Eté 1892

   Le manoir de Hautefleur se meurt à présent, derrière des murs de ronces aux épines acérées et aux fleurs d’églantier d’un rose diaphane, délicatement parfumées. 

Dire qu’il avait été le lieu de fêtes d’une folle décadance, aux nuits immortelles et interminables. Il avait été l’un des plus beaux du Comté de C., l’un des plus prestigieux par sa collection de peintures impressionnistes et ses vitraux gothiques aux couleurs flamboyantes. 

Sa gloire passée, il repose tristement derrière ses grilles d’entrée au fer rouillé lourdement cadenassées.  Sa mare jadis regorgeant de nénuphars et grouillant de reptiles en tous genres, est à présent asséchée et apparaît tel un trou béant au milieu d’une chaussée. 

Le jardin immense fait de terrasses et abritant la plus belle roseraie du Comté, ressemble à présent à une jungle hostile. Même la grande serre en verre et fer forgé ornée des initiales de la famille, a perdu de sa splendeur. Ses vitres sont brisées, et à l’intérieur sont entassés des bacs vides  et  des outils détériorés et hors d’usage. 

Dieu que la vie est cruelle avec cette bâtisse qui a vu en son sein s’épanouir six générations du clan des Hayworth. 

 

  Le dernier bal donné dans les jardins du manoir eu lieu lors du solstice d’été de 1892. Comme chaque année, le jardin était illuminé par des lanternes ornant les arbres, et un grand feu était allumé afin de célébrer la nuit la plus courte de l’année. De grandes tables en bois massif étaient disposées sous les châtaigniers et regorgeaient de mets légers et boissons fraîches. Une centaine de convives étaient réunis ce soir-là en réponse à l’invitation de Harriet et Percy Hayworth et leurs enfants. Les quelques villageois invités dansaient en ronde  autour d'un grand feu de paille. Les invités de marque venaient de tous les comtés environnants, et certains scrutaient la moindre faute ou défaillance liée à l’organisation de cette soirée. L’on trouvait Lady Mary, douairière et mère de Percy, plus fatiguée et lasse que l’année dernière. Certaines dames jugeaient les petites Violet et Emily bien trop sauvages et  débridées lorsqu’elles furent invitées  à venir danser pieds nus dans la ronde des villageois. Les fillettes avaient détachées leurs chignons trop  serrés, et ouvert l'encolure de leur robe blanche  étriquée tant elles souffraient de la chaleur de cette nuit. Percy et Harriet étaient occupés à divertir et entretenir la conversation avec leurs convives, tandis que Henry et son aînée Clara découvraient la liberté et erraient dans le parc avec leurs amis. 

Le parc regorgeait d’endroits secrets et insolites: une discrète chapelle située tout au fond du jardin accueillait les tombes des ancêtres des Hayworth dont celle de John,père de Percy, mort de la fièvre jaune après un voyage au Caire. Violet et Emily, à seulement six ans, adoraient ce lieu sombre dont la lumière entrant à travers les vitraux dessinait sur les dalles gravées  des rayons d’un bleu et d’un rouge éclatant. Elles étaient encore trop innocentes pour appréhender la mort et son folklore, à l’inverse de Henry et Clara qui adoraient y emmener leurs amis afin de les terrifier avec des histoires de fantômes montées de toutes pièces. 

A côté de la chapelle se trouvait une cascade, et surtout l’orée de la forêt qui entourait le domaine, et dont on avait toujours défendu aux enfants de s’y rendre seuls. Mais à douze et onze ans pour Clara et Henry, les interdits n’avaient maintenant plus trop de sens. Cette envie d’exploration  nocturne de la forêt fut provoquée par la curiosité excessive de Joshua, leur cousin âgé de treize ans. Joshua était le fils unique de leur tante Hortense, soeur de Harriet. Il était de caractère farouche et mystérieux, contrairement à ses cousins qui étaient eux des plus sociables, répétant chaque jour les paroles de politesse maintes fois répétées par leurs parents.  

-Paraît que la forêt vous est interdite à cause d’une simple légende! 

-Qui t’as dit ça?! L’interrogea sa cousine.

-Des bûcherons qui traînent près de mon domaine, et avec qui j’aime discuter. 

-Ne l’écoute pas Clara, la forêt nous est juste interdite car nos parents craignent que nous nous y perdions.

-Foutaises…

-Arrête Joshua! Dès que tu es invité à Hautefleur  tu crées des histoires, comme si tu souhaitais ne plus revenir ici! 

Clara prit ses deux amies par la main et se dirigea vers la chapelle. Elle en arrivait souvent à le détester, mais revenait vite à la raison, et se disait qu’il était son unique cousin et qu’elle devait l’accepter tel qu’il est. Josephine et Rose, ses meilleures amies, étaient captivées par la fougue de Joshua. Elles étaient lasses des garçons qu’elles cotoyaient par leur milieu respectif, et lasses de leurs bonnes manières. 

-Attends Clara! Ecoutons ce que Joshua a à nous dire au sujet de cette légende! C’est tellement palpitant! Rose  trépignait d’impatience et de soif d’aventures.

-D’accord… Mais je suis sûre qu’il aura inventé cette soi-disant légende afin de nous effrayer tous ce soir!

Les fillettes remontèrent alors l’allée menant vers la forêt  à grandes enjambées. Elles aperçurent Henry  qui écoutait religieusement son cousin, assis sur un tronc de chêne coupé. Joshua faisait alors de grands gestes, et semblait vibrer de ce qu’il racontait. 

-Ecoute Clara! C’est effroyable! 

-Je tiens cette histoire d’un jeune homme qui travaille sur notre propriété qui vit maintenant bien loin d’ici! Il a préféré fuir dans les montagnes après avoir été témoin de quelque chose d’épouvantable. 

-Reprends tout depuis le début, on t’écoute!

Clara, Rose et Joséphine s’étaient elles aussi assises auprès de Henry et de son ami Jean. 

-La forêt qui entoure Hautefleur est maudite. Jamais aucun bûcheron ne s’y est aventuré. Les arbres et les ronces poussent de manière anarchique, si bien qu’il est maintenant inaccessible! N’entendez-vous pas de bruits étranges la nuit depuis vos chambres?! 

-Non, murmurait Clara. Je ne crois pas avoir entendu le moindre bruit suspect..

-Alors tu es bien la seule! Henry m’a dit tout le contraire!

-C’est vrai! Une nuit où la pluie tombait très fort et battait contre mes volets, j’ai cru entendre un rire glaçant qui semblait venir du fond du parc, et résonnait autour du manoir. Le lendemain, j’en ai parlé à nos parents au petit-déjeuner, mais ils ont esquivé la conversation. C’était avant que tu nous rejoignes à table.

-Pourquoi ne m’en avoir jamais parlé?!

-Je ne voulais pas t’effrayer.

Clara, Henry et leurs jeunes amis tremblaient à présent, tandis que Joshua, les yeux exorbités et le rire gras, mourait d’impatience de leur raconter la suite. 

-Tu vois Clara, ton cousin ne raconte pas que des mensonges! Je continue… La forêt centenaire qui entoure Hautefleur est la cause de bien des malheurs dans le comté de C. Vos ancêtres l’ont toujours su, mais ils étaient trop fiers pour quitter cette immense propriété qu’ils ont bâti sur des terres qui ne leurs appartenaient pas! 

-Arrête de raconter toutes ces sottises au sujet de nos ancêtres! Le visage de Henry était rouge, et il se dressait face à son cousin le poing fermé. 

-Si tu ne me crois pas, vas consulter les vieux cadastres! J’ai fait mes propres recherches depuis! La forêt s'étendait jusqu’au manoir,vos ancêtres en ont rasé une bonne partie! Ils ont voulu bâtir le plus grand domaine que le comté n’ait jamais connu. 

-Que s’est-il passé après qu’une partie de la forêt ait été rasée? Clara était interpellée par cette facette de ces ancêtres qu’elle découvrait ce soir.

-Le manoir fut construit, ainsi que les jardins. Tout était encore plus somptueux et spectaculaire que cela ne l’est aujourd’hui. L’on n’avait encore jamais vu de manoir aussi haut et avec autant de pièces. Même les gazettes mondaines françaises parlaient de Hautefleur. Les jardins accueillaient des troupes de théâtres, et même des ballets. Vos aïeux avaient atteint là une  reconnaissance  suprême... Et puis, la nature se vengea, la forêt reprit ses droits.

-Mais comment?! le coupa Henry.

-Des loups virent à apparaître dans les jardins. Des gardes chasse veillaient alors jour et nuit afin que ceux-ci ne s’approchent pas trop. Ils se faufilaient à travers les haies et les rosiers. Jamais un tel animal ne s’était autant approché de l’homme. Les enfants avaient ordre de ne plus sortir. L’on ne laissait plus les portes et fenêtres grandes ouvertes, le manoir de Hautefleur se referma et toutes les festivités et bals furent annulés. La petite Charlotte, votre arrière-grand-mère, faillit être enlevée par une de ces bêtes alors qu’elle jouait paisiblement dans la nursery. La louve était face à l’enfant, elle la fixait calmement en avançant d’une manière calme et méthodique afin de ne pas effrayer la fillette.  Sa gouvernante revint dans la pièce en hurlant et ameutant tout le personnel. La louve prit peur et déguerpit en sautant adroitement par la fenêtre qui donnait sur la terrasse. La jeune femme  fut congédiée pour s'être absentée en  ayant laissé la fenêtre entrouverte lors d’un après-midi ensoleillé. 

Charlotte passa alors le reste de l’année à l’étage, et ne descendit que le soir venu, une fois tous les volets fermés, afin de dîner dans la cuisine. La petite fille n'eut absolument pas peur de la louve, et répéta à ses parents que celle-ci ne lui voulait sans doute aucun mal.

-Si vous l’aviez vu...son regard était si doux!

Elle conserva une fascination étrange pour cet animal, et interdit à ses parents de les abattre quoi qu’il arrive. Son souhait fut respecté, et l’on érigea alors de hautes et étroites clôtures autour du domaine, jusqu’à la forêt. 

-J’aurais aimé connaître Charlotte. murmura Clara à son cousin

-Des clôtures il n’en reste rien aujourd’hui, et la trace des loups non plus!

-Que c’est-il passé ensuite,! L'interrompit Jean. 

-Une fois la disparition des loups, les fêtes reprirent de plus belle et Hautefleur retrouva de sa superbe. Mais un soir de pleine lune, alors que le parc était éclairé par la lumière claire de cet astre, le père de Charlotte aperçut une silhouette de femme sortant de nulle part. Les alentours du domaine étant sécurisés et clôts, il ne sut pas d’où elle pouvait venir. Le grand portail d’entrée  était cadenassé chaque soir, et Hector le majordome faisait toujours un tour de la propriété avant de rentrer se coucher.  La silhouette demeurait immobile près du grand sapin, et regardait en direction du manoir. Le père de Charlotte, sortit et tenta de s’approcher d’elle. Elle était frêle et très grande, elle semblait parée d’un grand châle blanc descendant jusqu’aux pieds.   A mesure qu’il s’approchait il ressentait  un froid saisissant,et il ne parvenait pas à distinguer de traits sur le visage de cette silhouette pâle. Hector qui l’observait depuis la terrasse, entendit son maître hurler de douleur et le vit s’effondrer. L’homme avait tenté de s’approcher trop près de l’inconnue, il avait alors été saisi par un froid glacial en cette chaude nuit d’été, et gémissait au sol en tenant ses mains couvertes d’engelures. La silhouette avait disparu en quelques secondes, Hector qui secourait le père de Charlotte était terrifié par la scène irréelle à laquelle il avait assisté. Le manoir ferma à nouveau ses portes, et annula toutes ses festivités . Cette année-là, le bal du solstice d’été n'eut pas lieu. Hautefleur tira sa révérence pour la saison. Le maître des lieux souffrait encore le martyre et peinait à utiliser ses mains à présent atrophiées. Charlotte, qui était une petite fille intelligente et pleine d’esprit, passait son temps dans la bibliothèque afin de trouver le moindre indice sur cette silhouette surnaturelle. Il se murmurait déjà dans le comté de C. que le lieu devait être maudit, et les habitués du manoir n’osaient plus s’en approcher. Une partie de leur personnel les quitta également.Ils étaient bien trop superstitieux pour continuer à vivre sur des terres hantées. 


 

  Pendant que Joshua racontait l’histoire horrifique des lieux, un feu d’artifice embrasa le ciel dégagé et constellé d’étoiles à minuit pile. Les feux tirés raisonnèrent dans tout le village, le manoir de Hautefleur était encore une fois au centre de toute l’attention. Personne ne semblait se soucier de Clara, Henry et les autres. Ils pouvaient alors profiter du ciel bruyant et clignotant de feux  dorés et argentés, pour finir l’étrange histoire du manoir. Alors que Joshua s’apprêtait à reprendre son récit, devant une assistance des plus fascinée et attentive, ils entendirent de grands cris provenant des jardins. 

-Violet! Emily! 

Henry et Clara se levèrent en chancelant, ces cris  désespérés appelant leurs petites sœurs les tourmentèrent au plus haut point. Ils marchèrent à grandes enjambées vers les jardins, et se retrouvèrent vite face à une multitude de  torches éblouissantes. Une grande partie des invités ratissait les jardins et l’orée des bois à la recherche des fillettes.

-Papa, maman! Que se passe-t-il?! 

-Clara! Henry! Vos sœurs ont disparu sans que personne ne s’en rende-compte, je les ai cherchées lorsque l’on a tiré les feux d’artifice. Elles n’étaient plus en train de danser à côtés du feu, et Jeanne du Bois-Joli, m’a dit qu’elles les avaient vu quitter le jardin en suivant une grande dame vétue de noir. 

-Peut-être était-ce juste leur nourrice?! L’as tu cherchée?! demanda Henry 

-Ce n’était pas Clarisse, elle avait une permission ce soir et elle est partie chez sa mère à Harcourt. Votre père a mobilisé tout le monde dans le manoir, afin de fouiller toutes les pièces, et j’ai ordonné aux invités de ratisser toute la zone du jardin.

-Ne t’inquiètes pas maman, elles doivent être parties observer le feu d’artifice depuis un lieu plus calme. Jamais elles ne rateraient un tel spectacle! la rassurait Clara dont l’angoisse dissimulée lui serrait la gorge. 

-Ne vous en faites  pas ma tante, nous sommes les plus jeunes et les plus rapides, à nous six l’on va parcourir la zone avant même que vous n’en ayez exploré la moitié! se targuait Joshua toujours aussi sûr de lui, sous le regard inquiet de ses parents Hortense et Paul. 

-Harriet, écoutons les enfants et continuons en direction de la forêt, tandis qu’ils resteront à l’abri sur le domaine. 

-Harriet, êtes-vous sûre de vouloir vous aventurez en direction de la forêt comme vous le suggère votre sœur? demanda fébrilement un invité.

-Oui, écoutons Hortense, que la moitié du groupe pénètre dans la forêt, tandis que l’autre aidera les enfants à parcourir les jardins. 

 

 Tandis que Harriet, Hortense et une vingtaine d’invités s’engouffrèrent dans la forêt sombre et inhospitalière, les enfants se dirigèrent en direction de la chapelle et sa cascade. 

 

 Outre le hululement des chouettes, le craquement des brindilles  se cassant sous leurs pas, la forêt était d’un calme étrange et déstabilisant. Les derniers feux étaient en train d’être tirés, celle-ci était alors éclairée de flash très clairs semblables à des rayons de lune. Harriet avançait à grandes enjambées en écorchant ses bas contre les ronces menaçantes et omniprésentes. Sa sœur était accrochée à son bras, et tremblait à l’idée de se retrouver face à un loup ou tout autre créature nocturne. La foule présente dans la forêt s’était tant dispersée que la majorité était à présent hors de la vue de Harriet. Aucun cri ou signalement de lanterne n’indiquait que les fillettes aient été retrouvées. Harriet commença alors à défaillir face aux pleurs nerveux et incontrôlés de Hortense. 

Une demie-heure était passée depuis leur entrée dans ce bois inhospitalier, et la fin des feux d’artifices les plongea dans l’obscurité.

-Harriet, où sont les autres? Tu entends les bruits de pas provenant de la mare?

-Ils sont partis, ils ont quitté la forêt. Violet et Emily aussi, elles sont parties…

-Nous n’avons pas de torche, il nous  faut partir! 

Les bruits de pas se rapprochaient à une allure de plus en plus cadencée, Hortense cacha son visage dans le cou de sa sœur en, s'agrippant si fort à son col de dentelle qu’elle le déchira.  Harriet croyant retrouver ses filles, repoussa Hortense et s'engagea à toute vitesse dans l’allée. C’est ainsi qu’elle se retrouva face à une femme sans âge au teint cireux et à l’aspect maladif. La femme lui souriait d’un air cynique et lui tendait sa main si frêle qu’elle aurait pû la briser. Harriet lui tendit et fut saisie par un courant d’air si froid qu’elle perdit connaissance, tandis que sa sœur hurlait à en  ameuter des hordes de  loups.  






 

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Pouiny
Posté le 06/04/2021
Salut ! J'aime beaucoup ce chapitre, il est assez agréable à lire. J'ai remarqué quelques petites coquilles au niveau de l'orthographe, je pense qu'il sera intéressant de corriger le texte, mais au niveau de son fond je trouve qu'il est très prenant !

Petite question cependant : pourquoi avoir tout écrit en gras ?
helloeloB
Posté le 06/04/2021
Merci pour ces retours encourageants! Je vais refaire une lecture plus attentive du texte afin de corriger ces coquilles. Pour la mise en forme, je n'ai même pas remarqué que tout était en gras, car ce n'est pas le cas du texte d'origine. Cela doit être une erreur faite lorsque je l'ai mis en ligne. Merci en tous cas pour ces remarques!
Pouiny
Posté le 06/04/2021
Ok, d'accord ! En tout cas, j'ai bien envie de savoir la suite ^^
helloeloB
Posté le 06/04/2021
Merci beaucoup!
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