Érica : Pouvoir et désir

Par Sabi
Notes de l’auteur : Du 20 au 23 juillet 1075 après le Débarquement.

Le pouvoir. Assise sur son trône depuis peu, Érica en sentait toute la réalité tangible. Invisible, et pourtant tout à fait réel. Il lui donnait l’impression d’être comme un fleuve s’écoulant de façon naturelle d’elle vers ses subordonnés. Ou plutôt… Plutôt, les attentes des autres se transmuaient en pouvoir personnel qu’elle exerçait au mieux de ses capacités. 

Aux yeux de la toute récente duchesse, celui qui exerçait le pouvoir pour ses intérêts personnels ne pouvait pas exister, c’était impossible. Trop de liberté dans cette position égoïste. En tout cas, la jeune femme se sentait à mille lieues de la liberté. La volonté des nobles et du peuple, leurs attentes, l’avaient placé sur le trône du duché. Et elle avait senti avec une lucidité dont elle aurait souhaité perforer les yeux que rien mis à part la mort ne pourrait la dégager de ses responsabilités. Le pouvoir était un fardeau écrasant. Partout où Érica allait, elle sentait les regards se tourner vers elle, emplis d’espoir, de vœux.Sauvez-nous ! hurlaient-ils. 

« Un tel poids, Balthy. Si seulement je pouvais disparaître, redevenir une fille normale !

C’était alors la troisième nuit depuis son intronisation. Épuisée par sa journée, Érica était alors avachie sur la chaise à dossier moelleux situé à côté de son lit couvert de fourrures. Balthazard, lui, était en train de repriser un des habits d’apparat dont elle aurait besoin le lendemain pour passer en revue les troupes de Tervire.

-Tu n’as jamais été une fille normale Éri.

-Tu sais très bien ce que je voulais dire… Avant, personne ne me regardait comme si j’avais le pouvoir de les sauver. Ce devait être Edmond le futur duc. Moi…

Complètement abattue, elle se tut. Jamais elle n’avait même pensé qu’un jour elle en viendrait à assumer des responsabilités pareilles. Elle s’était plutôt préparée à épouser un membre de l’aristocratie, voire à devenir duchesse consort, mais une consort n’avait pas un rôle aussi important. Ayant terminé le reprisage de la tenue, Balthy leva les yeux vers elle.

-Même si eux le croient, toi, tu sais que tu es juste une jeune fille non préparée à régner. Alors fais juste de ton mieux, et ce sera suffisant.

-C’est tellement simple, à t’entendre, pouffa-t-elle nerveusement.

- Et pourtant c’est vrai. Soyons réalistes deux secondes. Que peux-tu faire de plus à part faire de ton mieux ? Tu ne trahiras jamais personne si tu fais ça, avec tes petits moyens.

- Mes moyens de duchesse tu veux dire… Mais je vois ce que tu essayes de m’expliquer.

Le silence retomba quelques instants. Des bougies avaient été allumées sur le bureau qui jouxtait son lit. La lueur tremblotante qui se reflétait sur le mur de pierre la fit se rappeler de toutes les soirées qui avaient précédées celle-ci. Les moments où elle avait partagé des moments de tranquillité avec Balthy, desdames de compagnie, ou avec sa famille. Son père aimait toujours se prélasser de long moments devant la cheminée du salon privé du palais. Edmond était plutôt du genre à jouer aux cartes avec leur mère. Rien de tout cela ne serait jamais plus, et Érica en avait toujours le coeur brisé. Elle ne concevait tout simplement pas qu’elle ne pourrait plus jamais les revoir. Jamais. Ils avaient disparu sans qu’elle s’en rendît même compte. Aucun signe, aucun tiraillement intérieur, rien. Un tel silence, un tel mépris du monde pour sa famille. On les avait éliminé du monde, comme le vent souffle la flamme d’une bougie, avec désinvolture. Comme si cela ne prêtait pas à conséquence. Ne restait plus qu’elle. 

-Dis Balthy ?

-Hmm ?

- Qu’est-ce que j’ai de spécial ? Qu’est-ce qui fait que j’ai survécu alors que… que tout le monde… non ?

Cela lui arrivait encore. Depuis sa retrouvaille avec la famille de Balthazard où la jeune fille avait pu fondre en larmes pour la première fois, la libérant d’un poids énorme, le chagrin du deuil revenait de façon plus ou moins espacée. En ce moment, la culpabilité du survivant se montrait.

- Je pense que ton père pressentait ce qui allait se produire. Ou tout du moins… je pense qu’il a voulu te mettre en sécurité en acceptant que tu accompagnes Son Altesse.

-J’aurais dû rester… Je savais… Je savais au fond de moi que ça allait arriver. Je ne l’ai pas écouté. Je n’ai pas voulu. Et maintenant…

Balthy se leva et prit sa main dans les siennes. Le contact chaud de ses paumes la calma.

- Tu n’es pas responsable de ce qui s’est passé. Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait se produire. Et même si tu en as eu le pressentiment, qu’est-ce que tu pouvais faire ? Rester au Val et peut-être te faire tuer comme ta mère ? Au lieu de ça, tu es vivante, tu es là, et ta famille a survécu à l’anéantissement total.

Ces paroles était comme un onguent précieux sur une plaie béante. Elle calmait avec zèle la douleur lancinante et aidait la blessure à se cicatriser. Après quelques instants où les sanglots commencèrent à s’espacer, Érica prit une grande inspiration.

-Merci Balthy.

-Avec plaisir Éri. »

 

Le lendemain amena une journée ensoleillée mais venteuse. Le vent soufflait depuis les montagnes, amenant des relents de sang et de guerre aux narines de la duchesse, ou du moins c’est ce qu’il lui semblait. Les troupes qu’elle passait en revue, accoutrée de son uniforme de parade orné d’un lion d’or, étaient constituées des soldats en réserve à Tervire. Ils étaient soit presque trop vieux ou très jeunes. Et surtout, ils étaient peu nombreux. Leur vue n’incitait pas à croire en une victoire possible.

Mais le plus affligeant vint vers la fin de la revue, quand Érica parvint aux premiers hommes issus des armées rescapées de la bataille du Col. Ils tenaient tous debout, certes, mais au prix de bandages et d’anti-douleur pour certains. On avait l’impression que pour deux ou trois, une simple chiquenaude aurait suffi à les faire tomber à terre. 

Et pourtant, passée la pitié du premier regard, pouvait-on alors remarquer que se dégageait d’eux une impression de détermination qui n’était pas présente dans le reste des troupes. Leurs yeux exprimaient une résolution née de l’expérience de la bataille du Col. Ce jour-là ils avaient été battus. S’ils échouaient à Tervire, le duché, mais aussi possiblement le Royaume, serait fini. De ces bras et gueules cassés émanait une solidité paradoxale qui fit sourire leur souveraine.

C’est ainsi que sa revue terminée, Érica s’adressa à l’ensemble de ses troupes :

« Soldats. Je ne vous mentirai pas. Nos chances de gagner sont minces. Nous sommes peu nombreux et une partie de nos forces sont diminuées. En bataille rangée, nous serions très probablement battus.

La créature en elle, avec qui elle n’avait pas eu de contact depuis leur arrivée à Tervire, se manifesta alors de nouveau. Mais cette fois, au lieu de n’être qu’une voix destinée à ses seules oreilles, elle leur parla à travers sa bouche.

- Mais il ne s’agit plus d’une guerre que l’on mène pour la victoire. Depuis le Col, l’objectif de ce conflit a changé. La prochaine bataille que nous livrerons à l’ennemi, nous la ferons pour l’honneur ; l’honneur de notre duché et de notre Royaume. Car enfin, que serions-nous si nous nous battions à moitié sous prétexte que nous n’avons que peu de chances de vaincre ?

Sa voix n’était pas changée. Hormis elle-même, personne ne pouvait voir que la bête en elle avait pris sa place. Et pourtant, ces mots que la jeune femme prononçait n’étaient pas les siens. Ils venaient d’une volonté plus profonde que celle de sa conscience. Tout dans son corps renvoyait une impression étrange. Érica ne se sentait pas possédée, ni même mise de côté dans son propre corps. La créature semblait surgir du fond de son être, et non d’un extérieur envahisseur. Depuis l’attentat, la jeune fille ressentait la présence de cet animal féroce en elle, mais jamais elle n’avait cru qu’un jour elle parlerait par sa bouche ! Et les mots coulaient de sa bouche comme un flot continu, porteurs d’une force étrange qu’Érica sentait pénétrer dans chaque personne présente sur la place.

- Soldats ! Votre devoir n’est pas de gagner ! Votre devoir est avant tout de protéger jusqu’à la dernière seconde de votre existence l’âme de notre Royaume ! Vous êtes ici pour m’aider à accomplir le mien : protéger mes sujets de leurs ennemis. Alors je ne vous le demanderai qu’une seule fois : Allez-vous donner votre vie pour que d’autres aient la leur sauve un peu plus longtemps ?!

La réponse fut unanime :

-La lionne a des griffes ! La lionne a des griffes ! La lionne a des griffes !

Dans les yeux de chaque membres de la troupe, de l’officier supérieur au simple troufion brillait désormais la même lueur de détermination qui naguère n’était que l’apanage des rescapés du Col. Constatant le résultat, Érica comprit que cela avait été sans aucun doute le but recherché de la créature. La jeune fille ne sentit pas vraiment quand la bête se retira. Ce ne fut que lorsqu’elle fut descendue de l’estrade qu’elle se rendit compte qu’elle était de nouveau en pleine possession de son corps. Et en elle régnait un silence abyssal qui la fit frissonner.

 

En quelques heures, le discours de la jeune duchesse fit le tour de Tervire. Désormais, ce n’étaient plus des suppliques qui se reflétaient dans les yeux qui la suivaient, mais de l’admiration et de la dévotion. Mais de tout cela, la duchesse n’avait cure. Jusqu’à présent, malgré l’évolution évidente de la créature en elle, Érica avait réussi à plus ou moins se convaincre que cela n’était que le résultat du traumatisme de l’attentat ; que cela finirait par se dissiper avec le temps. Mais il n’était maintenant plus possible de traiter ce qui lui arrivait comme si ce n’était rien du tout. Cette chose était parvenue à la posséder. La prochaine fois, l’être humain qu’elle était finirait-il tout simplement par disparaître ? Cela, elle ne pouvait pas le permettre. Mais comment empêcher pareille chose de se produire ? Désemparée, la jeune duchesse s’enfonça dans une multitude de plans qu’elle ébauchait à la suite, tous plus mauvais les uns que les autres.

Mais le plus angoissant dans tout cela, c’était l’absence de réponse de la part de la créature quand elle tentait de lui parler...

 

Les forces ayant permis l’apparition de la Bête avaient été d’une grande violence. Issues de l’attentat, c’étaient celles de la peur, du choc, de la colère, du traumatisme, qui conjuguées lui avait donné naissance. 

Dans les jours qui avaient suivi sa naissance, la Bête n’avait été qu’un bouillon chaotique, un magma en ébullition cherchant à se donner une forme stable. Tout n’était alors qu’un long cri continu et assourdissant. Ce ne fut qu’avec le temps que l’énergie primaire qui gouvernait la Bête avait commencé à s’épuiser, à se transformer en autre chose. Le cri unique s’était assez affaibli pour que ce qui était autre que la Bête lui devînt perceptible. Autrement dit, elle se mit à voir, à sentir, à entendre à travers le brouillard de sa propre violence.

Une jeune humaine était là avec elle. Au début, la Bête ne parvenait pas à comprendre ce que c’était, ni où elle-même se situait par rapport à cette humaine. Il lui avait fallu plusieurs jours pour comprendre que les perceptions qu’elle recevait voulait dire qu’elle était à l’intérieur de cet être étrange. Il lui était particulièrement insolite de voir, sentir et toucher, tout en étant coupé du corps de l’humaine. À l’époque, la Bête n’était qu’un amas de perceptions et d’émotions plus ou moins tempétueuses. Réduite au rang de simple spectatrice, elle se bornait à simplement surveiller l’environnement de son hôte afin de garantir sa propre sécurité.

Encore quelques jours, et l’énergie qui l’animait s’était suffisamment assagie pour que la Bête prît conscience d’une autre perception bien plus déstabilisante : les émotions et les pensées de l’humaine. Au début, il s’agissait d’un langage que la Bête avait le plus grand mal à comprendre. Si certaines émotions ressemblaient de loin à ce dont elle était elle-même faite, il en existait toute une gamme qu’elle ne connaissait pas. Quant aux pensées, elles n’avaient été au départ qu’un amalgame de sons indéchiffrables et agaçants.

Tout ceci avait éveillé une grande curiosité chez la Bête. Un désir d’apprendre s’était fait jour chez elle, et ce fut ainsi qu’elle commença à se familiariser avec les émotions inconnues, à reconnaître dans quelles situations elles apparaissaient chez l’humaine. Et surtout, la Bête se mit à reproduire et imiter les sons qu’elle entendait. Autrement dit, la Bête obtint une voix.

Ses premiers essais ne furent guère concluants. Mais en peu de temps, la Bête parvint à se faire entendre de l’humaine. Elle commença par de longs monologues afin de jauger et analyser la réaction de son hôte. À travers ces tests, un lien entre ces sons et leurs significations lui était devenu perceptible.

Les capacités d’observation et de perception de l’humaine étaient bien inférieures à celle de la Bête. C’en était à se demander si son hôte n’était pas en réalité aveugle et sourde. La Bête avait donc cherché à la prévenir du danger imminent, de l’odeur de mort qui flottait autour de sa « famille ». Mais d’une part, la Bête ne maîtrisait pas encore tout à fait le langage, et d’autre part, l’humaine n’avait pas voulu comprendre. Rien n’avait pu être évité, à part sa propre mise en danger.

 

Et voici qu’ils étaient maintenant dans ces amas de pierres empilées du nom de Tervire. Cet espace clos, protégé par les « murailles » éveilla de suite l’instinct territorial de la Bête. Tous ces humains blessés étaient en quelque sorte sa meute à elle aussi, et le besoin de protéger et de prendre revanche sur ces ennemis rugissait en elle. 

Les membres disparus de la famille de l’humaine ne lui était pour ainsi dire que de peu d’importance. Mais l’humaine était son humaine. S’en prendre à ses proches, c’était s’en prendre à son hôte, et donc à elle-même. L’affront la faisait enrager, et réparation serait faite d’une manière ou d’une autre. Sa colère était telle que l’énergie qui l’habitait provoqua une nouvelle évolution.

Jusqu’à présent, il avait existé une sorte de barrière impénétrable entre la Bête et l’humaine. Une frontière invisible qui laissait passer les perceptions et permettait la communication, mais en aucun cas un contact plus poussé.

Cependant, ce jour du discours, la barrière infranchissable s’amincit, et la Bête put parler par une bouche dénuée de crocs.

Une peau lisse en lieu et place d’un pelage, des ongles taillés au lieu de griffes acérées, la station debout, une voix modulable ; tout était si nouveau et pourtant si habituel. Tout au long du discours, il sembla à la Bête qu’elle était née pour être humaine, qu’elle avait toujours été humaine en réalité ; chose qui était d’une totale incongruité à ses yeux.

Le discours terminé, la barrière reprit de la consistance, et son lien harmonieux avec l’humanité fut coupé, tranché sans aucune pitié. Ses dents s’allongèrent et redevinrent crocs, sa peau se recouvrit de fourrure, son nez s’aplatit pour reformer un museau, son équilibre corporel se modifia et elle dut rebasculer à quatre pattes. Tout était redevenu comme avant, ou pas tout à fait.

La Bête s’étonna de la frustration intense que cette rupture de lien créa en elle. L’espace d’un instant, sa conscience avait goûté au corps de l’humaine et avait été désarçonné par la douceur enivrante de sa chair. 

La Bête qui, auparavant, la jugeait faible, empotée et pitoyable, se retrouvait avec les sensations physiques de ce corps doux, agréable et voluptueux. L’impression de s’enfoncer dans un écrin de soie lui avait procuré un plaisir suave, sensation physique qu’elle goûtait pour la première fois. Ayant fait cette découverte, la Bête était désormais persuadée que ce corps humain aux formes raffinées, élégantes, et à l’intérieur si délectable, était le réceptacle parfait de l’animalité qu’elle personnifiait.

L’humaine, effrayée par ce qui venait de se passer, cherchait maintenant à entrer en contact avec elle. Le prédateur discutait-il avec sa proie ?

La bave dégoulinait de la gueule entrouverte de la Bête. Le souvenir de ce corps humain éveillait son appétit, autre sensation corporelle qu’elle expérimentait aussi pour la première fois. Tant de nouveauté en si peu de temps ! Quelle excitation !

Oui… La Bête allait se faire une joie de dévorer l’humaine. Elle n’en laisserait rien. Et ainsi, la Bête redeviendrait de nouveau ce corps à la chair si tendrement moelleuse.

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Edouard PArle
Posté le 15/03/2022
Coucou !
J'ai bien aimé le passage du pdv d'Erica à celui de la bête. C'est pratique pour prononcer un discours devant les troupes mais la bête paraît particulièrement dangereuse. Elle est féroce et prête à tout apparemment, la fin du chapitre est assez inquiétante pour Erica^^ Je suis pressé de voir ce que va donner la suite.
Le pdv d'Erica au début était aussi intéressant. On sent le poids du pouvoir sur ses épaules et ses doutes.
Au niveau de la situation militaire, ça paraît assez mal embarqué, il va falloir plus que du courage pour s'en sortir. De la ruse ? de la magie ? Mystère....
Mes remarques :
"de vœux.Sauvez" espace
"desdames de" espace
"pouvait-on alors remarquer" -> on pouvait remarquer ?
"Les membres disparus de la famille de l’humaine ne lui était pour ainsi dire que de peu d’importance." tournure un peu bizarre
Toujours aussi agréable,
A très vite !
Sabi
Posté le 16/03/2022
Hey !
Content de voir que ça t'a plu. Pour Érica, j'ai cherché à exprimer le poids du pouvoir, mais aussi son deuil encore en cours.
Pour la bête, j'ai sciemment utilisé du vocabulaire à connotation sexuelle pour faire sous-entendre que cette envie de la dévorer comporte une certaine touche de désir sexuel.
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