Enor et la Mer

Par Olek
Enor n'avait jamais pris la mer. Assis dans le port, il regardait le va-et-vient des marins chargeant et déchargeant de hauts galions, les pêcheurs exhibant le fruit de leur journée de labeur à la foule de leurs clients. Enor aimait écouter le bruit du vent dans les cordages, ce cliquetis si doux à ses oreilles. Il s'imaginait sur un navire, grand capitaine, de puissantes vagues frappant la coque, balayant le pont. Elles laissaient dans leur sillage une écume blanche et mousseuse qui séchait en croûtes de sel sur le bois. Enor adorait la mer. Celle du matin, calme sous le soleil naissant, mais aussi dans ses accès de fureur, les flots déchaînés. \og La mer est une noble dame capricieuse, pensa Enor, une femme aux mille facettes.\fg Il était fasciné, tantôt émerveillé, tantôt apeuré par la mer ; elle qui prend les pêcheurs dans ses bras, les régale de ses poissons, puis sans prévenir les recrache sur le rivage, ou les écrase sous d'immenses lames de colère pure. Il ressentait son appel, de plus en plus pressant. Un jour, comme tous ces marins, il franchirait la passerelle, embarquant enfin. Et tous les matins, en quittant son hamac, il irait prier la mer de lui laisser un jour de plus, de le ramener au port. Depuis le ponton, Enor admirait le ballet des mouettes, enfants rieurs des vagues et du vent. Il aurait voulu les rejoindre et danser avec elles, découvrir le monde d'en haut, suivre les bateaux sur des lieues entières et jouer dans les nuages. Souvent, Enor aidait les matelots à transporter les marchandises des vaisseaux sur les quais. Leurs cales renfermaient de véritables trésors de soies et de bijoux, de plumes et de fruits exotiques, véritable amoncellement multicolore qui incitait au voyage. Il flottait là une odeur agréable, savant mélange d'iode et d'épices que l'enfant inspirait à plein poumon, elle lui parlait d'ailleurs. Une fois les caisses déchargées, le capitaine ou son second lui glissaient dans la main quelques pièces de cuivre, un salaire de misère qu'il allait dépenser le soir même au comptoir pour écouter les histoires des vieux loups de mer. Enor ne s'approchait jamais des négriers. Ils l'effrayaient. Ces bâtiments sentaient la peur, la tristesse et la maladie propagée par la trop grande promiscuité des hommes. Ces bateaux semblaient gémir sous le poids du malheur de ceux qu'ils transportaient. Tous les matins, Enor ouvrait ses volets pour observer la mer, elle semblait dicter les journées du jeune homme. Selon qu'elle était houleuse ou étale, il s'en allait sur le port, les falaises, les plages de sable fin. Enor avait l'habitude de se promener sur les falaises, c'était pour lui comme un balcon donnant sur l'étendue bleutée. Depuis là-haut, il contemplait les dessins que la marée laissait sur le rivage, ces longues courbes de goémon qui couraient le long de la côte. Il ouvrait ses bras, face à la mer et fermait les yeux. Il aimait sentir l'iode marin et le vent caresser sa peau, les embruns lui chatouiller le visage. Il regardait au loin, là oùe large et le ciel se perdent l'un en l'autre. Il faisait rarement grand soleil, en fait, il pleuvait même souvent ; et la pluie sur la mer était un spectacle qu'Enor n'aurait manqué pour rien au monde. Quand les nuages s'accumulaient à l'horizon, il accourait à la fenêtre et y écrasait son nez et ses mains. A travers les carreaux, il observait leur avancée. La lumière s'estompait progressivement, laissant place à une nuit en plein jour. C'était le calme avant la tempête, plus un souffle de vent n'agitait les arbres, pas une ride à la surface de l'eau. Enfin, l'orage crevait, déversant son déluge sur les flots, agités par la houle. Les éclairs, le tonnerre claquaient, comme autant de coups de cymbale, illuminant les flots. Les rouleaux frappaient contre les coques des bateaux passant par dessus le bastingage. Une lumière vive perçait les nuages noirs, faisant apparaître les raies de la pluie. Les gouttes s'écrasaient et ruisselaient sur les carreaux de la mansarde, le vent en faisait vibrer les fenêtres. Alors, Enor gardait son front appuyé contre la vitre, songeant aux marins qui bravaient la tempête. Le lendemain, il partait vers le port pour voir rentrer les bateaux après leur terrible nuit en mer. Les hommes étaient épuisés, et même si aucun navire n'était allé rejoindre les grands fonds, on lisait dans le regard de chacun la crainte d'être le prochain amant des vagues meurtrières. Enor n'avait encore jamais pris la mer quand il embarqua un matin de février sur les côtes bretonnes. C'était un bateau de commerce qui se rendait en Angleterre, cent cinquante miles tout au plus, et la mer était bonne. On en profiterait pour relever quelques filets au retour. Il était simple mousse mais faisait son travail avec application : il était fier d'être enfin sur le pont. L'onde était si belle du navire, elle en léchait les flancs avec délicatesse et le saluait de ses frisotis d'écume blanche. C'est en quittant Plymouth qu'il vit approcher l'orage. L'immense masse noire courait vers eux, elle rampait et semblait vouloir emplir chaque interstice lumineux. Bientôt, une nuit artificielle les engloutit tout entiers. L'espace d'un instant, le bateau sembla immobile sur l'eau subitement calme. Une véritable mer d'huile. Et puis ce fut la tempête, telle qu'il l'observait depuis sa petite fenêtre, mais ce jour-là il n'y avait pas de carreaux pour le protéger de la fureur des éléments. L'orage était sur eux, Enor en son sein. Les flots s'agitant se firent plus durs. Ils claquaient sur le pont, fouettant le corps des hommes qui luttaient pour leur vie. Partout, on s'activait : on affalait les voiles, et pas moins de trois matelots aidaient le capitaine à maintenir la barre. Il y eut un éclair et il y eut la foudre qui s'abattit sur le mât. Brisé, il se fracassa sur le pont. Personne ne sut par quel miracle il n'emporta aucune vie dans sa chute sur le parapet. Enfin, le tonnerre cessa et tous reprirent un peu espoir. La mer prenait soin de ses enfants. Mais le vent redoubla et la pluie ne cessa pas. Depuis la proue, on distinguait à peine la poupe, le sel brûlait les yeux des marins. Enor ne vit pas arriver la vague, elle le happa et le présenta à la mer. Il toussa tout ce qu'il put, recracha l'eau qui lui remplissait la bouche et le nez. Mais la houle lui laissait tout juste assez de temps pour respirer avant de le submerger de nouveau. Un peu plus loin, il aperçut une planche, le bois du bastingage que le mât avait fait voler en éclats. Le garçon voulu nager vers lui, mais le vent et les courants les éloignaient progressivement l'un de l'autre. Le mousse faiblissait. La peur de la mort décuplait ses forces, mais cela ne suffisait pas. Il était épuisé. Il eut envie de hurler. Hurler contre la mer qui opprimait son fils, et contre son corps qui le trahissait. Il eut envie de hurler mais il ne le fit pas. Il n'en avait plus la force. Alors il se contenta d'accepter. Il accueillit la mer en lui, elle le prit en son sein. Il avait arrêté de lutter. Il laissa les flots l'embrasser et il leur rendit leur étreinte. Il aimait tant la mer. Comme tant de marins avant lui, il la supplia d'être tendre avec son enfant, puis, il sombra dans ce linceul aquatique.Quand le soleil se leva, un bateau entra dans un petit port de Bretagne. Un navire épuisé avec à son bord des marins abattus. On retrouva sur la plage le petit corps du mousse, comme endormi au milieu des goémons. On le pleura un instant, mais on le remplaça, puis on finit par l'oublier. Sur l'eau, le souvenir est éphémère, la mer a besoin de ses sujets.
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Bow
Posté le 20/12/2020
Wow, félicitations ! Tu as su trouver des mots parfaits pour décrire cet attrait pour la mer, cette mer qui, comme tu l'as si bien dit, émerveille et effraye à la fois.
Je me suis tellement reconnue en Enor que j'ai eu l'impression de voyager (et maintenant j'ai envie d'aller refaire un tour en Bretagne haha)
Et la fin est magnifique. Bref, merci beaucoup pour cette pépite !
Olek
Posté le 22/12/2020
Oh merci !!
Je suis heureuse que ma nouvelle ait pu te toucher ! Elle date un peu maintenant mais reste dans celles dont je suis heureuse !
Merci à toi d'être venu lire !
Alice_Lath
Posté le 13/10/2020
Hahaha, j'ai cru voir que les coquilles avaient déjà été relevées, je ne te ferai donc pas l'offense de les répéter
Que dire... Ce texte m'a tapé dans l'oeil en tant qu'amoureuse de la mer et des embruns. Et je dois dire que je ne suis pas déçue, je suis encore toute émue de la fin, même si la couverture le laissait présager. C'est vraiment une très belle histoire que tu nous offres là, et merci pour ce bel hommage à l'océan et aux marins. Je me suis régalée !
Olek
Posté le 13/10/2020
Ouille, oui les coquilles je les ai corrigé sur mon doc mais pas ici...
Je suis heureuse que le texte t'ait plu !
AudreyLys
Posté le 15/02/2020
Coucou !
J'ai été attiré sur ce qui est visiblement un texte de l'ancien FPA, on retrouve de ces merveilles en cherchant bien !
ll y a quelques problèmes de mise en page, c'est surement dû au changement de site, pour ma part j'ai re-posté tous mes textes car je n'avais plus les sauts de ligne. J'ai trouvé deux coquilles :
>\og La mer est une noble dame capricieuse, pensa Enor, une femme aux mille facettes.\fg
>Il regardait au loin, là oùe large et le ciel se perdent l'un en l'autre -> où le
Sinon j'ai beaucoup aimé ! J'ai trouvé ce petit texte très juste et équilibré. On s'attend à la fin, mais pour le coup ce n'est pas un défaut mais plutôt une qualité. C'est plein de mélancolie mais ce n'est pas triste, bref, bravo !
Olek
Posté le 17/02/2020
Merci d'être passée par là !
Oui c'est un texte de l'ancien FPA (je n'ai pas beaucoup posté depuis le nouveau, faut l'avouer...), merci de m'avoir signalé les problèmes de mise en page et autre ! Je vais corriger ça sans trop procrastiner.
Je suis heureuse que le texte t'ai plu !
Elyon
Posté le 02/05/2018
Très joli texte, une belle histoire d'amour, différente, mais une même passion tragique !<br /><br />Tes descriptions sont vraiment très imagées, on pourrait presque sentir l'odeur de la mer et entendre le chant des mouettes, rien à redire :)
Olek
Posté le 02/05/2018
Merci beaucoup Elyon pour ce commentaire super encourageant !
A bientôt,
Olek
Rimeko
Posté le 12/04/2019
Coucou Olek !<br /> Je... Je passais par là ? Je me demandais ce que tu avais écrit avant La chocolatine, et cette nouvelle m'a interpelée ^_^
(Oh, et si tu as reçu deux notifications par mail, c’est normal : j’ai dû supprimer mon premier commentaire suite à un bug de mise en page (j’ai copié-collé depuis mon téléphone) qui a supprimé tous les retours à la ligne… Autant dire que c’était un peu illisible.)<br /> <br /> Coquillettes :<br /> "Leurs cales renfermaient de véritables trésors de soies et de bijoux, de plumes et de fruits exotiques, véritable amoncellement" Repet<br /> "qu'Enor inspirait à plein(s) poumon(s)"<br /> "Et puis se (ce) fut la tempête"<br /> "Personne ne su(t) par quel miracle il n'emporta aucune vie"<br /> "Il toussa tout ce qu'il pu(t)"<br /> "Enor voulu(t) nager vers lui"
 
C’est drôle, j’y ai retrouvé des similitudes avec La chocolatine ! Dans la façon d’organiser tes paragraphes, dans le type de point de vue (entre externe et omniscient), dans le ton aussi, un peu neutre, mais aussi très délicat, presque tendre vis-à-vis des personnages que tu nous dépeins… Car oui, c’est peut-être mon côté synesthète, mais j’ai vraiment l’impression que tes phrases sont comme des coups de pinceaux sur le portrait de ces personnes somme toute assez ordinaires, mais touchantes malgré tout…
Bon, avouons-le, le côté touchant c’est carrément transformé en un « effet oignon » (ahem), du moins pour moi, avec cette fin… Je le sentais venir, j’imagine que c’est fait exprès, mais ça n’enlève rien à la force du passage. Enfin, « force », pas sûre que ce soit le bon mot… C’est, encore une fois, un peu trop délicat pour ça. (Même si je trouve les dernières phrases presque cruelles… mais tellement vraies.)
En tous cas, tes descriptions sont très belles et très parlantes (je veux dire, on visualise bien les scènes, leur ambiance et leur beauté). Peut-être y a-t-il un peu trop de constructions syntaxiques similaires cependant (j’ai vu que Fannie t’avait fait la même remarque)…
Je me rends compte que ce commentaire n’a pas vraiment de construction logique, et que j’utilise beaucoup le mot « mais », mais (…) je sais pas, cette lecture me laisse un étrange sentiment de douceur et de contradictions… dans le bon sens du terme, s’entend ;)
Olek
Posté le 12/04/2019
Salut Rimeko !
Merci de ton passage ! Il se trouve que j'ai écrit cette nouvelle après celle de la Chocolatine ^^
Je corrige tout de suite ces coquillettes (en plus je préfères les spaghettis). Merci beaucoup pour tes corrections !
La ressemblance de style est voulue ! Assez extérieur, contemplatif, doux. Je suis heureuse que tu aies pu voir se peindre les scènes ! 
Je voulais pas te faire pleurer ! Navrée...
Je crois que je n'ai pas encore mis en ligne la nouvelle version de la nouvelle, dans laquelle j'ai justement essayé de modifier ces tournures de phrases (même si ses phrases simples font plutôt partie du style que je veux donner à la nouvelle).
Ton commentaire est très intéressant, je vois que ce que je voulais transmettre l'est et qu'il me reste encore un peu de boulot de mise en forme !
Merci encore !
Fannie
Posté le 07/05/2018
Coucou Olek,
Voilà un beau récit dont les descriptions restituent bien l’atmosphère du port et du bord de mer. Tu as une manière de dépeindre les scènes qui rend belle même la tragédie qui se déroule.
Concernant la forme, je trouve qu’il y a trop de paragraphes qui commencent par « Enor » suivi d’un verbe (éventuellement précédé d’un adverbe) et trop de phrases avec la structure sujet-verbe-compléments ; tu gagnerais à varier davantage leur structure.
Coquilles et remarques :
Assis dans le port, il regardait le va-et-vient des marins, chargeant et déchargeant de grands galions [Je ne mettrais pas de virgule avant « chargeant » ; autrement on a l’impression que c’est Enor qui charge]
Il ressentait son appel, de plus en plus pressant. [Là non plus, je ne mettrais pas de virgule. Pour mettre en relief, tu peux utiliser une périphrase : « qui se faisait » ou « qui devenait de plus en plus pressant »]
Il aurait voulu les rejoindre, et danser avec elles [Ici, la virgule est superflue.]
Il flottait là une odeur agréable, savant mélange d'iode et d'épices qu'Enor inspirait à plein poumon, elle lui parlait d'ailleurs [à pleins poumons / je mettrais plutôt un point-virgule avant « elle lui parlait ».]
Selon si elle était étale ou houleuse [Selon qu’elle / ça sonnerait mieux si tu inversais : « Selon qu’elle était houleuse ou étale ».]
Il aimait sentir l'iode marine [marin ; iode est masculin]
et la pluie sur la mer était un spectacle qu'Enor n'aurait raté pour rien au monde [« manqué » correspondrait mieux au style ambiant que « raté ».]
passant par dessus le bastingage [par-dessus]
On en profiterait pour relever quelques filets, au retour [Je ne mettrais pas la virgule.]
La mer était si belle vue depuis le navire [vue du navire ; voir ici : http://www.academie-francaise.fr/depuis]
Et puis se fut la tempête [ce fut]
Personne ne su par quel miracle il n'emporta aucune vie [ne sut]
Le mer prenait soin de ses enfants [La mer]
Il toussa tout ce qu'il pu, recrachât l'eau [ce qu’il put / recracha (passé simple)]
Un peu plus loin, il aperçu une planche [il aperçut]
Alors, il se contenta d'accepter [Je ne mettrais pas la virgule.]
On retrouva sur la plage, le petit corps du mousse [Je ne mettrais pas la virgule.]
Répétitions :
Il y a des mots qui reviennent plusieurs fois. Ce n’est pas vraiment dérangeant, mais tu pourrais varier :
« Souvent », que tu peux remplacer par « fréquemment », « régulièrement » ou « avait l’habitude de »
Regarder : observer, contempler, scruter, etc.
Vagues : flots, lames, houle.
Bastingage : parapet, garde-corps.
Enfin : finalement, à la fin, pour finir ; on peut aussi le remplacer par la locution « finir par ».
Grand(e)(s) : immense, imposant, énorme ; grande dame (noble dame ?), ouvrait grand (largement), grand soleil (beau soleil), grands fonds (profondeurs).
En ce qui concerne « Enor » et la « mer », je suis d’accord avec Lily, quoique « l’étendue salée » me laisse dubitative. En modifiant les tournures de phrases, comme je l’ai suggéré plus haut, tu pourrais éviter certaines de ces répétitions.
Olek
Posté le 07/05/2018
Merci beaucoup pour ton commentaire Fannie, tu fais bien ressortir les faiblesses du texte, et une relecteure/réécriture appronfondie s'impose !
Je note toutes tes remarques et corrections, et dès que j'en aurai le temps (et l'envie aussi...) je m'y colle !
J'ai écrit le texte il y a un an et pas trop remanié depuis (et un peu de manque de maturité scripturale à l'époque !).
Merci encore d'être passée et d'avoir lu si précisément ce texte !
Olek
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