Eireann • « Le seul mauvais choix, c'est l'absence de choix »

Deux semaines. C’est court, deux semaines. Vous vous rendez compte que ça passe à une vitesse hallucinante, que vous n’avez le temps de ne rien faire. Et à chaque fois que j’ai un peu de congés, j’ai toujours cette désagréable sensation que le temps file entre mes doigts sans que je ne puisse réellement faire quoi que ce soit pour le retenir. Cette sensation s’aggrave quand mes nuits de sommeil sont mauvaises. Et bon sang ! Qu’est-ce qu’elles ont été médiocres ces derniers jours ! Je profite alors des derniers instants avant de retourner sur le vaisseau. Je profite des derniers moments qu’il me reste pour réfléchir à cette proposition qui m’a été faite par Cameron.

Sur le balcon, je ferme les yeux quand un rayon de soleil vient caresser ma peau. En dépit de la circulation aérienne, je parviens malgré tout à me sentir comme dans un havre de paix, tandis que je sirote mon thé au milieu de mes hortensias. Quelques heures. Quelques heures avant de devoir reprendre la navette qui m’emmènera jusqu’aux colonies lunaires, là où se trouve actuellement l’Alecto. Ethan déjà reparti, mon ICP est cependant en suractivité.

Quand Ethan est rentré de son rendez-vous improvisé avec ma mère, un grand sourire aux lèvres, j’ai compris que tout cela signait le début du branle-bas de combat. Fort heureusement, nous pouvons compter sur l’esprit très pratique d’un intermédiaire, conseillé par le vieil ours mal-léché. Et c’est l’androïde affranchi, la citoyenne Price, qui se charge désormais d’organiser notre union. Je reste cependant extrêmement surprise quant à la chaude recommandation que Cameron nous a faite… parce que je n’ai aucun souvenir qu’il a été marié un jour.

Alors, certes, j’ai été suspicieuse quand j’ai reçu son message, mais force est de constater que ce n’était pas ce à quoi je m’étais attendue. La longue amitié entre ma mère et l’officier de l’Alecto a sûrement bien des secrets encore dissimulés. Je les savais proches, mais pas au point que Nivens aille jusqu’à nous conseiller quelqu’un. Mais, la citoyenne Price est un ange dont la finesse d’esprit est incroyable. Je ne sais pas si ça a un rapport avec sa programmation de départ, seulement, au regard des photographies qu’elle m’envoie concernant mon bouquet de mariage, je ne peux m’empêcher de penser que sa sensibilité est plus fine que celle d’un humain. Je regarde mon futur ornement, un petit sourire aux lèvres.

Tout a été pensé, dans le moindre détail, dans la moindre symbolique. L’extérieur de la composition sera agrémenté d’épis de blé, pour rappeler le côté champêtre, et de lierre, pour personnifier la solidité du couple. Pour autant, Price recommande l’ajout de chèvrefeuilles dans l’agencement pour caractériser le lien d’amour entre Ethan et moi, et quelques crocus, pour rappeler l’innocence et la pureté. Classique pour un mariage. Je ne sais pas pourquoi, mais j’imaginerai presque l’androïde, guillerette à l’idée d’écrire cette missive. Dans la suite du message, je note qu’il y aura des bleuets, pour la fidélité et, évidemment, le bouquet sera principalement composé de rhododendrons. Ce n’est pas la fleur emblématique de l’Irlande – et nous esquivons, Dieu merci ! le cliché du trèfle à trois feuilles ! –, mais il y en a tellement partout dans mon pays que l’on pourrait croire que c’est le cas.

Alors, oui, je suis sereine, songé-je alors que j’avale une gorgée de thé. En plus d’avoir de bons goûts et de solides connaissances en matière de fleurs, Price est infiniment plus douée que ce que l’on pourrait imaginer. Elle est toute désignée pour s’occuper des préparatifs, m’ôtant très certainement une énorme épine du pied. De fait, rassurée quant à l’idée de savoir que tout serait parfaitement organisé, je soupire, toujours souriante, reprends une gorgée de thé. Mon attention est rapidement attirée par du remous dans le séjour ; mon robot ménager montre ses premiers signes de faiblesses. Je pose ma tasse sur la table basse en fer forgé, et me lève pour aller voir l’engin circulaire qui veut impérativement passer au travers du barreau d’une chaise.

— Fallait que tu choisisses de rendre l’âme maintenant toi, murmuré-je en m’accroupissant près de l’appareil.

Une forte odeur de cannelle agresse mes narines à l’instant même où une voix me fait sursauter.

— Tu parles souvent à ton robot ménager ?

Le timbre moqueur de Moïra retentit dans mon esprit et, sur les fesses, je l’observe, farouche. Ça lui prend souvent de rentrer dans mon appartement comme ça ? Je lui lance un regard en biais avant de me redresser, non sans masser le bas de mon dos.

— Depuis quand t’es là ? l’interrogé-je, non sans une pointe d’agressivité.

— Depuis que tu as décidé de parler à ton appareil, ma fille. Tu ne fermes toujours pas la porte de ton appartement.

Cette manie dont je ne parviens pas à me débarrasser me poursuit depuis des années. Il faudra que je daigne, un jour, à faire plus attention ; ça évitera des intrusions, même si la seule que j’ai à redouter, c’est celle de ma mère.

— Tu veux qu’il m’arrive quoi, au soixante-treizième étage d’un immeuble dont les entrées sont surveillées par des androïdes de sûreté et des drones ?

— D’en bas, pas grand-chose en effet. De tes voisins, tout et n’importe quoi, souligne ma mère. Tu pêches par excès de confiance, c’est un défaut.

— Si t’es venue pour me faire des reproches, la porte est encore ouverte, tu peux repartir.

Je ne fais pas le moindre effort pour empêcher la tension, lourde, de s’abattre sur nous deux. Je pousse le robot du pied, doucement, pour le forcer à partir aspirer ailleurs. J’ignore ma mère, lui tourne même le dos tandis que je me dirige vers la cuisine.

— Je ne suis pas venue pour me battre… ou pour te reprocher quoi que ce soit.

— Incroyable, pourtant, la première chose que tu me sers, c’est un reproche !

Moïra claque de la langue, et je l’entends vraiment très proche de mon oreille. Je ne le savais pas si proche de moi. Pourtant, quand je me retourne, la théière dans une main et les sachets de thé dans l’autre, je suis surprise de la voir toujours debout près de la table de la salle à manger. Je cligne lentement des yeux, surprise.

— Quelque chose ne va pas ? me demande ma mère.

Elle est beaucoup trop douce par rapport à d’habitude et, par pur esprit de défiance, je hausse d’un sourcil et secoue la tête. Je préfère ne pas lui répondre ; je ne me suis jamais vraiment confiée à elle, mon confident, c’était mon père. Pas elle. Pas une mère absente, trop prise et absorbée par son travail pour remarquer sa fille qui grandit et qui change, et qui a terriblement besoin d’elle. Je me décharge sur la table, avant de me diriger vers le buffet pour en sortir des tasses.

— Enfin… je voulais… je suis venue pour te présenter des excuses.

La porcelaine s’écrase au sol et je regarde ma main, stupéfaite. Ce n’est pas dans mes habitudes de lâcher des objets et pourtant, j’ai eu la sensation qu’on me forçait à ouvrir la main. En fait, je ne sais pas si je suis plus surprise par le fait que j’ai abandonné la tasse ou parce que ma mère s’excuse. Je fronce quelque peu des sourcils, avant de sortir une autre tasse. Le robot ménager arrive, je soulève le pied pour le laisser nettoyer les débris de porcelaine, avant de retourner auprès de ma mère et de m’installer.

— Tu ne vas pas me répondre ? insiste Moïra.

— Pour faire quoi ? Te forcer à te répéter ? J’imagine que c’est déjà suffisamment difficile comme ça. En plus, tu portes l’uniforme, il est neuf heures, tu es donc en retard. Et tu ne fais jamais les choses sans intention, sans arrière-pensée.

Moïra gonfle la poitrine, et je sentirais presque l’air rentrer dans mes propres poumons tant son inspiration est profonde. Elle demeure cependant silencieuse, sûrement à la recherche de la meilleure tactique d’approche pour ne pas faire exploser le baril de poudre. Une envie de l’enfoncer me saisit. Je ne suis pas du genre à vouloir humilier les gens, mais là, de la voir devant moi, je suis prise soudainement d’une pulsion que je peine à réfréner. Alors, je me concentre sur mon service, versant l’eau chaude dans sa tasse. Et quel intérêt y trouverais-je si ce n’est une satisfaction aussi fulgurante qu’un orgasme, mais aussi brève d’un clignement de paupière ? Rien. Et ça ne ferait qu’aggraver la situation. Car, aussi incapable que soit ma mère d’être une bonne mère, elle a fait l’effort de s’excuser. Et il serait peut-être temps que je mûrisse un peu.

— J’ai pas été la meilleure des filles non plus. Enfin, je sais que j’aurai pu me bouger un peu plus à l’école, parce que ce n’était pas la mer à boire. Mais je t’en voulais. Depuis la mort de papa, je t’en voulais atrocement.

Je serais, pourtant, bien incapable de dire pourquoi. Peut-être le fait que ma mère n’ait jamais eu de gestes tendres envers moi doit jouer en partie, pour autant, il y a autre chose que je ne suis toujours pas en mesure de définir, du haut de mes vingt-quatre ans. Moïra se redresse légèrement, son visage figé dans une expression neutre. Pourtant, son regard émeraude, si pareil au mien, exprime un soulagement certain. Mais, il n’est pas assez fort pour contrer le silence lourd qui s’installe entre nous, emprunt de non-dits et de reproches enfouis si profondément qu’ils en deviennent bêtement viscéraux.

Nous pardonnerons-nous réellement un jour du mal que nous nous sommes fait ? Peut-être pas. Nous ferons l’effort de faire bonne figure, de réparer un peu les pots cassés. Je reste sceptique, cependant, à l’idée qu’elle devienne la mère modèle qu’elle aurait pu être, là où je sais que je ne serai jamais la fille parfaite qu’elle aurait espéré. Après un long moment de flottement, la voix au timbre voilé de ma mère s’élève, plus traînante que d’ordinaire :

— Je venais aussi dans un but un peu plus officiel, si je puis dire. Je sais… enfin, l’amirauté sait parfaitement quelle proposition t’a été faite par le capitaine Nivens, et nous savons que tes permissions étaient en partie destinées à te laisser le temps de réfléchir.

— Tu viens donc recueillir mon choix.

Je ne peux nier la vague de déception qui, j’en suis consciente, ne passe pas inaperçue pour ma mère. Un soupir de dépit s’échappe de mes lèvres tandis qu’à nouveau je pousse du pied le robot ménager qui est venu se cogner contre moi. Mes doigts s’enroulent autour de ma tasse chaude et je baisse la tête. Durant ces deux dernières semaines, j’ai tourné et retourné la proposition dans tous les sens. Moïra respecte les derniers instants de réflexion que je m’octroie alors que je demeure indécise, emplie de doute. Je ne serais très certainement pas à la hauteur, parfois vue simplement comme « la fille de… » et cette étiquette n’est pas agréable à porter.

— Commander l’Alecto exigera des performances que je ne suis pas vraiment certaine de pouvoir fournir, exposé-je d’une noix neutre. Vous placez une confiance en moi que je ne comprends pas. Mon dossier est loin d’être parfait et je ne suis carrément pas celle qui devrait remplacer le capitaine.

— L’amirauté de la Confédération Terrienne a ses raisons, rétorque Moïra. Si nous avons estimé que tu devais avoir ce privilège…

— C’est ça qui commence aussi à me gonfler. Tu me parles de privilèges, mais ça n’en est pas. Je vais devoir me battre contre une troupe d’Augmentés, moi, la pauvre Naturelle fragile si facilement cassable en deux. Et en plus…

J’inspire profondément et toise ma mère.

— Tu dis toujours la même chose. « J’ai mes raisons », « je sais ce que je fais » et tu continues à me manipuler sans jamais rien m’expliquer. Je veux bien être un de tes petits pions que tu déplaces sur le grand échiquier qu’est devenue ta vie, mais ça commence à devenir parfaitement redondant et ça, c’est qu’un dixième de ce qu’il y a sur la longue liste des choses que je te reproche.

— Eireann, soupire l’amirale. Je ne suis pas venue ici pour me battre. Vraiment pas.

J’arque un sourcil et croise les bras sous ma poitrine, une légère pointe de défi sur le visage. Je n’ai pas encore fait mon choix, enfin, pas tout à fait. Il ne tient pas à grand-chose pour que je bascule d’un côté ou de l’autre de la barrière. Seulement, me retrouver face à ma mère a toujours eu pour effet de m’agacer et de me faire prendre les pires décisions de ma vie. J’affiche une moue dédaigneuse.

— Je pourrais ne pas choisir.

— Il n’y a pas pire choix que l’absence de choix, Eireann, me réprimande ma mère.

Mais elle se radoucit très vite, son soudain emportement a dû la surprendre. Mais pas moi. Moïra n’a jamais aimé être contredite, et encore moins par moi. J’aime ma mère, si c’est la question que vous vous posez, pourtant, celle-ci se drape depuis de trop longues années dans des secrets qui ont fini par me pousser à bout. Mon pied commence à battre une mesure saccadée, nerveuse, alors qu’à nouveau, un profond silence nous enveloppe. Je ne ferai pas le premier pas, c’est à elle de faire le bon mouvement. Est-ce qu’elle va seulement être capable de déplacer ses pions correctement sur son échiquier ?

— On n’a pas toujours besoin de se disputer, reprend doucement Moïra. Je sais que tu m’en veux beaucoup, pour beaucoup de choses et ça ne s’arrangera peut-être jamais vraiment, mais… Je ne suis pas venue chez toi pour rien.

— Tu pouvais attendre que je retourne sur l’Alecto et que je donne ma réponse directement au capitaine.

Un petit sourire, discret, étire les lèvres de Moïra. Elle secoue la tête, et j’admire son chignon irréprochable ; le mien a tendance à se faire la malle au bout de trois heures, même en lissant le tout comme une barbare et en mettant quatre tonnes de laques.

— Je voulais que tu te sentes à l’aise… et surtout je… voulais être fière de toi.

Cette fois, si j’avais eu une tasse entre les mains, je ne l’aurai peut-être pas lâché. Sûrement parce que j’aurai été moins surprise par la déclaration. Enfin, je reste toujours stupéfaite, mais je tombe de plus en plus des nues avec ses révélations, alors une de plus ou de moins. Ma bouche s’assèche très rapidement, alors que le poids de ma décision à prendre pèse cruellement sur mes épaules. Je baisse les yeux sur la table, et observe les rainures irrégulières du bois. Je m’amuse, mentalement, à dessiner des formes dont je suis la seule à voir l’existence. Être à la tête de ce vaisseau de guerre me demandera des efforts que je n’ai jamais fournis jusqu’ici. Commander cette frégate exigera de moi une attitude irréprochable à tout point de vue. Je me connais, je sais mon tempérament et de quel bois il est fait. Il est aussi irrégulier que celui qui a été utilisé pour faire cette table.

Devenir la commandante de bord de l’Alecto, c’est relever un défi que je ne m’imagine pas être capable de tenir. Mais, n’est-ce pas là une opportunité qu’il me conviendrait de saisir ? Ma jeunesse me fera faire des erreurs. Des faux pas, il y en aura très certainement à la pelle, mais je suis consciente cependant d’une chose : je ne serais jamais mise de côté par l’équipage, et l’amirauté ne m’abandonnera pas en cours de route. Peut-être même que ma mère fera preuve d’une certaine clémence ? Mère qui d’ailleurs attend que je me décide. Je ferme mes paupières et me laisse aller sur la chaise, la tête renversée sur l’arrière. Je plonge une main dans mes cheveux lâchés, avant de soupirer.

Je suis jeune, mais je suis capable de bien des choses. Je passe en revue dans mon esprit chacune de mes missions, même les plus infimes. Que ce soit l’échec cuisant de la Station Arès, qui m’arrache encore des sueurs froides en pleine nuit, à la dernière opérée à Salt Lake City pour simplement sécuriser une base militaire en reconstruction, j’y vois plus d’aisance et d’assurance. Je suis désormais capable d’équilibrer les forces de mon escouade, de parlementer pendant certains conflits d’équipage pour les désamorcer. J’ai choisi le dialogue avant les armes, cherchant toujours à éviter le pire.

Je me rappelle de ces gamins, dans les rues de Pékin, que j’ai réussi à convaincre de ne pas rejoindre un groupe de mercenaire, qui ne les aurait utilisés que comme de la chair à canon – groupe mercenaire qui a été démantelé par la suite. J’inspire profondément, bloque ma respiration et rouvre les yeux. Moïra me regarde, puis sourit.

Mon regard a-t-il été suffisamment expressif pour qu’elle comprenne que le choix venait d’être fait ? Apparemment, oui, puisqu’elle sort de son sac une corde tressée dorée et un boîtier similaire à celui que Nivens m’avait déjà présenté. Les attributs du grade de lieutenant-commandant reposent tranquillement sur le coussin en velours.

— Félicitations, commandante.

C’est sobre, mais pour la première fois depuis trop longtemps, je me laisse enveloppé dans le regard rempli de fierté de ma mère.

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drawmeamoon
Posté le 27/03/2021
J'ai adoré ce chapitre !
Je sais pas pourquoi mais ca doit être ma nature anxieuse qui fait que je stress du choix d'Eireann d'accepter le grade même si j'en étais sûr qu'elle allait l'accepté !!!
La dernière phrase est mega belle, je trouve ca super chou qu'elle se laisse envelopper dans le regard de fierté de Moïra ;; <3

ET EIREANN C'EST TON OUIE, TON OUIE SE DEVELOPPE !!!!!!
AislinnTLawson
Posté le 10/04/2021
OUI EXACTEMENT C'EST SON OUIE
Mais elle comprends pas tout des fois, elle estt un peu lente à la réflexion XD
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