Epilogue

Par Jamreo

 EPILOGUE

 

On racontait énormément de choses au sujet des buveurs de sang. On racontait qu'il y avait une chose dans leur âme, et qu'elle les souillait depuis le moment de leur naissance car ils avaient été touchés par le Diable. On pensait qu'il s'agissait autrefois d'une grande famille ; dispersée par les Anges, elle s'était affaiblie au fil des ans, puis des décennies, ne laissant derrière elle que des vestiges d'une grandeur passée, quelques groupes esseulés et perdus qui refaisaient surface parfois, se rassemblaient autour de Milan pour reprendre leurs attaques. Mais ils étaient engloutis à nouveau, repoussés vers la forêt sauvage, et se séparaient pour mourir chacun de leur côté. Ils étaient inutiles et vains, seuls.

La plus grosse erreur, commise par les superstitieux, était de croire qu'il était possible de devenir monstre par une simpe morsure ; de croire que la contamination passant nécessairement par le sang si, d'aventure, on s'en souillait les mains ou le corps. Cette croyance n'avait rien de véridique ; le processus de transformation étant bien plus long et difficile.

 

Vito Galladun avait froid.

Il avait faim, aussi et ne supportait plus la couche de crasse qui recouvrait ses mains et son visage. Ses joues mal rasées et ses guenilles, reste des prisons de Venise, de ses mauvais traitements, de son approximation en matière de propreté, lui faisaient l'air d'un brigand tout juste échappé, sur la piste d'un butin imaginaire.

En vérité, il s'était bel et bien échappé. Cela faisait deux jours qu'il naviguait au gré des caravanes et des convois de marchands. Il avait autrefois beaucoup de préjugés au sujet des marchands. Il en avait certes toujours, mais teintés d'un semblant de gratitude : dans son état de fugitif affamé, il ne pouvait plus se permettre de mépriser les petites gens comme il en avait pris l'habitude confortable. Il devait renoncer à son ancienne vie de directeur sur Murano, trouvait le moyen de sourire, même si l'exercice lui était encore difficile, lorsque le petit peuple était suffisamment généreux pour l'accepter à bord de ses carrioles bancales. Il fallait se contenter de peu. Ce qui comptait plus que tout à présent, c'était s'éloigner de Venise le plus possible. Rester en vie.

Il n'avait jamais cru que Venise serait une compagne agréable, cela non. Mais il s'était cru assez fort et habile pour garder la tête hors de l'eau encore quelques années, pour tromper ses ennemis et faire son chemin sans embûches.

Ce temps était révolu. La mort était passée tout près de lui, si près que sa nuque se raidissait encore de panique. Vito garderait à jamais le souvenir des cachots, en porterait la blessure invisible jusqu'à son dernier jour. Il ne voulait pas réfléchir au fait qu'il avait tout perdu. Venise – ou plus particulièrement, Danila – s'était montrée plus fourbe que lui encore et l'avait mis en situation de défaite. La honte était cuisante, oui, mais c'était bien peu de choses comparé aux tortures, aux menaces de mort imminente. Il avait bien cru succomber. Heureusement, il avait été prévu de le noyer. Le bourreau ne connaissait ses victimes ni d’Ève, ni d'Adam, c'était la procédure ; il avait suffi à Vito d'obtenir l'aide du geôlier et d'un membre du Conseil bien avisé pour échanger sa place. De même taille, brun également, l'homme qui avait subi le sort que l'on avait réservé au directeur, prenant sa place, ne lui ressemblait en fait pas beaucoup, mais cela n'avait eu aucune importance.

Il avait bien fait l'affaire. Le Conseil n'assistait pas aux noyades, car ces exécutions-là, au bord du Canal des Orphelins, demeuraient secrètes. Le bourreau avait exécuté un pauvre inconnu en le prenant pour le célèbre Vito Galladun. Le véritable Galladun, en échange d'argent, avait traversé les flots jusqu'à Venise sous l'apparence d'un vagabond, encore meurtri – il avait lâchement cédé à la torture, révélé les desseins de Filippo Visconti concernant Leo et Achille. Les mercenaires parviendraient-ils à les rattraper ? Vito ne savait pas, et cela ne l'intéressait plus.

Parviendrait-il à se reconstruire ? Cela non plus ne l'intéressait pas, pour l'instant. Il s'empêchait de trop réfléchir à ces sujets, refusant de se perdre en fatalismes malvenus. La route qui s'étirait devant lui, menait sans aucun doute quelque part.

Il frotta ses mains nues l'une contre l'autre. Un de ses actuels compagnons de charrette lui adressa un sourire édenté, auquel il répondit par une grimace involontaire en se détournant.

Il lui restait une fierté particulière. Tout le reste, la République pouvait bien le prendre et le brûler, elle pouvait bien le lui arracher et le réduire en morceaux comme s'il n'avait jamais existé. Elle pouvait le nier encore et encore, si cela lui chantait. Mais il lui restait la fierté de l'avoir bernée. Oui, il avait été plus rusé, et meilleur qu'elle ; Venise croyait à sa mort et se complaisait dans l'idée. Mais il était, bien vivant, à des dizaines de lieues ; il respirait et son cœur battait.

Il respirait et elle ne pourrait jamais le faire, car elle était froide et insensible. Venise n'était qu'une ville, après tout.

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Slyth
Posté le 09/06/2019
Et me voici, enfin arrivée au bout. Effectivement, il ne me manquait pas grand chose ! ^^''
Ton histoire est tellement complexe que j'ai préféré tout reprendre depuis le début (sans compter que ma première lecture datait un peu) et, franchement, je n'ai pas regretté. Pouvoir enchaîner les chapitres les uns après les autres a vraiment facilité ma compréhension des événements. C'était comme une redécouverte de ton histoire et j'ai beaucoup apprécié cela ! 
Cela dit, j'avoue que je ne m'attendais pas à une fin aussi... ouverte ? En fait, cela ressemble plus à un début je trouve. Un début d'autre chose. Luca s'enfuit on ne sait où. Leo finit par mourir (je me suis fait la réflexion que c'était certainement inévitable mais j'avoue que ça m'a surprise quand même). Il n'y aura pas de véritables retrouvailles entre les deux frères. L'Etablissement existe toujours, de même que les problèmes de Venise. Les Buveurs de sang ont-ils été éradiqués ? Je n'en suis pas certaine. 
Oui au fond, c'est un peu comme si la vie continuait. En dépit de tout ce qui s'est passé. Envers et contre tout. Ce que j'ai lu n'était qu'une partie d'une histoire plus grande et plus complexe encore. 
C'est difficile pour moi de m'exprimer sur cette fin. Je ne la déteste pas mais je ne peux pas dire que je l'adore non plus. Je crois que je suis juste trop restée sur ma faim en fait ! ^^''
Quoi qu'il en soit, félicitations à toi pour avoir mené ce projet à bien et merci pour cette incroyable et fascinante lecture !
Jamreo
Posté le 09/06/2019
Salut Slyth !
haha oui, "complexe" c'est la version gentille, j'aurais plutôt dit "en bordel" xD en tout cas merci d'être arrivée au bout ça fait plaiz ^^
C'est vrai que cette fin laisse plein de chose en suspens finalement. Je crois qu'il y avait un peu trop d'éléments dans cette histoire et que finalement je n'ai pas réussi à tout résoudre. Maintenant que ça remonte à quelques années, pour tout te dire, si je devais écrire cette histoire aujourd'hui, je m'y prendrais mais alors pas du tout de la même manière. Ce serait probablement une histoire toute différente - et avec laquelle je serais plus en phase. J'ai l'impression que ça fait quarante ans :') 
J'ai en fait pensé à tout reprendre du début, ce serait peut-être aussi l'occasion de donner plus de réponses, de mieux gérer toutes les pistes... et puis aussi d'en faire un texte plus "abouti" ? Mais je t'avoue que devant l'énormité du travail que ça demanderait, j'ai tendance à reculer... x)
Dans tous les cas je comprends parfaitement que cette fin soit insatisfaisante. Merci beaucoup d'être arrivée jusqu'à la fin de cette histoire tout de même ♥ 
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