je peux bien l’avouer, sans ma copine, je n’aurais jamais intégré ce groupe de farfadets malicieux. C’est grâce à elle si aujourd’hui mes fesses reposent sagement contre le flanc cagneux de Fabrice, un boutonneux aux grands yeux soulignés de khôl. Physique ingrat, mais intérieur de velours ! Intelligence, finesse, séduction, c’est une Esméralda dans le corps de Quasimodo. Malgré sa gueule en pointillés et sa carrure de poulet asthmatique, il plaît beaucoup aux filles. De l’autre côté du canapé, sa longue carcasse dépliée de bout en bout, somnole Pedro, le maître de céans. Pedro c’est avant tout du cheveu… beaucoup de cheveux. Derrière cet écran capillaire digne de Robinson Crusoé, deux fentes couleur d’or coulent un regard en biais au-dessus d’une pommette veloutée que la gêne empourpre à la moindre occasion. S’il n’avait pas un humour de gare, je penserais volontiers que le garçon est plus timoré que moi. Coincées sur le divan entre ces singulières créatures, Véro et moi sirotons des cocas tièdes. Assis à nos pieds sur un tapis rasta en provenance directe de la Jamaïque, deux jeunes gens achèvent de composer le groupe. Arnaud et Thierry discutent politique. Plus exactement, Thierry parle, Arnaud écoute. L’un s’agite comme souvent lorsqu’une idée le tenaille, l’autre acquiesce mollement, paupières baissées sur des prunelles envahies de brume.
D’un coup de pied léger, Fabrice secoue doucement le faux endormi, « eh ! Joli cœur, tu es avec nous ? », mais Arnaud se contente de sourire en levant vers moi son visage pur cerné de boucles au cuivre étincelant. Derrière le voile opalescent, le regard du jeune homme sombre dans une mer de tempête où le gris ardoise se mêle au bleu de Prusse. Ce mec est à tomber par terre ! Pas étonnant qu’il ait autant de succès. Fascinée par la beauté fatale, je perçois à peine le son de sa voix lorsqu’il murmure :
– Kiss me baby !
– On l’a encore perdu ! s’exclame Véro en pouffant.
Je la regarde avec un sourire entendu bien que sa réflexion m’agace ; Arnaud n’est certainement pas le seul à être stone. Un coup d’œil à la ronde confirme ma présomption et je songe, un peu amère, à la manière dont j’ai intégré le clan il y a quelques mois. Si la madone y avait déjà sa place, moi, j’ai dû montrer patte blanche. Je savais que la bande se réunissait tous les vendredis soirs chez Pedro, mais jamais je n’étais conviée. Pendant des semaines, j’ai imaginé toutes sortes de raisons pour expliquer cette mise à l’écart et parce que je suis comme je suis, beaucoup d’entre elles étaient liées à ma triste personne. Peut-être me trouvaient-ils trop bête, trop laide, trop chiante ? Un jour, n’y tenant plus, j’ai posé la question à Véro ; elle a fini par m’avouer qu’ils fumaient toute la soirée et ne voulaient pas voir un intrus débouler au milieu de leur petite réunion. Libérée de ma paranoïa, j’ai convaincu ma copine de me faire entrer dans la bande ; je n’avais pas l’intention de m’immiscer dans leurs gentils délires et encore moins de leur faire la morale, je souhaitais seulement être en leur compagnie. Rassurée, Véro a accepté d’intervenir en ma faveur, se portant garante de ma discrétion, mais bien qu’elle m’ait parée de beaucoup d’autres qualités, je n’ai pu échapper au rite de passage.
Sous l’œil sarcastique des garçons, je suis entrée dans la ronde prenant la main de Marie-Jeanne avec les appréhensions d’une débutante. Résultat décevant… moi, « je ne descendais pas de la montagne, sur un chariot chargé de paille, je n’ai pas vu les petits lapins ». J’ai avoué à mes potes que nada, que tchi, nib de chez nib, à part avoir la dalle et la tête à l’envers le lendemain matin, je ne ressentais rien de ce qu’ils m’avaient décrit, juste le sentiment de ne plus m’appartenir, d’avoir l’esprit si dilué qu’aucune pensée ne se fixe et les sens comme des couteaux tranchants à m’inonder de sueurs froides au moindre froissement de papier. Ils se sont contentés de sourire, croisant leurs regards en silence. Arnaud s’est alors assis à côté de moi, a passé son bras autour de mon cou, m’a demandé de fermer les yeux d’une voix douce. J’ai entendu le joint grésiller faiblement puis le souffle chaud du garçon a coulé sur mon visage. Instinctivement, j’ai ouvert la bouche et aspiré la fumée âcre, troublée de sentir son corps si proche. Quelque chose s’est produit à ce moment-là, quelque chose qui n’avait peut-être rien à voir avec l’herbe ou tout à voir, je ne sais pas… une onde, majestueuse, dévorante, m’a parcourue lentement de haut en bas, électrisant chaque cellule de mon être, mes veines tendues de soie rouge ont abreuvé mon cœur d’immensité joyeuse, les chants mystérieux de mon âme se sont accordés à merveille au monde environnant, il n’y avait plus de résistance, plus de méfiance. « Tu vois, bébé, fallait te laisser aller ». Sans le vouloir, Arnaud venait ce soir-là, d’ouvrir une brèche dans ma pauvre carapace.
Jusqu’à l’esquisse de cette troublante étreinte, j’étais convaincue de garder le contrôle en toutes circonstances. Cette ambition, je l’avais définie comme un principe, une règle d’or depuis que la mort de mon père avait provoqué de multiples bouleversements au sein de ma famille et transformé en habitudes ce qui apparaissait alors comme de simples occurrences. En effet, les classiques réunions dominicales s’étaient muées avec le temps, en véritables bacchanals où venaient s’abreuver chaque fin de semaine non plus les seuls parents, mais diverses connaissances, rencontrées au gré des escapades maternelles.
Malgré mon jeune âge, j’ai vite compris l’omnipotence de cette source magique que l’on nomme alcool. Comme l’alpiniste trace son chemin jusqu’au sommet immaculé, j’ai vu des hommes gorgés d’ivresse, grimper en haut de la montagne, terre de promesses et de désirs inavoués. Et puis j’ai vu leur chute. Immédiatement, j’ai saisi la précarité de cette transe éthylique, son côté éphémère et la fuite en avant que cela implique. Boire et boire et boire encore, démesurément, vertigineusement et ce faisant, détruire de façon irrémédiable la magie tant convoitée. Forte de cette analyse, gonflée de suffisance comme la dernière des grenouilles, j’ai voulu essayer un jour où nous étions tous réunis autour d’une sangria et accessoirement de Ben dont on fêtait la communion solennelle. J’ai tenté l’embarquement vers ce paradis liquide avec pour seuls remparts la volonté farouche de ne pas sombrer et cette devise psalmodiée comme un mantra : « Garde à l’esprit qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir, une limite à ne pas dépasser au risque de te transformer en abomination ». Ce premier essai fut une révélation ! Une sensation quasi immédiate d’apesanteur, de gaieté légère, de détente absolue m’a saisie ; avec stupéfaction, j’ai découvert qu’un autre moi se manifestait, un moi solide, habile, énergique, toujours prêt à argumenter et à défendre ses points de vue. Loin de m’anesthésier ou de me mettre à l’écart du monde, je me suis aperçue que l’alcool me donnait de l’assurance et je devenais, moi l’introvertie, la muette, quelqu’un qu’on écoute. Grisée par cette révélation autant que par le vin sucré, j’ai vite oublié mon règlement intérieur et j’ai bu jusqu’à échouer au-dessus des toilettes, la gorge en feu, les mèches de cheveux perlées de fruits acides et puants. Je ne sais pas combien de temps je suis restée ainsi, hébétée, courbant l’échine sous les hoquets douloureux, le ventre vrillé de spasmes, mais je me souviens précisément du moment où j’ai croisé le regard de ma petite sœur, immobile, sur le seuil de la salle de bain, juge implacable de mes lamentables errements. Lorsque sans un mot, elle a tourné les talons et m’a planté là, dans mon vomi dégoulinant, j’ai senti la honte me submerger comme un tsunami terrifiant. Cette scène, tragique, pathétique, misérable m’a fait dessaouler aussi sec.
Trois années ont passé depuis ce jour décisif et je n’ai plus jamais été ivre de la sorte. Cependant, ni cet épisode de totale humiliation ni le sentiment ambigu, teinté de dégoût et de mépris que j’éprouve chaque fois que je surprends ma mère à boire, ne m’ont fait renoncer aux bonheurs de l’ivresse ; les soirs où la vigilance maternelle est affaiblie, je m’autorise un envol vers ces contrées magiques où mon âme est enfin libérée du poids de ses peurs et de son mal de vivre. Si les diverses tentatives en la matière m’ont permis d’avoir une vision assez nette de mes limites, il m’arrive en de rares occasions, de franchir la frontière ; j’emploie alors les grands moyens et fais monter au créneau de ma glotte envasée, les soldats dévoués, lieutenant index et caporal majeur pour qu’ils évacuent le trop plein. Retour à la case départ, le nez tordu au-dessus de la faïence et le visage de Ben, gravé à l’encre indélébile sur les pages grises de mon cerveau. Ainsi, le souvenir de ma cadette me sert-il de talisman lorsque je vais trop loin dans mes pérégrinations alcoolisées.
L’herbe, c’est autre chose… elle me rend vulnérable. Jamais je n’avais ressenti des émotions aussi intenses que celles provoquées par le baiser travesti d’Arnaud. J’ai peur de ne plus savoir garder le contrôle entre les mains de cette fée bleue. Cela m’obsède tant que je ne sais plus quelle attitude adopter avec le groupe. Fumer ? Ne pas fumer ? Serais-je exclue si je refusais de participer ? Lovée au creux du vieux canapé, je les regarde à tour de rôle : je n’ai aucune envie de quitter cette fratrie que je me suis recomposée et au sein de laquelle, plus qu’ailleurs, je me sens à ma place. Je doute qu’ils m’évincent si je ne partageais pas leur rituel, cependant je ne veux pas prendre le risque : à la solitude et l’isolement, je préfère encore les envoûtements malheureux du cannabis. Pour ne pas dévisser comme la première fois, j’essaie de fumer avec modération, je trouve des subterfuges pour éviter le joint sans paraître suspecte. Je joue un peu la comédie, cachée derrière les lunettes roses que j’ai dénichées chez Ganesh, et qui me donnent un p’tit air à la Joplin, tout à fait dans l’ambiance. C’est moche, je sais, mais comment faire autrement ?
– Qu’en penses-tu, Claire ?
– Quoi ?
– De la mort de Malik. Tu ne crois pas que Devaquet est responsable ?
– C’est une interpellation qui a mal tourné, non ?
– Exact, mais sans l’existence du projet, Malik serait toujours en vie.
– On a gagné, c’est le principal.
– À quel prix ? Ce type avait notre âge, Pedro !
Silence. Thierry n’a pas son pareil pour balancer un pavé dans la mare. C’est un idéaliste, impétueux et très intelligent. On lui doit le soulèvement de notre lycée quand la loi sur la réforme universitaire est sortie en novembre dernier. Son charisme et son talent d’orateur nous ont tout de suite enthousiasmés ; au cours de longs monologues fiévreux, il nous a expliqué le projet, critiquant les différentes mesures avec force. Selon lui, la loi allait entraîner la perte du caractère national des diplômes, et nous subirions l’augmentation des droits d’inscription et la sélection à l’entrée des facultés. Comme des milliers d’autres étudiants, nous sommes alors descendus dans la rue pour en exiger le retrait immédiat. Armés de banderoles, au rythme des tambours nous avons arpenté la ville dans un esprit de fête malgré le sérieux de nos revendications. Le drame de la rue Monsieur-le-Prince où Malik, frappé par des policiers, a succombé à un malaise a mis fin brutalement aux cortèges. Trois jours plus tard, Chirac abandonnait le projet et demandait sa démission au secrétaire d’État.
– Bon, sur ces bonnes paroles, on vous laisse entre mecs !
Véro se lève et file ramasser nos manteaux entassés dans l’entrée. Thierry intervient, sarcastique :
– On n’a pas la permission de minuit, les filles ?
– J’ai promis à sa mère qu’on rentrerait tôt.
– Je prends mon vélo et je vous raccompagne…
– Non merci, Arnaud, ça ira.
– Dommage, vieux ! s’esclaffent en chœur Thierry et Pedro, goguenards.
– Marrez-vous, bande de puceaux !
– Classe… soupire Fabrice en levant vers nous un regard désespéré.
Véro profite de cet échange sympathique entre les garçons pour me jeter la veste sur les épaules et m’entraîner dans le couloir. Je n’offre pas la moindre résistance bien que je sois agacée.
– Salut la compagnie ! lance-t-elle en claquant la porte. Dehors, je ne peux m’empêcher de l’interpeller.
– Tu m’expliques ?
– Désolée, mais je ne supporte plus Thierry et ses tirades de grand chef.
– Il a raison, pourtant.
– Oui, c’est bien pour ça qu’il est chiant.
Elle tire un paquet de cigarettes de sa poche, en allume une et me la tend sans un mot. Je refuse en maugréant.
– Allez, ne fais pas la tête. C’est vrai, j’ai promis, non ?
Elle me donne un léger coup de coude.
– C’est qui ton ange gardien ? Celui en qui ta mère a une confiance aveugle ?
– C’est toi, je réponds et on se marre toutes les deux, au milieu de la rue déserte.
Seul, sous le halo des réverbères, un chat efflanqué et pouilleux continue sa ronde famélique autour des poubelles.
– J’ai parlé à mon frère.
– C’est vrai !
– Il veut te rencontrer avant de prendre une décision.
– Je sens que c’est fichu !
– Mais non… Sors-lui les violons, c’est un romantique sous ses airs de petit dur.
Elle aspire une bouffée, puis reprend, derrière les volutes de fumée qui s’échappent de sa bouche.
– Par contre, il ignore que tu ne sais rien de Marco.
– J’inventerai…
– Mentir me semble plus approprié.
– Tu trouves que je vais trop loin ?
Elle réfléchit quelques secondes avant de répondre.
– Non, c’est cool… mais fais attention quand même !
– Promis !
Je lui saute au cou, elle me repousse illico.
– Bas les pattes ! Caresses de chat apportent des puces.
– Tu finiras vieille fille à débiter des conneries à un caniche permanenté !
– C’est toujours mieux que d’élever une ribambelle de mioches en Italie !
Elle enfourche subitement sa mobylette et pédale avec énergie, la main crispée sur sa poignée d’accélérateur.
– Attrape-moi si tu peux ! me lance-t-elle en partant.
– T’as pas dit chat !
Je démarre en trombe et file dans son sillage tandis que la nuit citadine avale sans broncher le bruit de nos 103 pétaradants. Déjà, on ne voit plus que deux minuscules points rouges scintiller sur le gris du bitume.
Ce qui m'a un peu gênée :
- Chicago Piano ==> je ne sais pas ce que c'est, je pensais que c'était un piano, mais j'imagine que c'est une arme ? Je ne suis pas très sûre d'avoir compris la phrase
Mes phrases préférées :
- hypnotisés comme de petits Moogli ==> haha c'est très mignon
- prenant la main de Marie-Jeanne avec les appréhensions d’une débutante ==> joli !
- cette fratrie que je me suis recomposée ==> <3
Remarques générales :
Tout le premier paragrahe nous remet bien dans l'ambiance 1987, c'est top !
J'aime toujours autant les descriptions sarcastiques des gens qui l'entourent ! "sa carrure de poulet asthmatique" m'a fait hurler de rire ^^
Le passage sur l'alcool est aussi très chouette. Encore une fois, je trouve qu'elle a beaucoup de recul sur la vie et c'est très impressionnant pour une fille de son âge ! Pour moi, c'est la preuve qu'elle n'a pas eu une enfance facile et qu'elle est peut-être devenue adulte malgré elle, trop tôt.
C'est un chapitre sympa, même si j'ai trouvé la fin un peu rapide :)
A bientôt !
Merci pour ton retour chaleureux ; c'est toujours gratifiant de voir que son travail est apprécié. Tes commentaires m'aident a avancer et me donnent confiance en moi. C'est cool !!!
Tu as bien deviné ; le Chicago piano est le surnom d'une mitraillette utilisée par les mafieux durant la prohibition (on l'appelle aussi mitraillette à camembert à cause de son chargeur en forme de cylindre ;-)
À bientôt