Ethan • « Le roseau ne pliera pas devant la montagne »

J’ai toujours été quelqu’un de conventionnel, j’ai toujours tenu à faire les choses correctement. Or, moi-même je ne m’explique pas cet oubli. Oubli que je compte bien réparer très rapidement ! Et il m’a semblé que la journée a passé à une vitesse folle pour me permettre de mener à bien ma mission. Car, oui, demander à Moïra O’Brian la main de sa fille, ce n’est sûrement pas comme se confronter à feu Thomas O’Brian, bien plus conciliant dans son attitude.

Le bâtiment au pied duquel je me tiens m’écrase de sa hauteur. Chacun des gratte-ciels aux façades chargées de publicités oppresse la population par leur prestance et leur majesté. Le métal et le verre s’allient dans une harmonie sans pareil et ça aurait pu être magnifique si le trafic, qu’il soit aérien ou terrestre, n’était pas aussi chargé. Mes yeux se ferment, tandis que je me soustrais au vertige factice qui m’envahit. À force de rester le nez en l’air, les bâtiments me donnaient l’impression de s’allonger, de s’étirer encore plus, comme s’ils voulaient crever la voûte céleste.

Et moi, immobile au milieu d’une foule grouillante qui m’ignore, j’étire mes lèvres dans un sourire amusé. Être anonyme a quelque chose de plaisant, de rassurant. Je me sens protégé du regard des autres, encore plus quand je suis en civil. Alors, j’abuse de ces moments où on ne va pas me regarder avec cette curiosité mêlée d’une envie étrange parce que je porte les attributs de la Confédération. Je profite de ces instants où je ne suis qu’un inconnu de plus dans une foule qui ne me verra pas. C’est reposant. Je me concentre, cherchant à entendre les dix-huit heures que sonnera la vieille église gothique, coincée quelque part entre deux buildings, dernier vestige d’un monde qui s’est effondré pour mieux se redresser… pense-t-on.

Les dernières secondes s’égrainent et filent puis, les premiers coups de cloches sonnent. Mes petits circuits imprimés près de mes oreilles brillent un peu plus, me permettant d’entendre ce bruit si particulier que j’affectionne. Je ne suis pas croyante, contrairement à ma fiancée, mais je ne peux pas nier mon attrait pour l’ambiance des églises et autres bâtiments religieux. Il y a quelque chose de mystique qui se produit quand on pénètre dans un tel lieu ; on s’y sent observé, écrasé par une majesté que l’on ne peut trouver nulle part ailleurs. Pas même aux pieds des bâtiments imposants de notre civilisation trop moderne.

Les portes automatiques de bureaux de la Confédération s’ouvrent et les premiers employés civils s’en échappent déjà. Ce que je veux voir, moi, c’est la chevelure rouge si particulière de l’amirale O’Brian, son nez droit sûrement relevé par fierté. Je la cherche du regard, toujours immobile, et elle apparaît, enfin. Le visage relevé vers les différentes façades, je vois ses lèvres s’entrouvrir. Pousse-t-elle un soupir dédaigneux devant l’inondation d’images, de publicité pour paraître toujours plus jeune, pour des implants toujours plus perfectionnistes ? Peut-être, ça ne m’étonnerait pas. Je m’approche d’elle à grands pas et ne l’interpelle qu’en posant ma main sur son épaule. Elle sursaute et fait volte-face vers moi, tandis qu’elle affiche une franche surprise :

— Oh ! Ethan… Je ne m’attendais pas à te voir ! Quelle surprise !

Puis, c’est un sourire radieux qui étire ses lèvres, un sourire que j’aurai aimé qu’Eireann voie. Mais la fille est si obstinée dans son absence d’envie de réellement renouer contact avec sa mère, qu’elle loupe clairement des moments agréables. Car, Moïra, toute aussi froide et implacable qu’on peut la dépeindre au travail, n’est pas un monstre sans cœur. 

— Mais j’en suis très heureuse !

— Bonjour, Moïra. Ça faisait effectivement un petit moment qu’on n’avait pas eu l’occasion de se retrouver. Je profite de quelques perms à Pretoria pour se faire.

J’ai senti que je me retrouvais en terrain glissant ; si on n’a pas pu se voir régulièrement, c’est bien à cause de la dispute entre les deux femmes, et de la rupture des communications. Et il n’y a pas besoin de revenir sur ce sujet de dispute, qui est encore trop sensible pour Eireann, et très certainement pour sa mère. Même si Moïra ne va pas l’exprimer aussi franchement que sa fille. Et puis, aussi étrange et surprenant que ça puisse paraître, je l’apprécie énormément, en plus de profondément la respecter.

— On pourrait… profiter de l’occasion autour d’un café ? Ou d’une tasse de thé, plutôt ? proposé-je, le cœur rapide.

La main de l’amirale se resserre autour de la lanière de son sac, tandis que celle qui demeure libre replace son béret sur le haut de son crâne. Elle évite mon regard, alors que le sien exprime une surprise grandissante.

— Je te prends au dépourvu, j’imagine. Au pire… Si tu es occupée, on peut se prévoir ça à un autre moment. Je suis là pour deux semaines avant de repartir en mission.

Les derniers mots meurent à peine sur mes lèvres qu’un large rictus moqueur illumine le visage de l’officière. Cette fois, ses iris verts brillent d’une malice sans pareil. Elle chasse une mèche rouge derrière son oreille et susurre :

— Ethan Morthon, je ne suis pas née de la dernière pluie. Tu n’as pas attendu comme un idiot devant les bureaux de l’État-Major juste pour le plaisir. Et ce n’est certainement pas un hasard si tu es là.

— On ne peut décidément rien te cacher !

Parce que ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces ! Un petit rire s’échappe des lèvres de l’amicale qui enroule son bras autour du mien. Je me ressaisis, peu habitué à ce genre de contact de la part de ma belle-mère. Et si elle me laisse choisir le lieu, je prends ça pour un défi. Elle me teste, elle teste toujours les gens, de toute façon. Si je veux me la mettre un peu dans la poche, il faut que je choisisse un lieu qui lui convienne. Et quiconque connaît un tant soit peu l’amirale sait que l’endroit idéal est un bar à chats. Oui, parce que la terrifiante Moïra O’Brian fond devant une de ces boules de poils. Je préfère les chiens, pour ma part, parce que je trouve les félins beaucoup plus fourbes et déloyaux. Ce n’est que mon avis.

Un sourire fleurit sur mes lèvres, tandis que nous fendons la foule dense en direction du seul lieu de ce genre que je connaisse à Pretoria – et qui soit également un minimum distingué pour une femme de cette stature. Je sais que je dois être malin et audacieux, parce que Moïra va jouer avec moi. Si Eireann a tendance à jouer les ingénues pour avoir ce qu’elle veut – surtout quand ça vient de ma part – l’officière générale aura tendance à appuyer sur mes craintes les plus viscérales. Et s’il en est une qu’elle connaît avec le temps, c’est bien ma peur du rejet. Me voir opposer un refus à une demande m’apparaît toujours insupportable. Si avec le temps, j’ai appris à gérer mes déceptions au niveau professionnel, je peine encore à les endurer au stade personnel.

Moïra est une épreuve, donc, que je compte bien passer haut la main. Alors, quand nous arrivons devant le bar à chats et qu’un siamois nous fixe de ses yeux bleus, je la sens déjà se détendre à mon bras. Parfait ! Un serveur, androïde vu le code-barre sur le côté gauche de sa nuque, nous accueille d’un air affable. Il attend, guindé, que nous nous installions et que nous l’appelions. Enfoncé désormais dans de moelleux coussins en velours violet, un chat de gouttière aux longs poils noirs vient déjà se frotter aux jambes de l’amirale.

Elle me regarde, de cet air empreint de sévérité et de malice qui me fait déglutir péniblement. Je vais devoir m’accrocher ; elle ne va pas hésiter à résister. Sauf que ma détermination n’est pas près de flancher. Surtout pas alors qu’il s’agit de demander la main de ma compagne à sa mère. Et quand bien même leurs relations ont été un peu biaisées ces dernières années, j’ai conscience de l’amour hors du commun que porte l’amirale à sa fille, et ce même si elle a une façon très particulière de lui montrer.

Malheureusement, si je l’ai compris, ce n’est pas le cas d’Eireann, qui refuse encore d’accepter l’idée, comme une adolescente en pleine crise qui cherche constamment à se rebeller. Mais, au final, c’est un peu ça, Eireann. Une adolescente coincée dans le corps d’une adulte, qui se débat avec elle-même et contre elle-même pour coller à un moule trop petit pour elle.

— Donc, commence Moïra, tu souhaites me parler d’un sujet particulier.

Je hoche la tête, mais aucun mot n’a le temps de franchir le barrage de mes lèvres que l’amirale continue, sans rompre un instant le contact visuel.

— Ça n’a aucun rapport avec la Confédération, puisque tu aurais demandé un entretien officiel dans les locaux.

Je me redresse par réflexe, pour mettre mon dos le plus droit possible. Un chat blanc vient s’immiscer entre nous deux, roulant sur les deux, toutes pattes écartées, dans l’espoir de recevoir une gratouille sur le ventre. Moïra se dévoue à la tâche sans rechigner, et plonge ses longs doigts dans la fourrure épaisse de l’animal. Elle baisse le nez, et semble s’intéresser plus au félin qu’à moi.

— Ta façon de te tenir n’est plus naturelle. Tu es trop raide, et ce n’est pas dans tes habitudes en public. D’ailleurs, tu as un tic nerveux à l’œil gauche, tu le savais ?

Je le sais, ai-je bien envie de lui dire. Elle n’a de cesse de caresser le chat, qui ronronne d’aise et ne me laisse toujours pas l’occasion de parler. C’est agaçant, cette manie qu’elle a, sauf que je prends sur moi ; hors de question de me la mettre à dos !

— Tu es fébrile, et les rares fois où tu l’as été, c’est quand un sujet concernait ma fille. Et te connaissant…

Elle relève lentement le nez vers et me lance le sourire le plus effroyablement froid qui m’ait jamais été adressé.

— Tu veux me demander sa main.

— Oui, et c’est… mh… pour ça que…

— Non, coupe-t-elle sèchement.

Une lourde chape de plomb tombe sur mon estomac. Elle plonge ses iris émeraude dans les miens. Je déglutis, la bouche soudainement pâteuse. Elle offre toujours des gratouilles sur le ventre du chat, visiblement bienheureux d’être ainsi posé. L’androïde de service s’approche et demande de sa voix synthétique :

— Ces messieurs-dames ont-ils fait leur choix ?

— Je prendrai une infusion à l’orange, commande Moïra sans jeter un regard au robot. Monsieur prendra un thé à la bergamote.

— Bien, note le serveur avant de s’éloigner.

Pas une seule seconde Moïra n’a daigné rompre le contact visuel. Elle ne m’a même pas laissé le temps de m’exprimer. J’ai hésité un court instant, j’ai montré une toute petite faiblesse et elle en a profité pour s’engouffrer dans la faille pour m’achever. Et tout officier auquel on prête un certain charisme que je suis, je n’ai pas la prestance de Moïra. Elle sait jouer, à n’importe quel moment du jour et de la nuit, de ce qu’elle est devenue au fil des ans. Si je ne la crains pas, pourtant, elle m’a bien dit un « non » qui est cinglant à mes oreilles. De ses mouvements lents et mesurés, elle ramène un peu le chat contre elle, qui se love et ronronne de plus en plus fort.

— Je ne donnerai pas la main de ma fille à un homme qui stresse devant moi.

La douche n’est plus froide, elle est glaciale ; elle utilise un bref instant de stress pour me mettre à terre. D’autant qu’elle ne sourit pas, je n’ai aucun moyen de savoir si elle se joue de moi. Il me faut de longues secondes de réflexion avant de comprendre qu’il s’agit sûrement d’un test. Elle ne partage pas la philosophie de Cameron Nivens… il me semble. C’est donc avec la plus grande des prudences que je reprends la parole ; c’est à mon tour de monter sur scène.

— Le stress peut être un bon moteur s’il est géré correctement. Ce n’est pas quelque chose de mauvais que je t’oppose. Même si j’appréhende effectivement ta réaction, je suis excitée. Parce que l’engagement dont je te fais part est plus par respect qu’autre chose.

— Cela signifie que, même si je te refuse la main d’Eireann, tu l’épouseras quand même ?

— Oui, affirmé-je après un instant d’hésitation et de réflexion. Parce que cet engagement n’est pas anodin à mes yeux, et qu’il est sacré aux siens.

Les yeux de l’amirale se plissent, tandis qu’elle noue ses doigts ensemble. Son menton posé sur ses mains, elle m’observe d’un air acéré, comme un aigle prêt à fondre sur sa proie. Elle demeure silencieuse, même quand le serveur nous apporte nos boissons et que les riches effluves de nos infusions viennent taquiner mes narines. Je la laisse s’enfermer dans son silence et me pare d’un sourire poli. Je ne vais pas trop partir sur l’offensive, cela risquerait clairement de se retourner contre moi.

— Tu es sa seule et unique relation, tu es au courant ? m’interroge-t-elle. Elle n’a connu personne d’autre que toi, qui te dit que tu es fait pour elle ?

La question fait mal, mais elle a du sens. Un temps de réflexion, court, m’ait nécessaire. Il n’y a pas de bonne réponse, mais il est des choses dont je suis certain :

— Je tiens à son bonheur et je veux y contribuer. J’ai été l’un de ses plus indéfectibles soutiens ces dernières années. Je ne suis pas responsable de sa réussite actuelle, mais j’ai toujours veillé à être présent. Pour le meilleur et pour le pire, comme on dit.

Moïra enroule finalement ses doigts autour de sa tasse et baisse légèrement la tête.

— Et si tu refuses encore, eh bien tant pis ! nous fuirons sur une île déserte ou à Vegas pour nos noces.

Un hoquet et une quinte de toux retentissent, tandis que l’amirale manque de s’étouffer avec l’unique gorgée d’infusion qu’elle s’apprêtait à prendre. L’authenticité de sa réaction est un signe : je suis sur la bonne voie. Alors, à mon tour, je bois un peu de mon thé, m’enivrant de l’odeur de la bergamote. J’ai toujours adoré les thés russes, même si j’ai un petit attrait plus particulier pour la vanille ces derniers temps. Que voulez-vous, j’aime les senteurs sucrées !

— Las Vegas, c’est démodé ! râle Moïra. J’ose espérer que tu seras plus imaginatif pour vos noces que d’arracher un oui aux lèvres de ma fille devant une starlette de pacotille.

Un sourire étire mes lèvres ; Moïra n’a sûrement jamais vraiment voulu me tester, en réalité. Peut-être ne cherchait-elle qu’à être rassurée, se dire que je ferais tout pour Eireann. Je risquerai d’être trop fleur bleue, mais j’irai jusqu’à prendre un bus pour ma fiancée. Tout, plutôt que la voir souffrir !

— Merci, Moïra.

— Je vous souhaite d’être heureux. Jusqu’à la fin.

Le fait qu’elle insiste sur les derniers mots est étonnant et je fronce des sourcils, soufflant un peu sur mon propre thé. Je sais que nous serons heureux. Après huit ans de vie presque commune, je n’imagine aucune raison d’arriver jusqu’à un divorce. Même si les couples militaires ont tendance, parfois, à éclater à cause de l’absence, de la distance, et ce à plus forte raison depuis la création de la Confédération Terrienne. Alors, oui, un peu égoïstement, j’espère que jamais rien ne viendra me séparer d’Eireann. L’épouser reste une façon comme une autre de marquer ma détermination à passer le plus de temps possible à ses côtés. Jusqu’à la fin, aussi loin soit-elle.

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drawmeamoon
Posté le 10/02/2021
Je suis beaucoup trop
Fan
D'Ethan
Et de
Moïra !

Déjà ce non catégorique m'a fait rire, mais plus sérieusement ils sont adorables (et la voir fondre face à des chats ca me plait beaucoup ! )
Avoir pu visiter un peu la ville en découvrir plus sur la terre aussi ca c'est vraiment géniale, parce que c'est comme si quelqu'un avait changé la déco chez moi : je reconnais et en même temps je reconnais pas et c'est excellent comme sensation de vertige. En parlant de vertige, l'introduction du chapitre avec les sensation d'Ethan est fabuleuse
Bref comme d'habitude, excellent chapitre, fluff comme les derniers que j'ai pu lire (je. m'attends. au. pire. pour. la. suite) je suis heureuxse de lire ton histoire même si la je suis frustræ d'être arrivæ à la fin des chapitres dispo. J'étais bien content•e finalement d'avoir pris du retard pour pouvoir m'en enfiler, là je vais attendre ta prochaine publi comme mimi attend ses croquettes !
Breeefouille
Merci pour cette lecture délicieuse, j'aime vraiment trop et j'ai hâte de voir leur mariage hein hihi <3
À bientôoot (Lov u)
AislinnTLawson
Posté le 10/04/2021
T'es tellement l'an des rares à aimer Moïra, c'est fou XD
Et ta comparaison avec Mimi qui attends ses croquettes jpp je hurle xD
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