ÉPILOGUE

Sans préavis, les tours du centre-ville se sont mises à dégorger leur faune laborieuse sur les trottoirs.

Un œil averti comme le mien a reconnu les signes avant-coureurs de ce déferlement qui prend par surprise les flâneurs, pour la plupart des touristes qui s’imaginent que le monde entier est en vacances.

J’observe avec détachement la multitude qui lutte pour se trouver une place dans un restaurant, dans un troquet ou dans la queue d’un food truck. Bien m’en a pris, je me suis installé à la terrasse d’un bistro juste avant la cohue de midi.

En attendant qu’on me serve mon panini, je sirote une limonade tout en lisant les dernières nouvelles sur mon smartphone. Quelle belle invention que ces minuscules terminaux reliant entre eux des milliards d’individus ! Sans parler de l’accès instantané à tout le savoir de l’humanité (ou presque) ! Pour moi qui ai passé mon enfance le nez plongé dans des encyclopédies, c’est un peu comme un rêve devenu réalité.

Depuis un an, je fais quotidiennement du rattrapage. Depuis mon retour définitif dans le "vrai" monde. Un retour vers le futur, devrais-je dire. Dès que j’ai su que je vivais désormais en 2022, j’ai travaillé dur pour combler plus de vingt ans de lacunes historiques, techniques et sociétales, et je crois être plus ou moins à jour maintenant.

Bizarrement, je n’ai guère eu de mal à m’approprier les innombrables nouveautés technologiques. Après tout, le concept de smartphone n’est pas une révélation pour l’amateur de science-fiction que je suis. Quant aux voitures, trottinettes et autres engins électriques, ainsi que les écrans plats, les gadgets connectés, les drones et cetera, ce ne sont pas vraiment des révolutions, juste des améliorations techniques.

Par contre, le glissement des mentalités et des références culturelles m’a beaucoup plus déstabilisé. Je me suis retrouvé dans la peau d’un vieux con rétrograde qui ne comprend plus le monde moderne. Heureusement, ma jeunesse physique aidant, j’ai assimilé pas mal de choses, et j’avoue que certains progrès m’ont agréablement surpris. Certains seulement. Pour le reste, j’ai vite déchanté.

Comme on pouvait le prévoir, le monde a continué à s’ouvrir ces vingt dernières années. Mais il a fini par rencontrer ses limites. L’humanité occupe intégralement l’espace clos de la Terre, et je constate que la fin de l’expansion physique a sonné le début d’un repli sur soi. Un peu comme dans une cocotte minute, la pression monte et rien ne semble pouvoir la faire baisser. Je crains que les crises amorcées ces dix dernières années (pendant mon absence) ne soient le prélude à des événements bien plus graves.

L’homme est, de nature, paranoïaque. Il cherche sincèrement la paix et la sécurité, tout en menaçant celles des autres qu'il voit comme des ennemis potentiels.

Dans son logiciel hérité de millions d’années d’évolution, il n’y a que deux manières de se protéger de son voisin : coopérer avec lui ou le détruire. L’Histoire des nations a toujours oscillé entre ces deux pulsions.

Enfant des années 80, je pensais naïvement que le retour du balancier vers une ère de conflits majeurs n’aurait pas lieu avant très longtemps. Les années 2020 me prouvent que je me trompais lourdement : cette époque pue les troubles à plein le nez. La cocotte ne siffle plus, tous aux abris !

Ce n’est pas un scoop : progrès technologique ne rime pas forcément avec bonheur et tolérance. Mais quand le bonheur devient une injonction sociale, et la tolérance un argument marketing, les deux sont perdants, et à la fin on a des malheureux plus intolérants que jamais.

En découvrant les réseaux dits "sociaux", je suis passé de la fascination à la méfiance en quelques jours. Les forces motrices de l’humanité y sont naturellement toujours à l’œuvre : générosité et cupidité, entraide et compétition, amour et haine, sens de la communauté et individualisme ; mais les liens sociaux tissés laborieusement par l’humanité depuis la nuit des temps ont été partiellement déconstruits pour être remplacés par des artifices sans finesse. Tout cela dans un but purement mercantile.

Toujours plus vite, plus simple, plus cash : après la bouffe qu’on avait déjà réduite à du gras et à du sucre, après la qualité remplacée par le jetable et l’obsolescence programmée, après la biodiversité éradiquée à grands coups de chimie au profit des monocultures, l’appât du gain s'est attaqué aux relations humaines en les monétisant et en les transformant en interactions à jouissance immédiate… au détriment de la nuance et de la profondeur de réflexion.

Sans réelle modération pour la freiner, la haine de l’autre s’est engouffrée comme un virus dans ces formidables canaux de communication initialement conçus pour rapprocher les gens.

La tolérance a été pervertie et retournée contre elle : non, toutes les paroles ne se valent pas, toutes les opinions ne sont pas utiles. Surtout celles qui n'ont pour seul but que de détruire le consensus sans rien proposer de sérieux en contrepartie. 

L’Homme "éclairé" du 21ème siècle qu’on était en droit d’espérer ressemble furieusement à une réédition de l’Homme médiéval, avec ses superstitions et ses terreurs habilement exploitées par de nouvelles chapelles surpuissantes, par des seigneurs multimilliardaires ou des influenceurs qui ne sont rien d’autres que des prédicateurs, par des dirigeants cyniques qui ont repris la recette des jeux et du pain à la sauce numérique. J’ai découvert avec effroi que le roman "1984" était devenu réalité dans certains pays du monde : c’est bien la preuve que prévenir ne vaut pas mieux que guérir ; en tout cas, ça ne suffit pas.

Bref. Cette époque n’est peut-être pas fondamentalement pire que la fin du siècle dernier, mais elle n’est certainement pas meilleure. Disons que la bonne vieille connerie est amplifiée par les technologies de pointe, et que derrière certains progrès spectaculaires se cachent des régressions inquiétantes.

Sincèrement, je m’en foutrais s’il n’y avait pas en toile de fond la menace existentielle du changement climatique et de l’écocide généralisé de notre milieu de vie. Je ne suis pas particulièrement "écolo", juste effaré par la cécité collective.

Vingt ans, c’est peu, et pourtant je sens qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond autour de moi.

C’est le problème de la résilience : les gens assimilent trop vite et trop bien l’altération de leur environnement. Ils s’habituent année après année aux catastrophes et aux records météorologiques.

Je suis la seule personne sur cette planète à avoir encaissé en une fois deux décennies de transformation : sans être violente, la différence est quand même frappante à mes yeux.

Par exemple, je ne trouve absolument pas normal d’être assis en terrasse en plein mois de janvier dans une ville de l’hémisphère nord. Il fait presque trop chaud ! Et quand le mois dernier j’ai vu que trois flocons de neige semaient l’émoi dans les journaux, j’ai cru à une blague.

Par exemple, je trouve flippant ce silence de mort qui règne désormais dans les forêts privées de la plupart de leurs insectes et de leurs oiseaux.

Par exemple, je trouve consternant de constater que les voitures sont non seulement plus nombreuses, mais aussi plus grosses que jamais. Exactement le contraire de ce qu’on pourrait attendre d’une génération soi-disant préoccupée par le coût financier et écologique de l’énergie.

Tout ceci en vingt petites années ! À ce rythme, le monde sera mort dans moins d’un demi-siècle. Enfin, par "monde" j'entends "le cadre qui assure notre subsistance et notre survie", à nous autres humains. Notre bulle. Car nous ne sommes qu’une partie d’un tout. Une fois l’humanité éteinte ou renvoyée dans des huttes en osier, la vie reprendra tranquillement ses droits.

Je sais dorénavant qu’un monde n’est rien d’autre qu’une sorte de super-organisme : pour survivre, il peut se laisser dépérir drastiquement… jusqu’à éliminer le parasite qui le ronge de l'intérieur. Ironie du sort, l’Homme est à la fois le cancer et celui qui administre la chimiothérapie.

Ceci dit, je vais m’en remettre. Quand on a vu ce que j’ai vu, que l’on sait ce que je sais, on relativise facilement. Je suis vivant et bien portant : que demander de plus ? L'avenir de notre espèce ne se jouera pas à mon niveau, ni même au niveau de l'humanité. C'est la grande roue de la Vie qui tourne depuis plus de quatre milliards d'années, tôt ou tard on finit par être éjecté du bal. Demandez aux dinosaures !

Mon panini fumant vient d’apparaître sur la table devant moi. Le serveur pressé est reparti avant même que je puisse lui commander une deuxième limonade.

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Ah oui, j’attends Charles. Le flic dont m’a parlé Ange.

Mes premiers pas dans cette époque troublante se seraient très mal passés sans l’aide précieuse du vieil homme.

Ma situation était particulièrement compliquée : j’étais porté disparu depuis plus de vingt ans, et contre toute attente j’étais de retour avec des papiers périmés... sans avoir pris une seule ride. Comment expliquer ce miracle à l’administration ? Cerise sur le gâteau, j’étais accompagné d’une petite fille privée d’identité officielle. En résumé, elle n’existait pas, et moi je n’existais plus.

Charles s’est occupé d’aplanir tous les obstacles légaux. J’ai bien compris qu’il appartenait à une puissante organisation, comme Ange et Lucie, néanmoins je n’ai pas cherché à en savoir plus.

C’est aussi lui qui s’est chargé de revendre l’émeraude. J’y étais farouchement opposé, au début, mais Aileen m’a convaincu de me débarrasser de la pierre précieuse. Cette gamine est plus pragmatique que moi, et plus sereine aussi. De plus, je ne voulais pas retravailler dans une boîte à la con où mes lacunes sociales auraient fini par me trahir. Alors quitte à passer pour un ringard marginal, je suis devenu un artiste. Eh oui ! Je peins des croûtes – invendables, mais qu’importe ! Aileen et moi sommes maintenant assez riches pour vivre plusieurs vies.

Toujours avec l’aide de Charles, j’ai pu adopter la fille d’Ogon et de Lucia sans trop de difficultés. L’administration est une grosse machine aveugle qui broie ceux qui ne remplissent pas toutes les cases (et qui, en général, sont ceux qui ont le plus besoin d’elle).

Une fois dans les bases de données, avec la transcription officielle d’un acte de naissance bidon d'un pays en guerre, et une histoire suffisamment convaincante, Aileen est devenue légalement ma fille.

Je n’ai même pas eu besoin de sortir mon arme fatale.

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Une fois de plus, je dois remercier Charles pour cette découverte extraordinaire.

En bon policier à l’esprit affûté, il avait remarqué une certaine ressemblance entre Aileen et moi. Il a donc insisté pour que nous procédions à des tests d’ADN.

Verdict : la fille de Lucia n’est autre que… ma petite-fille génétique !

Je suis resté sur le cul pendant tout un week-end, à me passer et repasser en boucle les souvenirs de mes aventures.

La femme Void aux yeux verts ! Notre histoire d’un soir ne s’est pas terminée aussi simplement pour elle que pour moi.

Je savais déjà qu’elle avait déserté l’équipage Void dès le lendemain, puisque je l’ai remplacé au pied levé aux commandes du Lumbricus. Je sais maintenant qu’elle a survécu à la destruction de Kome. Ogon était son fils. Mon fils. Un fils que je n’ai jamais pris dans mes bras, et que j’ai laissé mourir seul sur une île déserte.

J’étais tellement en colère contre moi que je me suis d’abord soûlé à m’en rendre malade. Ensuite, j’ai été en colère contre Ogon qui devait savoir qui j’étais. Je revois ses longs regards appuyés, tristes et tendres à la fois. Ce vieil homme était mon propre fils, et il ne voulait pas – il ne pouvait pas me le dire.

Aileen m’a laissé picoler dans mon coin. Elle s’est contentée de rester dans les parages, attentive et soucieuse. Alors j’ai fini par tout lui raconter.

À la fin, en voyant ses grands yeux fixés sur moi, j’ai vu les yeux de Lucia mêlés à ceux d’Ogon. J’ai vu les yeux de sa grand-mère, la pilote Void. Et j’ai vu mes propres yeux.

Sans être croyant, j’ai remercié le Ciel pour ce cadeau inespéré ; à tout le moins le ciel émeraude d’un autre univers que je ne reverrai jamais.

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Charles est en retard, comme d’habitude. Proche de la retraite, le vieux flic n’est jamais pressé ni à l’heure. Je lui donne entièrement raison.

Je décide d’attaquer mon repas avant qu’il ne soit froid, car le faible soleil de janvier vient de se cacher derrière un nuage. Une odeur nauséabonde flotte depuis peu dans l’air ambiant, j’espère que ça ne vient pas de mon assiette.

Circonspect, je m’apprête à renifler mon panini quand soudain j’entends les cris des autres clients dans mon dos.

J’ai tout juste le temps de me retourner pour voir un individu de très grande taille abattre une hache sur moi. Je connais cet homme.

Avant même de comprendre ce qu’il se passe, je me surprends à rouler sous la table parmi les mégots et les bouts de frites froides qui jonchent la terrasse. À cet instant précis, mes pensées vont vers les moineaux qui ne font pas correctement leur boulot de nettoyeurs. En parallèle, une partie de mon cerveau m'annonce tranquillement qu'il a identifié mon agresseur. C'est le Void qui est tombé dans le vortex il y a bien longtemps !

Au-dessus de ma tête, la table explose sous les coups de boutoir de mon assaillant. Tandis que je rampe mécaniquement pour m’éloigner du chaos, une évidence s’impose : si j’ai réagi aussi vite, c’est tout simplement parce que je suis en train de revivre au détail près l’attaque du monstre sur la Mer.

Pendant une fraction de seconde, juste avant de plonger sous la table, j’ai croisé le regard assassin du Void. Dans ses orbites creuses, des petits yeux de poisson mort me fixaient.

Le Golem m’a retrouvé.

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La peur me submerge enfin. Terminées, mes observations détachées sur le régime alimentaire des moineaux. Il va falloir que je cours, et vite !!

Alors que je viens de me remettre debout et que j’évalue rapidement mes chances de franchir d’un bond la cloison en bois qui me sépare de la rue, j’entends une explosion à quelques mètres de là. Un coup de feu. Puis un second.

Je me retourne tout en me préparant à bondir sur le côté.

Ce ne sera pas nécessaire : mon assaillant gît maintenant au sol dans une marre de sang, une balle dans la tête, les mains toujours serrées sur le manche de sa hache.

Un peu plus loin, Charles est encore en position de tir, les bras tendus, les jambes légèrement écartés. Comme dans les films d’action. Ses mains tremblent d’émotion.

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Après quelques examens à l’hôpital, pour la forme puisque je n’ai aucune blessure, on m’a laissé rentrer chez moi.

J’ai refusé l’aide d’un psychologue en lui disant que je le recontacterais si nécessaire. Je n’allais pas lui raconter que j’avais déjà vécu cette situation, et que la mort brutale de mon agresseur, au lieu de me traumatiser, venait au contraire de me libérer d’un poids qui m’oppressait depuis ma première rencontre avec le Golem. Je sentais depuis tout ce temps qu’une menace diffuse planait sur moi ; j’avais mis ce malaise sur le compte de mon dépaysement temporel, alors que l’explication était plus simple et glaçante : le démon du Mobol se trouvait sur le même monde que moi.

Très vite, l’enquête de la police a découvert que l’individu abattu par Charles venait d’un asile psychiatrique. Cet homme sans identité n’avait pas prononcé une seule parole depuis qu’on l’avait découvert, un an plus tôt, errant sur une petite route de campagne... pas très loin de la Porte que nous avons empruntée, Aileen et moi. Doté d’une force peu commune, il avait été neutralisé, entravé puis enfermé dans une chambre capitonnée. Il avait attendu la première occasion pour s'échapper.

L’affaire a été classée sans suite et n’a mérité qu’un filet dans les journaux locaux. Un fait divers parmi tant d’autres à l’échelle de la mégalopole.

Charles m’a remis plus tard une bille noire à peine plus grosse qu’un noyau de cerise.

Grâce à ses relations, le vieux policier a pu assister à l’autopsie de mon agresseur, et il a convaincu le médecin légiste de ne pas mentionner dans son rapport final l’étrange éclat minéral qui ne correspondait à aucune blessure par balle, et qui était logé au niveau du plexus solaire du cadavre.

L’origine de cette bille ne fait aucun doute pour moi, malgré les paroles d’Ange qui résonnent encore dans ma tête : « La matière sombre de la Mer est d’un seul tenant ». Elle se trompait.

Ainsi donc, les créatures comme le Golem ont un lien avec cette matière déroutante. En tirent-elles leur énergie vitale ? Le vortex a transformé un homme en zombie. Le vortex, la Mer, le Mobol : quel que soit le nom qu'on lui donne, j'avais un ennemi de la taille d'un monde.

Quand je tiens la bille sous la lumière vive du soleil, je la vois miroiter comme si elle absorbait les rayons avec une surprenante avidité. Et je jurerais qu’elle grossit légèrement après chaque exposition.

Que vais-je bien pouvoir faire de ce morceau d’un autre univers ?

Un extraordinaire concours de circonstances a permis à ce germe tout aussi extraordinaire de passer dans notre monde.

Si je n’avais pas été victime d’un complot des Voids, si je n’avais pas été maudit par le Mobol, si je n’étais pas revenu sur la Mer, si je n’avais pas attiré le Golem vers une Porte encore ouverte...

Et si…

Et si…

Et si c’était le but recherché depuis le début ?

Et si ce germe, cet embryon de monde avide de croître n’était que le début d’une autre histoire ? D’une nouvelle ère ?

Je vous laisse imaginer la suite.

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