En chemin

Le ciel noir se pare maintenant d’un orage bruyant mais invisible. Ce ne sont pas les éclairs qui tonnent, mais les avions, flottant comme des fantômes imprévisibles.
    Ce jour là, nous ne sommes pas la cible. Notre village n’a pas encore été touché. Chacun de nous prie pour qu’il ne le soit jamais. Nos maisons sont vides, désertées par ses habitants, trop effrayés de sortir leurs nez, qui flairent la peur ambiante régnant dans tous les bourgs alentours. Du moins pour ceux qui restent.
    Le maire avait décidé de conduire tous les ménages dans les abris souterrains situés dans les tunnels privés. La construction de ces tuyaux pour riches, qui leur permettait d’atteindre les grandes villes plus rapidement, avait fini par avantager les provinciaux, les campagnards, les snobés. Comme dit mon petit frère : « c’est le karma ». Paris avait bien évidemment été la première à souffrir des bombardements frénétiques des Utos et Opos.
    Ce furent d’abord les Utopistes qui prirent le symbol parisien. La Tour Eiffel était devenue, quelques semaines durant, le porte étendard du groupe extrémiste, motivé par le rêve d’une Nouvelle Révolution, et surtout la dernière, qui porterait enfin ses fruits. Jamais autant de moyens militaires n’avaient été mis du côté d’un parti, qui avait pourtant commencé dans un petit club de Paris, et qui avait appelé à un soulèvement général, d’abord par les armes, puis par les militaires eux-même. Les Utos reprenaient les valeurs classiques de la Révolution Française, saupoudrées par quelques idées communistes, « comme avait pu l’être n’importe quelle révolte populaire depuis le début du XXème siècle », a pour habitude de dire mon père. Sauf que celle-ci avait commencé comme une purge pure et simple, dératisation radicale, même si quelques souris étaient mortes dans le tas. Et même plus de souris que de rats. Lyon avait été la première. Attaquée par surprise, beaucoup de riches y étaient morts, assassinés chez-eux par des raids Utos. Les autres attaques avaient été inutiles, et les Utos n’en ressortirent qu’avec une image de monstres, d’assassins, et surtout de troubles-paix. Leur mouvement ne comptait que quelques milliers d’adeptes ; la population connait trop bien l’histoire pour savoir que de telles actions ne mènent qu’à l’escalade des violences et à l’échec. Mais peut-être pas assez pour reconnaitre que quelqu’un finira toujours par retenter sa chance.
    Chaque soir, les journaux télévisés reprenaient la même voix neutre et robotique, pour annoncer que le drapeau utopiste blanc marqué d’une colombe rouge, symbole du mouvement, flottait toujours sur la Tour Eiffel, bloquée en son entrée par des dizaines de militaires ayant abandonné leurs postes pour rejoindre le rassemblement organisé sur les réseaux sociaux de l’époque. La grande dame était devenue la demoiselle la plus protégée du monde, et donc la plus convoitée. Les Utos n’y étaient pas allé de main morte : pourquoi se contenter d’un vulgaire club niché dans la cave d’une vieille boîte échangiste, quand les fusils suffisent pour se saisir de la tour la plus célèbre de la planète ? L’opération TEL (Tour Eiffel Libérée) avait été rondement menée, imaginée par des geeks terrés dans leurs abris, a qui les UV faisaient visiblement défaut. Tout avait presque été trop simple : d’abord on cache des armes dans des sacs, ensuite on prend les quelques visiteurs chinois (ou autre) en otage, puis on les libère une fois l’assaut des anciens militaires en cavale lancé sur les forces mobilisées pour libérer la tour. Enfin prise, cette dernière était libre. Logique. Ça avait presque été trop facile. Ensuite les bombes étaient tombées un peu partout sur le territoire, la population s’était indignée face aux monstruosités commises par le mouvement : l’Opposition venait de naître. D’abord pacifique, le nouveau mouvement à la mode avait aussi été rejoint par des militaires de tous rangs frustrés de n’avoir jamais tiré de coco, ou de passer leur carrière à gambader dans les rues en attendant la valise suspecte qui pourrait les faire monter en grade. Les militaires de l’Opposition étaient en nombre bien supérieur par rapport aux mercenaires Utos. Les politiques n’avaient rien vu venir : si l’armée même en vient à s’occuper de la politique du pays à coups de bombardements et de batailles improvisées, tout est cuit. La seule solution était de se cacher en attendant que cette guéguerre ne se termine, soit par l’extinction des deux camps, soit par la domination d’un des deux groupes, le vainqueur finissant probablement par se rendre compte que le pouvoir possède une certaine saveur réjouissante. La victoire Utopiste était la moins enviable. Pouvait-on vraiment se leurrer que tout finirait par rentrer dans l’ordre, sans qu’un nouveau gouvernement oligarchique ne se mette en place, en faveur d’une fausse démocratie qui n’aurait pour seul but que de calmer le peuple ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vraiment été calée en politique. Ça c’est plutôt le domaine de mon père. Et ses discours, qui n’atteignent que les oreilles des vieux soûls du bunker -et malheureusement des miennes-, sont les seuls avis que j’ai le loisir d’entendre, depuis que les télévisions, et même les radios, ne soient tombées en panne. La dernière nouvelle prometteuse qui nous soit arrivée avant la neige totale, avait été des rumeurs concernant un affrontement à Paris, mobilisant des moyens extraordinaires des deux côtés, alimentés par les plus hauts gradés dans la hiérarchie militaire, tous du côté de l’Opposition. Et à notre époque, les moyens font peur - la bataille du cratère de Tycho, qui avait mené à la destruction des mines américaines, avait été la dernière grande bataille française nécessitant une mobilisation de l’armée.
    Le moindre bruit venant de l’extérieur devient donc une obsession pour chaque résidant. L’orage ne s’en va pas. Les avions restent, patrouillent, cherchant à détecter toute maison paraissant trop grande pour appartenir à un simple citoyen moyen. La mort des riches est devenue chez les Utos une toquade ridicule, trop réductrice pour être vraie. Elle l’est pourtant. Le mouvement est fou, délirant, aberrant. Avec du recul, chaque nouvelle situation de la sorte est trop idiote pour être vraie, trop surréaliste. Seule l’histoire parvient à nous faire accepter la véracité des faits, et la certitude de leur existence. Dans plusieurs années, le temps que tout passe, nous pourrons enfin nous dire que tout cela est bien fini, que tout était bien réel. Aujourd’hui tout parait étrange, et flou, comme si un rêve-prison nous empêchait d’accepter les faits. Qui, en 1945, pouvait accepter totalement l’existence d’un petit bonhomme moustachu dont les rêves, les ambitions, avaient menés au génocide ? Qui, en 2020, pouvait accepter que l’homme le plus puissant du monde, clashait ses adversaires sur les réseaux sociaux, rejoignant l’armée des haters quotidiens sur Internet, tout en faisant planer sur le monde la possibilité d’une guerre nucléaire, parce que son bouton rouge était plus gros ? L’acceptation d’un évènement historique ne prend place que quand il est passé, enterré. Le rêve ne prend fin que lorsqu’un nouveau le remplace, ou que son spectateur se réveille, quand l’individu place des frontières entre les limites de ses rêves, entre la succession des évènements. Le présent est une pilule que le futur nous fera avaler, qui fait entrer chaque moment décisif dans un livre d’histoire. La vague ne comprend le rocher sur lequel elle vient de passer, que quand elle se retourne et l’observe. Je ne réalise pas, mais je sais que je le ferai. Il me faut seulement du temps. Il faut que nous laissions notre vague temporelle butter sur cette aspérité pour que nous nous rendions compte que nous l’avons dépassée, et qu’elle était bien concrète. Il est encore trop tôt pour tenter d’expliquer la situation actuelle, sans faire preuve d’un jugement erroné, subjectif - peut-être suis-je déjà tombée dans ce piège ? Si c’est le cas, je ferais mieux de me taire.
    J’envie parfois les morts que la situation ne fait plus souffrir, et que la dure réalité, ainsi que ses conséquences, ne rattraperont jamais.
    Le bunker nous rend tous philosophes de bas niveau. Ou plutôt est-ce l’ennui qui nous transforme. Je pourrais très bien écouter de nouveau les cours de papa dans le réfectoire, au risque de croire encore trop de ses paroles douteuses et rarement fondées. Je pourrais rejoindre les autres adolescents qui font connaissance, oubliant qu’au dessus de leur tête, le ciel gronde. Mais je n’oublie pas, et j’attends les bombes.

    Je n’avais pas rêvé de ce moment depuis plusieurs mois. L’orage qui tonne dehors est propice aux souvenirs sombres des bombardiers Damoclès, qui laissent planer, même sur notre havre de paix, la menace d’un chaos venu du ciel. Les avions ne me manquent pas, contrairement aux hélicoptères de ravitaillement. C’est mon ventre grognon qui me fait penser de nouveau à la nourriture qui viendra bientôt à manquer, si personne ne vient nous rendre visite dans les jours qui suivront. Les écureuils chassés par Raul ne suffiront plus.
    Je n’ai pas vu Raul depuis quelques jours, et son visage me manque. La solitude me hante, Molly est partie en vadrouille pour quelques heures, et ma voix intérieure, trop morne et monotone, me tape autant sur les nerfs que la pluie aux carreaux. La verdure jaunie par le Soleil brûlant de Juin avait certes besoin d’eau, et pourtant je ne peux m’empêcher de pester contre ces nuages, ça et là tapissé de flashs fugitifs pourchassés par le tonnerre, qui gâchent mon après-mini habituellement consacré à la visite de mon seul compagnon humain. Je n’aime pas rester trop longtemps embrumée par les vieux souvenirs de l’abri, mais la météo a aujourd’hui décidé d’interdire ma balade de détente, me laissant mariner seule dans ce même jus stagnant que forment les flots de ma mémoire. Tant pis pour mes vêtements, j’ai décidé que je sortirai malgré le torrent et les éclairs qui m’emprisonnent dans la cabane.
    J’attrape le vieux ciré jaune miteux qui semble trainer dans l’armoire de ma chambre depuis des années. Le manteau, même trop petit, sera déjà un bon bouclier contre le froid et l’humidité. La capuche attachée par quelques boutons qui fait défaut à mes autres vêtement, sera un précieux allié. Un vieux pull en laine fera l’affaire, il n’a pas l’air de faire trop froid dehors. Le vieux jean crasseux que je porte depuis quelques jours sera peut-être enfin lavé par la pluie - bien que cela n’arrangera rien à l’odeur -, même si j’avais déjà prévu de le changer pour aller voir Raul. Les bottes bleues en caoutchouc délavées, cachées dans le placard de la cuisine me serviront enfin : elles sont la pièce maitresse de mon apparat, la garantie qu’au moins une partie de mon corps restera sèche. Un parapluie serait parfait, bien que je n’en ai jamais vu un dans mon logement. La vielle ombrelle posée dans le placard à balais aurait pu faire l’affaire, mais c’est en la dépliant que je remarque les trous qui parsèment le tissu, ainsi que les baleines cassées qui en compromettent la bonne tenue.
    J’attrape finalement une pomme fraichement cueillie de la veille qui trainait près du vieil évier, avant de vérifier que toutes les fenêtres de la cabane sont bien closes. Je rassemble tout mon courage, et décide d’enfin affronter le vent sifflant et les bourrasques qui menacent ma capuche de s’envoler, probablement détachée par la force des rafales. Les arbres de la forêt environnante continuent leur balais sylvestre, gracieux mais terrible, en produisant un frottement assourdissant dû au choc délicat des jeunes feuilles fragiles qui s’envolent parfois et virevoltent, entrainées par le vent comme une barque sur la mer agitée. La terre humide clapote sous mes pas incertains. Les bottes sont trop grandes, et je craint de les perdre chaque fois que mes pieds atterrissent dans une flaque un peu trop profonde, entrainées par un siphon de gadoue marron. L’odeur de pétrichor qui envahit mes narines me rappelle les effluves automnales qui régnaient dans les vieilles forêts que nous visitions avons mon père, et que nous explorions comme autant de temples encore inviolés, gardés par les animaux discrets et furtifs qui y habitaient depuis des millénaires. La forêt a perdu de son innocence, et je la vois aujourd’hui comme une zone de dangers, d’où pourrait sortir à n’importe quel moment un soldat pyromane Uto. Ces mercenaires rouges surprenaient parfois les rebelles Opos cachés près des forêts en fondant sur eux, pareils aux flammes qui sortaient de leurs canons purificateurs. On nous a garanti que notre région était trop reculée pour que des militaires Utos puissent nous trouver, mais même une fois la guerre passée et terminée - ce qui est loin d’être notre situation -, on ne guérit jamais réellement de la paranoïa. Nous dormirions mieux, si c’était le cas.
    Mon corps est trempé jusqu’aux os. Je n’aurais jamais imaginé un jour savoir ce que ça fait d’être une éponge. Mais il est trop tard pour faire demi-tour. Tous les chemins mènent à Raul, c’est donc là-bas que j’irai. Impossible de se tromper de route : le sentier que je suis habituellement est le seul à des kilomètres, isolé de ses frères-chemins par une véritable mer de verdure, ornée de vaguelettes dorées propres aux champs de blé de la région. Il n’y a aucun doute sur l’origine du tracé ; des générations de pas patients et endurants s’y sont succédés pour préciser ma route, piétinant des millions de brindilles, écrasées par la tyrannie de la marche. Le prochain carrefour ne se situe qu’à un kilomètre ou deux, mais cette distance semble quadruplée par le déluge qui fait rouiller mes articulations maintenant grinçantes. J’emprunterai alors une nouvelle route, bifurquant vers le nord-ouest pour trouver plus loin la vieille bicoque de mon compagnon de solitude masculin. Molly doit déjà y être, j’envie son entrain canin.

    C’est le son déchiré des airs battus par les pales de l’hélicoptère de ravitaillement, qui m’avait écarté de mon chemin.
    Mes vieilles bottes commençaient à prendre l’eau, mais je n’étais plus qu’à quelques centaines de mètres de ma destination. La forêt perpétuait son inlassable crissement, pareil aux grains de sables roulant sur les dunes. La vieille Molly m’avait déjà retrouvé, toute contente de recevoir son encas, constitué de quelques vieux biscuits que je gardais toujours dans mes poches.
    Je la connaissais trop pour ne pas remarquer sa déception quand elle me vit changer de direction pour atteindre la clairière au chêne, où atterrissaient généralement les équipes de ravitaillement. Tant pis pour mes bottes, quelques pas de plus n’avaient jamais tué personne.
    Je pouvais prendre le temps de faire un détour, il était évident que mon amie n’aurait pas tenté de me rejoindre aujourd’hui. Je me trompais, et elle avait su m’en faire mordre les doigts. Je ne regrette pourtant pas d’avoir fait tout ce chemin, qui paraissait bien plus long sous la pluie ; il n’y a jamais de bon ou de mauvais moment pour ce genre de nouvelles.
    Les soldats de l’Opposition m’attendaient à l’entrée ouest de la clairière, mais leur accoutrement n’était pas le même que d’habitude. Leurs combinaisons bleu marine, toujours impeccables et à la pointe de la technologie textile, avaient été troquées, remplacées par de vieilles guenilles dépareillées.
    « Vous avez été rapide, monsieur Lukis. » C’était un soldat blond, aux joues creusées, qui m’avait adressé la parole. Je ne le connaissais pas.
    « Je suis venu dès que je vous ai entendu. Je n’étais pas très loin, je me baladais seulement… Vous auriez pu choisir une meilleure journée pour débarquer », plaisantai-je. Le visage de l’homme prit un air désolé. Un sourire amer se dessina sous son nez aquilin. Son expression traduisait la défaite qu’aucune blague ne pouvait effacer. Ses yeux s’embrumèrent. Le soldat se retourna après avoir jeté un oeil suppliant à son collègue. Ce dernier devint le bourreau, chargé de faire le sale boulot :
    « Monsieur Lukis, c’est certainement la dernière fois que nous nous voyons. » L’homme marqua une courte pause, déglutit, et leva durant quelques secondes les yeux au ciel, comme s’il cherchait dans les nuages chargés de larmes, un signe inespéré, lui annonçant qu’il n’aurait pas besoin de prononcer la phrase qu’il avait en tête. Il le fit pourtant.
    « Désolé Raul. Nous serons les derniers. Plus personne ne viendra vous aider, nous avons perdu. »
    Je ne pouvais croire ses mots.
    Ils détruiraient Aura.
       

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