Entrevues

Prodige crucien

Les prodiges cruciens sont des fêtes religieuses qui commémorent des personnages légendaires adoptés par l'Église de Ob. Ils sont souvent l'occasion de foires, combats d'arène et autres spectacles de rue, et se prolongent en général trois à quatre jours.

 

 

Les portes du Mont Vertu se dressaient juste devant eux, grandes ouvertes et accueillantes. La petite troupe les franchit au galop et s'engouffra sur la chaussée, faisant fuir les badauds à grands cris, et ils étaient nombreux à être venus célébrer les prodiges en ce début d'automne. Ils passèrent une poterne percée dans les fortifications et traversèrent la cité jusqu'à l'académie du Saint-Office. Inconfortable et austère, c'était un vaste bâtiment flanqué de tourelles, aux fenêtres étroites et aux murs épais. Un haut rempart séparait la cour, transformée en terrain d'exercice pour les cadets, de la rue.

Louis fit passer les rênes par-dessus la tête de son cheval et le conduisit vers l'écurie. Un palefrenier se précipita pour saisir la bride de sa monture. L'inquisiteur flatta l'encolure de cette dernière et lui murmura quelques mots de réconfort avant de prendre la direction du corps de logis. Il gravit les marches du perron, pénétra dans le vestibule monumental puis il s'engagea dans l'escalier en coquille qui menait au premier étage et à ses appartements. Il réclama un bain au valet de chambre qui venait au-devant de lui et se laissa enfin tomber dans un large fauteuil, exténué.

Tous ses plans avaient tourné court. Il avait fait une erreur en quittant la khaima de la vieille Asia sans connaître sa réaction à la mort de son petit-neveu, mais qui aurait pu imaginer qu'elle choisirait de couvrir Souffre ? Car c'était ce qu'elle avait fait, à n'en pas douter et il ne s'en remettait pas. Il ne savait pas qui, d'elle ou de la jeune femme, avait mis le feu mais l'une d'elles l'avait forcément fait et la meurtrière en avait profité pour disparaître.

Quand les premières flammes et la fumée s'étaient élevées dans la nuit, ç'avait été la panique. En quelques secondes à peine, le feu s'était propagé et changé en un immense incendie qui glissait comme un serpent de tente en tente. Les cris d'alarme avaient retenti à travers le camp tandis que tous se précipitaient sur le lieu du drame où la doyenne restait figée à réciter des prières. Il avait fallu des heures pour éteindre le feu, l'étouffer sous les projections de sable froid, et les dégâts étaient considérables. La tribu de Zuni avait tout perdu ou presque mais un seul mort était à déplorer : Haggi.

Le hasard faisait si bien les choses ! Louis n'avait plus aucun prétexte pour l'arrêter mais il s'était tout de suite mis en quête de Souffre. Il avait eu beau parcourir le camp en long et en large, il ne l'avait pas trouvée. À force de faire, il avait néanmoins appris qu'une caravane avait quitté le rassemblement à l'aube, en partance pour le Mont Vertu. Il n'en avait pas la preuve mais elle n'avait pu que se joindre à eux et si c'était bien le cas, elle se jetait dans la gueule du loup. Et le loup, c'était lui.

Un discret toussotement interrompit ses pensées et il leva la tête. Le valet l'attendait pour son bain. Il l'aida à se dévêtir puis Louis plongea avec délice dans le liquide brûlant. Après des heures de chevauchée, la chaleur détendait ses muscles noués, ses épaules, son dos. Petit à petit, il reprenait possession de son corps, c'était un véritable bienfait. Lorsqu'il sortit, l'eau du baquet était devenue tiède et avait pris une vilaine couleur grisâtre. On l'informa que son confesseur l'attendait dans son bureau. Il retint un soupir. Il appréciait l'homme mais pour l'heure, il se serait bien passé de cette visite.

De taille moyenne, plutôt grassouillet et rougeaud, le prêtre avait les cheveux grisonnants, le menton glabre et des yeux d'un étonnant bleu doux. D'un naturel vif et enjoué, il respirait la simplicité et avait l'air ravi de le revoir. Il était l'une des rares personnes à disposer de la confiance de l'inquisiteur. Bien qu'épuisé, ce dernier ne put que répondre à son sourire de bienvenue.

« Mon Père... »

Le prêtre le détailla de la tête aux pieds, scruta ses traits tirés et une lueur d'inquiétude traversa son regard. Louis fit mine de ne rien avoir remarqué. Il l'invita à prendre place dans l'un des fauteuils disposés devant la cheminée et lui proposa une liqueur qu'il accepta volontiers. L'inquisiteur servit deux verres, lui en tendit un, puis il se cala dans son siège avec un soupir de bien-être, jambes étendues devant lui. Tous deux sirotèrent un instant leur boisson.

« Comptes-tu me raconter comment ça s'est passé ? »

Sans quitter les flammes des yeux, Louis eut un sourire cynique. Le prêtre savait bien qu'il finirait par le faire, que ce n'était qu'une question de temps. Il rassembla ses pensées éparses, souffla, tourna la tête vers lui.

« Elle est en route... Et elle est dans les ennuis jusqu'au cou, ce qui m'arrange, il faut bien le dire. »

Son interlocuteur haussa un sourcil surpris et Louis entreprit de lui décrire le marché que lui avait imposé Naseem, le récit de la doyenne des Zuni et l'embarras dans lequel Souffre s'était mise toute seule. Il s'abstint cependant de mentionner les effets de plus en plus prégnants du manque d'alcibium sur son organisme. Son confesseur resta silencieux de longues secondes. Il affichait un air préoccupé dont l'inquisiteur feignit de s'amuser.

« Pour qui est-ce que tu t'inquiètes ? Pour elle ou pour moi ?

— Pourquoi me soucierais-je d'elle ? Je ne la connais même pas ! C'est pour toi que je m'en fais... Tu envisageais de marcher dans la combine de ce Naseem pour avoir ta dose d'alcibium. C'est du chantage pur et simple, et ta réaction me semble révélatrice de ton degré d'addiction. Que seras-tu prêt à faire la prochaine fois ? Cela prend des proportions dangereuses, pour ta santé mais pas seulement. »

L'inquisiteur serra les dents, plissant les lèvres en une moue agacée. Il savait tout ça, il n'avait pas besoin qu'on le lui rappelle. Il évacua le sujet d'un geste désabusé de la main et l'homme soupira avec résignation.

« D'accord, je me tais... Que comptes-tu faire, en ce qui la concerne ? Tu es toujours convaincu qu'elle sait quelque chose ?

— C'est évident. Je vais donner son signalement à Lucius et lui faire surveiller toutes les entrées de la ville. Ils finiront bien par la repérer. Ensuite, il suffira de trouver un prétexte pour l'arrêter et je pourrai l'interroger à loisir. »

Le prêtre secoua la tête. De toute évidence, il désapprouvait cette entreprise et n'avait aucune envie d'en discuter davantage. Excédé par tant d'obstination, il termina son verre d'un trait et se leva, recommandant à son hôte de prendre un peu de repos avant de statuer. Louis n'essaya pas de le retenir.

Après son départ, il gagna sa table de travail et alluma une lampe. Il tira une feuille de parchemin vierge d'une liasse posée sur son bureau, trempa une plume dans une fiole d'encre noire et rédigea un ordre de convocation pour Lucius. Depuis son entrée à l'académie, il l'avait pris sous son aile et le jeune homme lui était redevable de mille et une manières. Il ferait ce qu'il lui demanderait sans poser de questions mais il n'y avait pas de temps à perdre. La caravane à laquelle Souffre s'était jointe n'arriverait pas au Mont Vertu avant quelques jours. Il leur fallait cependant établir une stratégie.

Après avoir confié le pli dûment cacheté à son valet, Louis s'enferma à double tour et récupéra dans sa besace la pochette de soie que lui avait donnée Naseem. Les billes d'alcibium roulèrent sous ses doigts. Une partie de sa fatigue se dissipa aussitôt et toute la tension qui pesait sur ses épaules s'envola. Souffre ayant quitté les tribus de son propre chef, la proposition de son dealer était, de fait, devenue caduque, aussi avait-il accepté de reprendre leurs échanges commerciaux. D'une main fébrile, Louis préleva une perle sombre de sa réserve, la posa sur son sous-main et rangea avec soin le reste dans son coffre.

Le parfum de l'encens brûlant sur un guéridon se mêlait à celle du bois de cèdre. Il se cala contre le dossier de son fauteuil et mit la bille d'alcibium sur sa langue. Il ferma les yeux, se concentra sur sa respiration pour entrer en méditation et se sentit partir tout doucement...

* * *

Une foule innombrable et silencieuse couvrait l'esplanade où se dressait le bûcher, immense piédestal de bois sec où devait prendre place le condamné. Tout autour, un sinistre cordon de prêtres, aussi immobiles que des statues, capuches rabattues sur le visage, attendait le signal pour mettre le feu à l'assemblage de branches. Une fumée âcre s'élevait des torches en volutes épaisses et empuantissait l'air. Le jour se levait à peine. Une brume humide et froide gelait ses doigts crispés et anesthésiait ses pensées. Une silhouette indistincte se dressait à ses côtés, soutien anonyme et vain.

Il perçut alors le bruit caractéristique d'un attelage, de roues cerclées de fer crissant sur les pavés glacés de la place. Apparut une cage de métal branlante posée sur un chariot de bois avec, à l'intérieur, un homme cagoulé tanguant sous les cahots, les mains attachées dans le dos. Il sentit son cœur se tordre de douleur à sa vue. Il frémit, un sanglot le secoua tout entier, libérant une unique larme qui laissa sur sa joue le sillon amer de la culpabilité. Il ferma les yeux, incapable d'assister à ce spectacle. Finit par les rouvrir, une seconde ou une éternité plus tard.

Le corps ligoté au poteau se tordait sur le bûcher. Les flammes voraces arrachèrent au supplicié un hurlement qui se perdit dans les bruits et la frénésie du feu. Une terrible odeur de chair brûlée balaya la foule et il dut réprimer une violente nausée. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il tomba à genoux.

* * *

De petits coups discrets frappés à sa porte le tirèrent de ce cauchemar. Louis sursauta et revint à la réalité, le souffle court. Il regarda autour de lui comme s'il ne savait plus où il se trouvait. L'odeur âcre de la peur sourdait de tous ses pores, anéantissant les bienfaits du bain dont il sortait à peine. Un instant plus tard, on toqua à nouveau, de manière plus insistante. Chancelant, il s'extirpa de son fauteuil pour aller ouvrir et se retrouva nez à nez avec un jeune homme élégant dans un uniforme impeccable.

« Ah, Lucius, c'est toi ! Entre, je t'en prie.

— Monsieur, content de vous revoir. Je suis venu dès que... Vous allez bien ? »

Louis retint avec peine une moue contrariée. Il appréciait le cadet et ses aptitudes évidentes, mais il le trouvait parfois un peu trop perspicace à son goût. Il se força à sourire d'un air désinvolte et l'invita à prendre place en face de lui. Lucius rejeta ses courtes boucles brunes en arrière et plongea son regard noir dans le sien.

« Je crains de m'être assoupi, ce n'est rien. La réunion des tribus a été animée cette année, et le retour éreintant. Je ne suis pas mécontent d'être rentré, je l'avoue. »

Le jeune homme haussa un sourcil interrogateur auquel l'inquisiteur ne répondit pas tout de suite. Posant les coudes sur son bureau, il joignit les mains en croisant ses doigts. Jusqu'où pouvait-il aller dans ses révélations sans se mettre lui-même en danger ?

L'académie du Saint-Office était une institution réservée à la noblesse crucienne. Elle accueillait principalement des fils et des filles de bonne famille, pas les enfants de parents modestes, comme l'était Lucius. Il devait son admission à Louis, auquel il avait un jour, par pur hasard, rendu service. Il lui fallait faire ses preuves et il travaillait plus dur que n'importe qui. Il vouait à l'inquisiteur une reconnaissance sans faille et son mentor savait qu'il ne le trahirait jamais. Néanmoins, Lucius était jeune et plein de morgue, souvent trop sûr de lui. Une attitude dangereuse...

« J'ai une mission pour toi et tes gars, une mission de la plus haute importance. Un homme a été tué au rassemblement. Ce n'était certes pas un ange mais là n'est pas la question. Nous sommes tenus d'arrêter le coupable et de veiller à ce qu'il soit jugé et puni pour son crime, n'est-ce pas ? Enfin, à ce qu'elle soit jugée et punie pour son crime, plutôt.

— Elle ? C'est une femme ?

— Je n'en ai pas la preuve absolue mais compte tenu des évènements, j'ai de très forts soupçons à son encontre et je tiens à l'interroger moi-même. Cet homme a été tué dans la khaïma de sa grand-tante, laquelle avait toutes les raisons de rencontrer cette jeune femme ce soir-là. Pas de corps exploitable, pas d'indice, tout a brûlé ! Sans doute la coupable a-t-elle mis le feu à la tente pour détruire les preuves avant de prendre la fuite, c'est assez classique. La doyenne ne s'en est sortie que de justesse ! »

Ce n'était peut-être pas l'exacte vérité mais nul ne savait qu'il avait assisté au meurtre et, s'il soupçonnait la vieille Asia d'avoir elle-même mis le feu à sa propre tente, il n'avait aucune certitude. De l'extérieur, ses suppositions pouvaient paraître cohérentes. En outre, Lucius n'avait pas besoin d'en connaître plus pour mener sa mission à bien.

« Le rassemblement a-t-il pris fin suite à cet incident ? Cela signifierait que nous allons devoir pister son clan pour l'en extraire et la ramener ici.

— Nous ne sommes pas restés assez longtemps pour le savoir. Le feu s'est propagé à toutes les tentes alentour et au matin, la tribu de Zuni n'avait plus rien. Les autres leur ont fourni des produits de première nécessité mais plus aucun d'eux n'avait le cœur à la fête. De mon côté, j'ai écumé en vain tout le camp à la recherche de cette fille, elle s'était volatilisée. J'ai fini par découvrir qu'une caravane avait quitté le rassemblement à l'aube. C'était prévu, une véritable aubaine pour elle !

— Quelle était sa destination ? »

Louis eut un sourire carnassier et il fallut moins d'une seconde à Lucius pour suivre le cheminement de ses pensées. Le cadet étouffa un petit rire amusé, cette fille ne semblait pas bien maligne, il n'en ferait qu'une bouchée et il s'en réjouissait d'avance.

« Je vois... Elle devrait donc se présenter à nos portes sous peu. D'ici deux ou trois jours, à vue de nez, si l'on tient compte du pas des chameaux et des dromadaires. Je vais solliciter mes gars, on va surveiller les entrées. À quoi est-ce qu'elle ressemble ? »

Au sein de l'académie, les cadets étaient répartis en phalanges de cinq, dont le mieux classé prenait le commandement pour une durée de trois mois. C'était le cas de Lucius depuis son arrivée, et il avait su s'entourer de jeunes gens qui le craignaient et qui le respectaient tout à la fois. Ils lui obéissaient au doigt et à l'œil et auraient fait n'importe quoi pour s'attirer son approbation.

« À peu près ton âge, le physique assez typique des tribus de la Vallée du Vent : teint mat, longs cheveux bruns et bouclés, yeux marron, grande, maigre, tout en muscles, mais surtout... On dirait qu'elle sort tout juste du caniveau !

— Pardon ?

— Elle se néglige, volontairement je pense. On a toujours l'impression qu'elle ne s'est pas lavée depuis des jours. Elle porte de vieux habits sales qui dégagent un effluve pas très agréable. Cheveux ébouriffés, pleins de nœuds, mains crasseuses, tu vois le genre... Je suppose que c'est un moyen de punir un entourage qui la méprise, mais elle ne se rend pas compte que c'est un cercle vicieux. Son attitude ne les encourage guère à s'intéresser à elle.

— Eh ben, ça fait envie ! Vous avez l'air de bien la connaître ? »

L'inquisiteur se maudit in petto. Il parlait trop, il était en train de se trahir tout seul. Lucius ne devait en aucun cas se douter qu'une part de son désir de questionner la petite était personnelle. Il argua qu'il se rendait au rassemblement tous les ans et que Souffre était quelqu'un qu'on ne pouvait pas rater. Il leva l'index en guise d'avertissement.

« Attention, ne te fie pas à son apparence, elle est loin d'être bête ! Le mieux serait, je pense, de l'amener ici sous un prétexte ou sous un autre, sans faire de vagues. Et n'oublie pas, je veux me charger de son interrogatoire ! »

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sifriane
Posté le 17/11/2023
Bonjour,
Je me décide enfin à faire un commentaire parce que je ne comprend pas pourquoi tu n'as pas plus de commentaires ( en même temps je n'en laisse pas non plus)
En fait ce que tu écris est juste très bon, tu maîtrises. Je me suis laissée happée par l'histoire et il n'y a rien à dire sinon que c'est très bien.
Je reviendrais à la fin pour te dire mon ressentit final, à bientôt :)
MichèleDevernay
Posté le 18/11/2023
Coucou ! Merci infiniment. C'est vrai que c'est assez frustrant cette sensation de n'intéresser personne alors ton passage me va droit au cœur. Merci encore, et j'espère que la suite te plaira.
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