Entre deux feux

Par Sebours

Pour que les satyres puissent communiquer

Malgré les distances et les kilomètres,

Cess-Khal leur proposa de mettre

A leurs oreilles des boucles dorées.

Ces bijoux merveilleux sur une simple pression

Permettaient d’entendre et parler à son compagnon.

Extrait du poème « Les sept présents des Sept »

 

Afin de protéger sa couverture, Slymock avait demandé à Ome de bien se rendre au quartier général de la ligue des ombres le jour de la rafle. Pour la première fois depuis le début de la trêve séculaire, la sécurité intérieure du royaume elfe lançait une opération d’envergure pour arrêter tous les derniers nés de Nunn, membres de la pègre qui vérolait Zulla. Le grand chambellan avait minutieusement planifié cette intervention.

Au moment choisi, vingt mille soldats elfes, arme au poing et autant de cynocéphales entrèrent de force dans le refuge des criminels. Les petits peuples, bloquaient la moindre fenêtre, le moindre soupirail. Dehors, les centaures et les licornes se tenaient prêts à poursuivre les éventuels fuyards. En un instant, l’agitation fut à son comble. Un sauve-qui-peut général s’enclencha, mais la souricière comportait peu de faille. Toute personne cherchant à dégainer une épée ou un couteau se faisait irrémédiablement transpercer ou dévorer par les impitoyables gardiens de l’ordre. Quelques aventureux tentèrent leur chance par les toits, mais la déferlante de flèches sifflantes dissuada rapidement les candidats à l’évasion. Sagement, Ome n’afficha qu’une protestation de façade avant d’accepter son arrestation.

A l’extérieur, les centaures dirigeaient le flux de prisonniers vers les chariots-cages parqués dans les ruelles adjacentes. L’espion de Ugmar percevait la tension des soldats. Un sentiment d’urgence planait. La rafle devait être aussi rapide qu’un coup de poing. Si les troupes du roi tardaient trop, une révolte populaire des derniers nés de Nunn stopperait la conduite des malfrats en prison et menacerait l’ordre établi ! Les agents de l’ordre public punissaient durement toutes les rebuffades. Plusieurs membres de la ligue des ombres tombèrent, transpercés, qui par une épée, qui par une hallebarde. Les mains accrochées aux grilles du chariot, Ome contemplait passivement le sinistre spectacle. Igor, à côté de lui pointa deux ombres qui tentaient de passer inaperçues. Galibert le fourbe et Barabbas le grand coësre s’étaient parés de vêtements plus communs pour se fondre dans la foule. Brutus, le garde du corps portait pour sa part les attributs du roi rouge. De dégoût, le boiteux cracha par terre.

Moins d’une demi-heure après le début de l’opération, les carrioles quittaient les bas-fonds pour rejoindre la grande prison du roi. Les grincements de roues du long convoi emplissaient les ruelles. Les curieux regardaient par l’entrebâillement de leurs volets puis refermaient face à un tel affichage de puissance militaire. Des forgerons attendaient à la descente des véhicules. Ils mettaient aux fers les prisonniers dans le tintement entêtant des marteaux. Une fois entravés, les détenus suivaient une file ininterrompue encadrée par deux rangs de soldats lourdement armés et n’attendant qu’une occasion pour les occire.

Ome suivit docilement Igor et le mouvement jusqu’à une cellule suintante d’humidité. Suite à la rafle, la surpopulation carcérale atteignait son paroxysme. Tous restaient debout, épaules contre épaules. L’afflux de captifs dura toute la nuit. A dessein, les elfes n’avaient pas effectué de séparation entre les mâles et les femelles. La promiscuité commença rapidement à provoquer des écarts aux mœurs acceptables. Les esprits s’échauffèrent et des rixes éclatèrent. Pour éviter les problèmes, Ome et Igor se rangèrent dans un coin, contre la grille. Trois jours passèrent. Trois jours parqués comme des bêtes. Trois jours sans boire et trois jours sans manger. Trois jours dans la chaleur. Trois jours dans une tension permanente. En trois jours, un tiers des prisonniers étaient décédés. Régulièrement, les geôliers emmenaient un captif, sans doute pour lui soutirer des informations. Les rares qui en revenaient portaient les stigmates de leur interrogatoire.

Au troisième soir, après qu’on eut vidé les cadavres de la cellule, Igor chuchota enfin une phrase à l’oreille de Ome.

« T’es fier de toi ? Toute la ligue des ombres de Zulla tombée d’un coup ! J’donne pas chère de ta peau quand tu sortiras de cabane ! Ome le loup...le loup solitaire, oui. Aucune compassion pour ses semblables ! »

« Hein ?!! C’est à moi que tu parles ? » répondit tout aussi discrètement le jeune agent double.

« Tu pensais réellement que la ligue des ombres ignorait l’identité du gamin choisi pour représenter les derniers nés ? C’est moi qu’Barabbas a envoyé. Mais j’lui ai jamais révélé qui t’étais. Et c’est pour ça que j’t’ai protégé. »

Ome n’osait plus regarder le boiteux. Il n’osait même plus bouger du tout.

« Qu’est-ce que tu racontes Igor ? » bredouilla-t-il.

« T’es le gamin de Panamantra qu’le conseil royal a choisi pour représenter les derniers nés ! J’le sais ! Ch’uis allé jusqu’au palais pour voir à quoi que tu ressemblais ! J’t’ai reconnu toute suite quand t’as fait leur fête aux crotteux ! J’pensais que tu m’aiderais à faire tomber Galibert, mais pas toute l’organisation ! »

« Tu...tu dis n’importe quoi ! Je...je ne comprends rien à...à tes paroles ! Tu délires Igor ! Tu veux que j’appelle à l’aide ! » bégaya imperceptiblement Ome en regardant en tous sens.

« Surtout pas malheureux ! Tu grillerais ta couverture ! Regarde ton attitude comme elle te trahit ! Rassure-toi, je s’rais une tombe. ‘fin ça va dépendre de c qu’est prévu pour la suite. J’ai pris le temps d’te connaître. T’es un bon gars qui défend les plus pauvres. Tu t’es toujours arrangé pour faire les contrats où fallait zigouiller des ordures. T’as souvent affirmé qu’les ombres étaient là pour rétablir la justice ! Alors, kes-t’as prévu pour la suite ? »

Ome comprenait enfin pourquoi Igor lui avait sauvé la vie. Encore une fois, il n’avait été que le jouet d’un maniganceur ! Igor, le baron Ugmar, le prince Hector, Barabbas le roi rouge, Slymock, pour tous ces gens, il n’était qu’un pion ! Il n’était qu’un passereau qu’on passait de cage en cage en lui fournissant une illusion de liberté. Sauf que cette fois-ci, l’un des manipulateurs lui demandait son avis pour la suite. Il était temps de reprendre enfin les commandes de sa destinée ! La porte s’ouvrit et les gardes saisirent Ome pour l’interroger. En partant, le garçon eut juste le temps de glisser un conseil au vieux boiteux.

« Les elfes ont une liste ! Si tu veux un conseil, ne donne pas ton vrai nom !

Les soldats elfes menèrent l’assassin au premier étage sans ménagement. Ils l’installèrent dans une pièce vide avec pour unique mobilier une table centrale et deux chaises et pour unique fenêtre une meurtrière entravée de barreaux. Le verrou grinça. L’espion du grand chambellan se retrouvait seul. Pourquoi ?

Dans le coin le plus sombre de la cellule, il distingua un mouvement. Slymock pénétra dans la lumière. L’éminence grise déposa un paquet sur le bureau.

« C’est bien mon garçon ! Grâce à toi, nous réalisons une opération d’envergure ! Toute la ligue des ombres de Zulla ! C’est magnifique ! Mais nous rencontrons un problème ! »

« Lequel, maître Slymock ? »

« Les ombres refusent de désigner leurs chefs ! Pour l’instant, le seul qui est identifié, c’est Brutus, le garde du corps du grand coësre. Et tout le monde prétend que c’est le roi rouge ! Il n’y a que toi qui peux nous aider ! »

« Comment le pourrais-je ? Je ne vais quand même pas vous accompagner dans les cellules pour désigner un à un les chefs ! »

« Si mon garçon ! C’est exactement ça ! »

« Mais ils vont me reconnaître ! Ma tête sera mise à prix ! »

« Tu sais bien que je suis prévoyant ! Enfile ces frusques. Vite ! »

Dix minutes plus tard, Slymock poussait son protégé assis sur un fauteuil roulant camouflé dans un costume informe rembourré de coussins. Ce subterfuge visait à protéger son identité en cachant sa taille et sa corpulence. Une cagoule noire masquait son visage. Derrière le grillage qui dissimulait son regard, Ome tremblait d’être découvert. Encadrés par une solide escorte, l’homme lige du grand chambellan et son apprenti rentraient dans chaque cellule. Dès qu’il repérait un dirigeant de la ligue des ombres, le traitre le désignait en le frappant sur la poitrine avec une canne. Un coup pour un archisuppôt, deux coups pour un demi-sel, trois pour un cagoux. Les gardes sanctionnaient par des coups de matraque les molles rebuffades des prisonniers. Les trois jours d’incarcérations dans des conditions déplorables annihilaient tout sentiment profond de révolte.

En débusquant Galibert le fourbe, recroquevillé derrière tous ceux qu’il pouvait, l’allié d’Ugmar réfréna sa haine ! Il voulait lui transpercer la cage thoracique, mais cela aurait peut-être permis de l’identifier. Bien que cela lui coûtait, il adopta la procédure habituelle. Trois coups fermes sans être plus puissants que pour les autres. Ome chercha ensuite Barabbas. Il se trouvait inévitablement ici, en compagnie de son bras droit. Il ne pouvait en être autrement. D’un signe de la main, il demanda de refaire le tour de la pièce, une fois, deux fois, trois fois. Où pouvait-il se cacher ? Il n’y avait rien ici, excepté … la paillasse ! Quelques coups de cannes pour dégager les pauvres hères assis, et les soldats éventrèrent le matelas de fortune. L’apprenti espion avait vu juste. Le roi rouge de Zulla se terrait comme un rat. Le grand coësre, soit disant grand protecteur de la ligue des ombres renvoyait une image déplorable. Barabbas se débattait comme un forcené, tiré par les bras. Outré par ce manque de courage, les autres détenus lui crachèrent à visage. Les gardes stoppèrent devant l’encagoulé sur son fauteuil. Celui-ci frappa quatre fois la poitrine du pleutre avant de sortir pour la cellule suivante. Dans son dos, le couloir résonnait des cris plaintifs du roi rouge déchu que l’on traînait vers les salles des condamnés. « Non ! Non ! A moi la ligue ! Pitié ! »

Après s’être changé, Ome fut emmené dans une oubliette, sombre, froide et humide. Des rats buvaient dans les flaques saumâtres générées par les infiltrations. Igor l’attendait déjà à l’intérieur. Était-ce une surprise ? Certes non. L’espion avait décrit précisément celui qui pouvait potentiellement prendre les rênes de la ligue des Ombres de Zulla. Les vieux barbus boiteux de cent kilos avec des dents en or ne couraient pas les geôles. Les gardes l’avaient retrouvé facilement.

« Et maint’nant, le loup ? »

« Ma foi, de ce que j’ai compris, toutes les ombres ayant commis un crime de sang seront exécutés. Coupe-jarrets, venimeux, chourineurs, escapuchons, ils vont tous y passer. Pour les autres, ça dépendra du bon vouloir de la justice. »

« Comment qui vont faire la différence entre un tueur et un voleur ? »

« Les elfes ont une liste ! J’espère que tu n’as pas donné ton vrai nom ! Le grand chambellan cherchait surtout le grand coësre, ses cagoux et ses demi-sel pour décapiter l’organisation. »

« Cherchait ! Comment ça cherchait ? Pourtant, z’ont jamais vu leurs frimousses à Barabbas et Galibert, Fanchonne et Saburo ! »

« Mais moi oui ! Je pense que tu es un gars d’honneur, Igor le boiteux ! Je les ai tous donnés, sauf toi ! Comme moi, tu penses que la ligue peut aider les derniers nés de Nunn. C’est pas pour rien que tu récupères tous les gamins miséreux dans tes équipes de pégriots et de tire-laine. Y’en a la moitié qui servent à rien tellement ils sont incapables de même voler une pomme ! »

« C’t-un peu vrai, ma foi ! » dit le vieux monte-en-l’air à la jambe brisée.

« Ne penses-tu pas que nous pourrions améliorer la vie de notre peuple ? Ensemble !Moi en les représentant au conseil du roi et toi en tant que roi rouge de Zulla et pourquoi pas grand coësre ? Je serais ton cagoux, infiltré au conseil. »

« K’est-ce que tu baragouines ! Tu m’proposes un pacte secret au fin fond d’une oubliette ! T’es un zigue du roi Roll ! Comment que j’te croirais ? T’es qu’un loup solitaire Ome ! »

« Les elfes veulent la paix intérieure. Moi je veux le mieux pour les derniers nés de Nunn. Les deux sont conciliables ! Si je suis solitaire, c’est que je cherche ma meute ! Ça fait cinq ans que je survis, seul au milieu des enfants des nobles elfes ! Dans un an, je dois intégrer le conseil du roi, mais comme tu l’as dit, je suis seul ! Tout seul ! Je suis coupé de notre peuple, de ceux que je devrais représenter ! »

« Comment que j’te croirais j’te dis ! Comment que j’peux avoir confiance en toi ?! Cte hasard qu’on s’retrouve que tous les deux ici ! T’es juste un mouchard du roi ! J’ai pas confiance ! »

« Et moi ! En qui puis-je avoir confiance ? Le grand chambellan ? Le grand coësre ? Le prince Hector d’Anulune ? Pour eux tous je ne suis qu’un pion ! Et pour toi aussi d’ailleurs, Igor ! Si tu m’as fait intégrer la ligue des ombres c’est pour toi ! Et tu me demandes si tu peux me croire ? Avoir confiance ! Je te signale que si j’avais voulu, tu serais promis à la potence comme Barabbas et Galibert ! On est dans le même bateau Igor ! Pour l’instant faut faire ce que le baron Ugmar nous dit ! On avisera plus tard ! »

« Tu veux faire croire qu’on lui obéirait, alors que qu’en fait, on f’rait s’qu’on veut ! »

« Ouaip ! Enfin, il va falloir la jouer fine ! Les oreilles pointues, c’est des finauds quand même ! Et les espions du grand chambellan ont les yeux partout ! »

On fond d’une oubliette sombre et suintante, un vieux voleur désabusé et un jeune assassin ambitieux scellaient un accord secret pour offrir un avenir aux derniers nés de Nunn.

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