Écoute et retiens bien

Par Wigea

Prologue

LUI

Bienvenu mon petit. Bienvenu dans un monde où tu n’as pas ta place. Un monde où tu n’es rien. Bienvenu dans un monde où tes choix ne seront que rêvés, tes rêves ne seront que regrets. Je suis triste de te voir, mais pourtant je t’attendais : car j’ai mon avenir à te remettre. La route que j’ai suivi jusqu’à toi est pavée de larmes et de douleurs. Toi aussi, il te faudra la suivre jusqu’au prochain passage. Pour transmettre mon histoire, celle que je vais maintenant te confier. Garde la précieusement et passe-la au messager après toi.

Vois-tu, la moitié de mon âme n’est plus et il me faut la rechercher. Au-delà du temps, je dois aller pour la retrouver. Plus le voyage sera long, plus, je le sais, ma mémoire se perdra. Je pourrais croiser mon âme sans la voir. Alors écoute et grave chaque trait d’elle et de moi dans ton cœur. Quand ton tour viendra, transmets la moitié de moi qui te restera, aussi fidèlement que tu le peux ; pour que si ce n’est moi, mon autre, elle, me reconnaisse.

Écoute à présent mon histoire. Écoute et retiens bien.

 

Chapitre un

La sonnette automatique de la porte annonça l'arrivée d'un nouveau client. Ceux qui faisaient déjà la queue, jetèrent un regard machinal à l'arrivante avant de ramener leur attention au comptoir pour vérifier laquelle des deux files avançait le plus vite. Sans s'inquiéter du nombre de personnes, Sarah prit place derrière une maman dont la petite d'environ six ans racontait sa matinée dans la classe de sa copine. La maîtresse de la fillette avait été absente et non remplacée, compris Sarah, et ses élèves avaient été répartis dans les autres classes. La petite fille expliquait à sa mère qu'elle avait eu l'autorisation de s'asseoir à côté de son amie après la récréation, quand le voisin de table de celle-ci avait dû partir pour sa séance d'orthophonie. La maman écoutait son enfant avec un sourire bienveillant, lui demandant de temps à autre des précisions quand elle ne comprenait plus de qui il était question.

Outre le babillage de la petite écolière, on n'entendait que les explications des deux jeunes préparatrices. Malgré leur jeune âge apparent, Sarah les avait toujours trouvés très professionnelles et plutôt de bons conseils. De même pour le pharmacien assistant. Par contre, elle trouvait la pharmacienne responsable, assez froide et expéditive. Ce jour-là, elle n'était pas derrière le comptoir mais Sarah se fichait de savoir qui la servirait ; le diagnostique que son médecin venait de poser l'avait totalement démoralisée. Et même si aucune analyse n’avait encore confirmé ce pronostique, celui-ci jetait tout de même une ombre sur l’avenir de la jeune femme. Sarah n'était pas ce qu'on pouvait appeler une personne très optimiste. Elle avait tendance à penser que si le bonheur existait, elle n'était pas sur sa liste, elle en était même à se dire qu'elle ne le méritait pas. Elle essayait de se faire une raison, d'accepter les choses comme elles se présentaient ; parfois, elle y parvenait plutôt bien, mais des jours comme celui-ci, cela lui semblait plus difficile. Et en regardant la maman devant elle sourire tendrement à sa petite fille si bavarde, la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.

***

Depuis le couloir, Fabrice jeta un coup d’œil à l'intérieur de l'officine ; il y avait une légère affluence. C'était son troisième jour dans la pharmacie, et il ne s'y sentait pas toujours à son aise, ni totalement chez lui ; il avait la nostalgie de la Provence où en tant que simple assistant du pharmacien, il n'avait pas eu la responsabilité de la gestion commerciale. Son ex-petite copine Marie-Agnès avait raison, pensa-t-il, qui parlait encore comme cela ? L'officine... Franchement. Il était vraiment d'une autre époque. La vérité était plutôt que Fabrice aimait bien ce mot, qui à son sens, était plus expressif. Il préférait œuvrer dans une « officine », plutôt que dans une quelconque pharmacie, synonyme pour lui de banal commerce. Sur ce point au moins, le pharmacien et sa mère étaient parfaitement d'accord ; pour le reste, leur entente était plutôt limitée. Depuis le début de l'après-midi, le jeune homme se trouvait dans l'arrière-boutique de la pharmacie, à classer les produits qui venaient de leur être livrés par un chauffeur-livreur très pressé mais surtout très désagréable. Après avoir réceptionné la commande et renvoyé les colis qui étaient endommagés, mais qu'ils attendaient pourtant depuis le mercredi précédent, Fabrice était resté dans la réserve. Il entendait les deux préparatrices près du comptoir discuter avec les clients et de temps en temps demander l'avis de l'autre pharmacien assistant, mais il n'avait pas vraiment envie de se joindre à eux. Depuis son arrivée, on ne peut pas dire qu'il avait réellement fait un effort pour intégrer l'équipe ; il se doutait bien qu'en restant dans son coin, il arriverait difficilement à se faire accepter par les autres, mais il n'avait pas envie d'être là ; alors à quoi bon faire semblant. Mais il avait passé un marché avec sa mère et il tenait à l'honorer, ne serait-ce que pour lui montrer qu'il était loin d'être le jeune insouciant qu’elle se plaisait à décrire. Trois mois, ce n'était quand même pas la mer à boire. Il avait donc passé la matinée dans le bureau à vérifier les commandes ou faire les comptes, puis s'était réfugié dans la réserve après la pause méridienne, ne venant dans la boutique que de temps en temps, quand il y avait plus de clients.

Bien que ce ne fut pas véritablement le rush, Fabrice décida d'ouvrir une caisse supplémentaire, histoire de faire un peu connaissance avec la clientèle.

- Par ici, lança-t-il en s'installant. Une jeune femme quitta sa file et s'approcha du comptoir. Elle avait le visage baissé, mais le pharmacien remarqua tout de même une larme glisser le long de sa joue. Du revers de la main, elle l'essuya précipitamment et tendit à Fabrice son ordonnance.

- Bonjour madame, dit celui-ci gentiment avec le vague espoir de la distraire de ses pensées.

Sarah releva alors la tête pour lui répondre et leurs regards se croisèrent. Le reste disparut. Le temps lui-même se figea pour revivre cette rencontre. Dans l'enchevêtrement de sa course, il avait reconnu comme un écho à ce moment. Dans l’esprit des deux jeunes gens, les mêmes questions se disputèrent à la raison : « Où ? Quand ? Me connais-tu ? Qui es-tu ? Pourquoi t'ai-je oublié ? » Un battement de cils plus tard, le temps reprit sa course. Fabrice sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine, comme lorsqu'au lycée, un professeur l'interrogeait par surprise alors qu'il était occupé à feuilleter discrètement un magazine qui sans aucun doute n’avait pas sa place dans la classe. Ce n'était pas la beauté de la jeune femme noire qui l'avait frappé ; non pas qu'elle fut quelconque. Au contraire, elle était plutôt agréable à regarder : quelque peu ronde, mais avec un mètre soixante-dix environ, il la trouvait bien bâtie. Sa coiffure, sans style particulier, ne mettait pas en valeur son visage ovale, ni ses petits yeux légèrement tirés en amande. Elle avait un délicieux petit nez arrondi et des lèvres pleines qui attiraient tout de suite le regard. Pour le reste, estima-t-il, elle était accoutrée de façon très banale : jean noir délavé et trop large et vieux sweat-shirt bleu décoloré. Il éprouva un curieux sentiment de déception. Il aurait apprécié qu'elle soit habillée avec plus de coquetterie.

Le jeune homme ne croyait pas au coup de foudre, mais il avait le sentiment qu'il venait de faire une rencontre essentielle, comme s'il était face à la femme qui compterait le plus dans sa vie. Il avait la curieuse sensation d'avoir retrouvé une personne très proche, perdue de vue depuis longtemps et dont il n'espérait plus avoir de nouvelles. Il ne pouvait expliquer d’où lui venait la certitude de l’avoir trouvée - d’autant qu’il n'était en quête de rien ni de personne. Lorsqu'il la vit froncer les sourcils, Fabrice se rendit compte qu'il venait de murmurer le prénom inscrit sur l'ordonnance et à présent Sarah le regardait d'un air perplexe. Pour se donner une contenance, il fit mine de s'intéresser à son état et sortit de derrière le comptoir pour s’approcher d’elle.

- Vous allez bien ? Vous désirez vous asseoir un instant ?

Sarah essuya du revers de la main les larmes qui continuaient de perler et observa avec attention le jeune homme. Malgré son humeur morose, elle le trouva plutôt beau garçon. Ses longs cheveux châtains, légèrement bouclés, étaient attachés en queue de cheval. Sa bouche fine, son petit nez droit, ses sourcils épais, sa fossette au menton et ses yeux noisette le rendaient tout simplement craquant. Il était grand, peut-être un mètre quatre-vingt-dix, la trentaine et avait une carrure d’homme qui s’entretient grâce à quelque activité sportive.

- Non merci ! répondit-elle enfin.

Une éternité semblait s’être écoulée. Elle avait oublié son désarroi. Il avait oublié que c’était une cliente à servir. Les autres personnes présentes dans la boutique se moquaient de savoir qu’une histoire répétée des milliards de fois depuis que le monde existe se jouait à côté d’eux. À l’extérieur, les autres Latignaciens se hâtaient de rentrer chez eux ou de terminer quelques courses avant que la lumière de ce premier jour d’automne ne disparaisse totalement. La clochette de la porte les tira tous les deux de leur examen mutuel. Quelque peu gêné d’avoir laissé son esprit divaguer, le jeune pharmacien retourna en vitesse derrière le comptoir, prit l'ordonnance qu’il y avait laissé et disparu dans les rayons de la boutique, négligeant de répondre au « bonjour » de la dame qui venait d’entrer.

***

Deux semaines. Et toujours pas d'amélioration, malgré la cure d’Euphytose et de magnésium. Bien au contraire, Sarah avait le sentiment de perdre pied encore davantage. Se lever le matin lui était très douloureux. Les actes du quotidien lui demandaient une énergie considérable. Elle avait sans cesse la tentation de tout laisser en plan et de retourner se coucher ; dormir, il n'y avait que ça qui lui faisait envie. Elle n'avait pas pris au sérieux son médecin généraliste lorsqu'il lui avait dit que son état était plus sérieux qu'une simple déprime saisonnière ; mais là, elle devait bien admettre que cette fatigue nerveuse avait du mal à passer : le diagnostic du gynécologue quelques jours auparavant, ainsi quelques contrariétés au travail, la minaient bien plus qu'elle ne l'aurait cru possible. Pourtant, elle n'arrivait pas à se résoudre à prendre le traitement prescrit par le médecin traitant. Elle avait tellement peur de devenir accro aux anxiolytiques. Et quoi qu'en dise le pharmacien, elle ne pensait pas que ce soit sans danger. Le pharmacien... elle trouvait surprenante cette envie qu'elle avait de le revoir. Depuis cette première fois où il l'avait servie, son souvenir était présent dans sa mémoire ; pas de façon claire et précise, mais comme une arrière-pensée, assez diffuse mais bien constante. Quand elle l'avait aperçu, quelque chose chez lui l'avait comme intriguée... non, plutôt interpellée. Elle avait eu comme le besoin d'en savoir plus. D'ailleurs, en y pensant bien, sa présence dans la pharmacie du quartier lui paraissait assez étrange, vu que ce commerce appartenait à madame De Villiers qui n'avait pas encore l'âge de la retraite. L'assistant pharmacien que celle-ci avait depuis deux ans était présent la dernière fois ; le nouveau n'était donc pas un assistant, madame De Villiers n’en emploierait sans doute pas deux, en plus des deux préparatrices. Se pouvait-il que ce jeune pharmacien soit un associé ? Sarah ne connaissait pas grand-chose au fonctionnement des pharmacies, mais elle se demandait s'il était possible que les pharmaciens propriétaires se fassent remplacer en cas d'absence... Elle n'aurait su dire pourquoi, mais cette réflexion la perturba. Car dans le cas où cela était possible, cela signifierait que le jeune homme allait disparaître aussi vite qu'il était apparu et curieusement, cela la chagrinait. Alors, malgré la profonde léthargie qu'elle ressentait, Sarah trouva la force de saisir son sac et sortir pour aller s'assurer qu'il était encore là.

 

Quand elle entra, la pharmacie était vide et ce n'est que lorsqu'elle arriva près du comptoir, qu'elle se rendit compte du ridicule de sa curiosité ; elle n'avait aucun achat de prévu, pas d'ordonnance sur elle... à coup sûr, la personne qui la prendrait en charge se poserait des questions. Heureusement, il n'y avait personne derrière le comptoir. Elle fit donc demi tour pour s'en aller, mais avant qu'elle ait atteint la porte, quelqu'un l’interpella « Bonjour. ». Elle reconnut sa voix qu'elle n'avait pourtant entendue qu'une fois. Après une légère hésitation, elle lui fit face.

- Vous arrivez juste à temps, continua-t-il, j'allais fermer.

- Ah, alors je reviendrais demain.

- Non, ce n'est rien. Je vais juste baisser un peu le rideau pour que plus personne ne rentre et je m'occupe de vous, dit-il en allant appuyer sur un interrupteur près de la porte. Lorsqu'il passa près d'elle, elle constata que sa démarche était très légèrement claudicante. Elle ne l'avait pas remarqué la première fois. À vrai dire, ce jour-là, s’étaient surtout ses mains qui avaient retenu son attention : de grandes mains, fortes, rassurantes.

- Comment allez-vous aujourd'hui ?

Au lieu d'être retourné derrière le guichet, il se tenait près d'elle, la fixant comme pour s'assurer qu'elle n'allait pas se remettre à pleurer. À peine surprise qu'il l'ait reconnue, Sarah tenta de sourire.

- Ça va mieux, répondit-elle en évitant de le regarder en face.

- Vraiment ?

Il s'était rapproché d'elle et la scrutait. Elle avait les traits tirés de quelqu'un qui ne dort pas beaucoup, les épaules voûtées et son simulacre de sourire n'arrivait pas à faire oublier les cernes sous ses yeux.

- Si vous me permettez, vous n'avez pas l'air mieux que la derrière fois... Vous m'avez plutôt l'air fatiguée. Pourquoi ne voulez-vous pas du traitement prescrit par votre médecin ?

- Je ne veux pas m'habituer. Je vais bientôt prendre mes congés, je pourrais me reposer, ça ira mieux.

- Cela fait déjà deux semaines.

Comment pouvait-il se rappeler la date de sa première visite avec autant de précision, se demanda Sarah, vu le nombre de clients qui devait passer tous les jours.

- Vous aviez raison l'autre fois, continua t-il, ce ne sont pas les anxiolytiques qui vont régler votre problème. Mais quelque soit ce qui vous tracasse, vous avez peut-être besoin d'avoir les idées plus claires pour le résoudre. Le Xanax, pris sur une courte période, ne provoque pas d'accoutumance, vous savez.

Sarah se sentit soudain mal à l'aise, elle avait déjà craqué devant son médecin, quand elle lui avait raconté qu’elle avait de moins en moins envie d’aller au travail ; elle ne voulait pas en parler à d'autres personnes, exceptée Talia sa meilleure amie. Même Anthony, son petit ami n'était pas au courant, il n'avait d'ailleurs rien remarqué de son changement d'humeur, comme à son habitude. Et voilà qu'un inconnu se souciait de ses états d'âme. Elle sentit les larmes lui venir et se détourna.

- Je dois y aller.

- Attendez ! Il y avait comme un impératif dans sa voix. Je ne peux pas vous laisser partir comme ça. Venez vous asseoir un moment, vous voulez bien ?

Et sans lui laisser le choix de répondre, il lui prit la main et la conduisit vers un des fauteuils prévus pour les clients fatigués qui attendent leur tour. Il rapprocha un autre siège et s'assit à côté d'elle en lui reprenant la main. Tout en s'efforçant de se contenir, Sarah se disait que la situation avait quelque chose d’inapproprié et elle regarda la main qui tenait la sienne. Le regard du jeune homme suivit le sien, et il eut un sourire gêné avant de la lâcher, comme à regret. La jeune femme en ressentit comme un abandon. Elle se souvint alors de ce qui l'avait emmenée là.

- Vous êtes le nouveau propriétaire ? fit-elle, tentant ainsi de changer de sujet.

Il sourit et Sarah se dit qu'il avait un sourire magnifique.

- Non, je fais comme qui dirait un essai... pour voir si je suis digne de reprendre le commerce…

Il y avait comme une pointe de sarcasme dans son propos et Sarah fronça les sourcils perplexe.

- Je suis le fils de la propriétaire. Je travaillais à Nîmes avant. Mais ma mère souhaite que ce soit moi qui prenne la suite de son affaire, alors me voilà.

- Ça n'a pas l'air de vous enchanter...

- Disons que j'aimais bien ma vie dans le sud.

- Je crois que je sais pourquoi, renchérit Sarah en souriant.

Et alors, Fabrice se rendit compte qu'elle était très jolie. Pas d'une de ces beautés tapageuses, qui en rajoutent pour attirer à elles tous les regards, mais plutôt un charme discret avec un visage infiniment agréable à regarder, aux traits dotés d'une grâce et d'une douceur naturelles. Son sourire faisait ressortir le charme de ses tout petits yeux et le regard était attiré vers sa petite bouche aux lèvres charnues. Pendant un instant, ils se dévisagèrent, chacun cherchant à comprendre d'où leur venait ce sentiment de connaissance réciproque. Puis gênée, Sarah se frotta le nez en un geste que Fabrice trouva fort charmant. Tous les deux se regardèrent, cherchant une excuse à cette observation inquisitrice, quand le téléphone de la jeune femme se mit à coqueriquer dans son sac. Elle se leva précipitamment, suivit du jeune homme.

- Ça doit être mon amie Talia, on a rendez-vous...

- Je vous raccompagne. Et il ajouta, en lui tenant la porte tandis qu'elle passait devant lui :

- Prenez soin de vous.

***

- Non, ce n'est pas un coup de foudre !

- Ah bon ? Explique moi alors, parce que je ne comprends pas, répliqua Talia moqueuse.

Les deux amies étaient assises dans le canapé de l'appartement de Sarah, comme elles faisaient un vendredi après-midi sur deux. C'était une tradition qu'elles avaient instituée pour remplacer la séance de cinéma du mardi de l'époque où elles étaient étudiantes. Maintenant qu'elles travaillaient toutes les deux, elles n'avaient pas toujours envie de sortir le soir, mais elles ne pouvaient pas se passer de ce moment entre filles. Elles étaient là à siroter leur thé, se racontant leur semaine. Talia avait encore était infecte avec son compagnon Émeric, un homme charmant qui avait su être là dans une période particulièrement difficile pour la jeune fille, mais qu'elle ne cessait de tourmenter pour un rien. Comme toujours, Sarah lui avait fait admettre sa mauvaise foi, sans la ménager mais sans la juger non plus. À son tour, elle avait raconté sa rencontre avec le nouveau pharmacien.

- C'est bizarre. J'ai l'impression de le connaître, mais je suis sûre de ne l'avoir jamais vu avant.

- Tu l'as peut-être croisé une fois dans la rue et tu auras été attirée par lui.

- Hum... Peut-être, mais je ne regarde pas les gens dans la rue. Et si quelqu'un m'avait marquée à ce point là, je suis sûre que je t'en aurais parlé. En plus, il habitait dans le sud jusqu'à il y a peu.

- Ah ? fit Talia sur un ton ironique. Et comment tu sais ça, toi ?

- On a un peu discuté, souffla Sarah.

- Il t'a raconté tout ça devant tout le monde ? Entre deux ordonnances ? questionna son amie les yeux ronds.

- Mais non, il n'y avait personne...

- Donc, vous étiez seuls tous les deux...Intéressant !

- Oh, laisse moi tranquille. Tu ne dis que des bêtises.

Les deux jeunes filles éclatèrent de rire et Sarah sentit que son amie était momentanément soulagée. Elle savait que Talia se faisait du souci pour elle et qu’elle se sentait impuissante. Elles comptaient énormément l’une pour l’autre ; il n'y avait qu'avec Talia que Sarah se sentait apaisée, heureuse d'être là à un moment m, avec son amie. Et seule Sarah voyait les tourments par lesquels Talia passait quelques fois et qui la pouvaient la rendre si méchante. Et elle seule savait empêcher ses colères. Sarah était "sa terre, sa base", disait souvent la petite rousse. Et elle même si cette dernière en doutait, Talia lui apportait bien plus qu’elle ne le réalisait.

- Mais toi, dis moi, comment ça va ? questionna soudain Sarah.

- Oh, au boulot ça va, j’ai de plus en plus de responsabilité. Des dossiers que je dois suivre toute seule.

- Cool, tu es vraiment faite pour les relations publiques, ça te va comme un gant.

- Ouais, j’adore ça. Au début, quand on m’a embauchée, j’avoue que j’ai flippé. Je n’avais aucune expérience.

En effet, à la fin de leurs études, avec leur master en information et communication en poche, Talia avait aussitôt était recrutée chez L’Oréal pour être attachée de presse pour la ligne Dark and Lovely ; Émeric avait fait jouer quelques unes de ses relations et une porte s’était ouverte dans ce grand groupe de cosmétiques.

- Mais tu t’en sors drôlement bien. Je te l’avais dit, tu te rappelles ?

Talia sourit. Ce petit bout de femme avait toujours été complexée par sa petite taille, ses cheveux roux et ses tâches de rousseur et elle avait du mal à croire en elle-même autant que Sarah.

- Je sais qu’au boulot, ça se passe bien, reprit Sarah. Mais avec Émeric ?

- Il me gonfle, grommela Talia.

- Et qu’est-ce que tu lui reproches ce coup-ci ?

- Je sais que c’est ton chouchou, mais il peut être tellement chiant parfois.

- Je l’aime beaucoup c’est vrai, pourtant ça n’a pas toujours été la cas.

En effet, Sarah n’avait pas apprécié que son amie sorte avec un homme de treize ans son aîné pendant leur deuxième année de fac. Elles l’avaient rencontré à une fête chez une copine de fac et Talia s’était littéralement jeté sur lui. Mais Sarah avait accusé le jeune homme d’être un pervers pédophile, même si elle et son amie avaient déjà largement dépassé leur majorité. Elle avait été à deux doigts de se brouiller avec sa meilleure amie quand celle-ci s’était installée chez le jeune architecte. Mais avec beaucoup d’intelligence, ce dernier avait réussi à éviter une rupture entre les deux complices, tout en prouvant à Sarah ses bonnes intentions envers sa protégée. Aujourd’hui, lui et elle étaient de très bons amis et il n’était pas rare qu’Émeric appelle la jeune fille pour lui confier les difficultés qu’ils rencontraient Talia et lui.

- Il s’est mis dans la tête de rendre visite à ma mère, reprit Talia.

- C’est gentil de sa part. Non ?

- Je ne lui ai rien demandé, rétorqua Talia, d’un ton un peu sec.

- Ta mère est seule dans cet institut, probablement malheureuse. Vous n’avez pas d’autre famille que l’une et l’autre. Je trouve normal qu’Émeric se soucie d’elle. Je ne vais pas te faire de leçon de moral, mais tu as la chance d’avoir ta mère dans les parages. La mienne depuis qu’elle est amoureuse, ses visites se font rares...

- Moi, je crois plutôt que c’est à cause de ton mec, s’empressa de commenter Talia, ravie qu’il ne soit plus question d’Émeric ou de sa mère à elle. Elle poursuivit :

- Il n’est pas franchement ravi quand Odile vient passer quelques jours ici et il fait tout pour le lui montrer. Malgré ta sale manie de vouloir défendre tout le monde, tu ne peux pas dire le contraire, ajouta t-elle avec un ton de défi.

- Tu n’es pas très équitable, sourit Sarah, moi j’adore ton homme, tandis que toi tu détestes le mien.

- Et j’assume totalement, ma chérie. Je suis navrée de te faire de la peine, mais je crois que tu mérites mieux. Tu es tellement douce, il te faut un mec tendre avec toi, quelqu’un capable de te rendre heureuse. Au début, je l’aimais bien ; il était cool. Mais il a changé. On s’entendait bien avant, mais depuis que vous avez pris cet appart, on dirait qu’il ne peut plus me voir.

- Mais non ma louloute, tu te fais des idées. Et je suis heureuse avec Anthony, se défendit Sarah.

- Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? Dis moi, Sarah ! supplia Talia. Depuis la rentrée, tu es … bizarre.

Sarah se rembrunit, elle n’avait pas envie d’en parler, pas encore et Talia, compréhensive, n’insista pas. Elle alla chercher des chocolats dans leur cachette à sucrerie.

- Alors, il s’appelle comment ton pharmacien ?

- Aucune idée, se justifia Sarah. Et ce n’est pas mon pharmacien !

- Je croyais que c’était la pharmacie du quartier. Ce n’est pas comme ça qu’on dit ? Mon gynéco, mon médecin, mon pharmacien ?, en levant un sourcil faussement interrogateur.

- Soit, admit Sarah avec une grimace à son amie. Et les deux filles s’esclaffèrent, retrouvant un peu de la légèreté qu’elles souhaitaient à leurs vendredis après-midi.

- Techniquement, ma "pharmacienne", c’est Madame De Villiers. Lui n’est que de passage.

- Tu m’as dit que c’était son fils... De Villiers, c’est avec une vraie particule ? Tu crois qu’ils sont de la noblesse ?

- Je n’en sais rien, se défendit Sarah légèrement agacée par l’insistance de sa camarade.

Celle-ci resta silencieuse un moment puis se leva et s’installa sur la petite table à manger du séjour.

- Ramène ton ordi une minute.

- Pourquoi faire, fit Sarah en se levant à son tour.

- On va chercher. S’ils sont d’une ancienne famille, ils doivent être quelque part sur la toile. Je suis sûre que tous les aristocrates font leur arbre généalogique.

Sarah ramena son ordinateur portable et Talia lança la recherche. Très rapidement, elles furent dirigées vers le site Geneanet où elles trouvèrent des informations sur cette famille de l’aristocratie française, établie dans la région de la Brie bien longtemps avant la révolution française.

- Les derniers membres de la famille sont : Eugène De Villiers, époux de, née Juliette d’Argent-de-deux-Fontaine, décédée en 1988, lut Talia. Leur fille est Josiane De Villiers, fils : Fabrice De Villiers, né en 1986. C’est lui.

- C’est bizarre, il a le même nom que son grand-père maternel, remarqua Sarah.

- Il n’est pas fait mention du père, continua Talia d’une voix presque inquiète.

- Il est peut-être mort lui aussi, essaya de comprendre son amie.

- Non, lança l’autre jeune fille, ce serait écrit.

Sarah regarda attentivement son amie ; on glissait sur un sujet sensible.

- Tu sais, tu ne connais pas leur histoire ; tu ne peux pas résumer comme ça.

- Ouais ! Moi, tout ce que je vois c’est qu’il n’y a pas de père là non plus. Il semblerait que même chez les nobles, les filles ont des vies dissolues, conclut Talia amèrement.

***

Après le départ de Sarah, Fabrice avait baissé complètement le rideau et éteint les lumières. Puis il sortit par la porte arrière de la boutique pour prendre sa voiture. Il n’était que dix-neuf heures trente et il n’avait pas envie de rentrer s’enfermer dans sa chambre. Il décida donc de rouler jusqu’à Serris où le centre commercial régional devait encore être ouvert. Arrivé dans la galerie, il constata que la plupart des commerces commençaient à fermer. Les derniers clients, parmi lesquels de nombreux touristes, se dirigeaient vers les portes de sortie, les bras chargés de paquets au nom des boutiques du grand complexe commercial. Il n’avait pas particulièrement envie de faire du shopping, mais quitte à être dans une galerie marchande, autant faire quelques courses. À la suite des travailleurs qui après leur service faisaient un rapide crochet par la grande surface ouverte jusqu’à vingt-une heures trente, il entra dans l’hypermarché de la galerie et flâna dans les rayons d’électroménager. Il se fit la réflexion qu’un téléviseur était ce qu’il lui fallait pour occuper ses soirées après le travail, dans la mesure où il n’avait pas d’amis dans la région. Mais pour un trimestre, était-ce un investissement judicieux ? Probablement pas, et puis il avait son ordinateur portable : il pouvait toujours regarder des films. Il pourrait aussi prendre une carte d’abonnement au cinéma de Lagny ; mais sortir seul, c’était vraiment trop triste. Fabrice n’était pas un gros lecteur, mais en passant par le coin librairie pour ressortir, il se dit qu’il pouvait profiter de cette "pause" de trois mois pour s’y mettre. Il prit donc au hasard un thriller dans les nouvelles parutions « Une autre vie » de S.J. Watson. Après avoir réglé son achat aux caisses rapides, il se décidait à aller à l’autre bout du centre commercial pour y prendre un café, quand la sonnerie de son téléphone lui indiqua l’arrivée d’un message. « Je t’attends pour le souper » disait celui-ci. Avec un soupir de résignation, il prit la direction du parking.

 

Lorsque Fabrice entra dans la salle à manger, sa mère était déjà installée en bout de table.

- Bonsoir Fabrice. Tu es en retard.

- Bonsoir maman, répondit-il en s’installant délibérément à l’autre bout de la table en face d’elle.

Se retenant de lui faire la moindre remarque, Josiane De Villiers fit signe à la cuisinière qui comprit et débarrassa le couvert près de la maîtresse de maison pour le remettre face au jeune homme.

- Comment s’est passée ta journée ?

- Ce n’est pas la grande rigolade avec les collègues.

- Tu n’es pas sensé passer du bon temps. Ces personnes sont appelés à devenir tes employés.

- Je ne crois pas non. J’ai promis à Hamid de revenir à Nîmes dans trois mois. Il a embauché une stagiaire juste pour cette période, pour dépanner pendant mon absence.

- Dans ce cas, pourquoi as-tu accepté de venir à Lagny ?

- Je me le demande. Ça semblait tant vous tenir à cœur. Peut-être ai-je pensé que de cette façon, nous nous rendrions compte que cela ne pourrait pas fonctionner ; je n’ai aucune attache ici.

- Tu es pourtant chez toi ici, rétorqua sa mère un peu blessée.

- Quand vous m’avait envoyé à 12 ans, loin en pension, vous en avez décidé autrement.

- C’était ...

- Oh, excusez, j’avais oublié, ce n’était pas votre décision, mais celle de votre père.

Madame De Villiers pinça les lèvres, signal qu’elle ne souhaitait pas en entendre davantage. En la regardant, Fabrice se répéta qu’il avait eu tort d’accepter de revenir à Lagny : aucune discussion avec sa mère n’était possible, il n’aurait jamais les réponses qu’il attendait depuis si longtemps. Un fossé s’était créé entre eux pendant son adolescence et sa mère en était responsable, mais il savait que son grand-père, Eugène était tout autant, voire plus coupable. À ce qu’il avait deviné – et il était sûr d’avoir raison - dès sa naissance, et peut-être même bien avant, Monsieur De Villiers avait dirigé la vie de sa fille. Mais quand celle-ci était tombée amoureuse d’un jeune aristocrate désargenté, il avait eu plus de difficultés à imposer ses choix. Même s’il désapprouvait, il n’avait pu pas s’opposer au mariage. Il avait continué à se montrer très hostile, mais sans grand mal, probablement parce que sa femme Juliette De Villiers, que que tout le monde disait être extrêmement douce, savait comment le tempérer à ce moment là. Mais quelques temps à peine après la noce, Juliette décéda des suites d’une leucémie et le patriarche fut libre de briser le couple des parents de Fabrice. Celui n’avait que quatre ans quand la justice accepta d’annuler l’alliance. Le vicomte alla jusqu’à faire changer le nom du petit pour celui de sa mère et Alexandre fut prié de ne plus approcher Josiane et son fils. Fabrice grandit avec l’idée que son père l’avait abandonné.

En jetant un coup d’œil à sa mère, Fabrice se sentit légèrement honteux malgré la colère qui commençait à l’envahir : il ne pouvait pas faire semblant d’ignorer la douleur dans les yeux de celle-ci, comme à chaque fois qu’il était question de son départ pour le Sud. Il avait conscience qu’un lourd secret familial était à l’origine de leur mésentente. Et il savait aussi que son grand-père était un homme redoutable qui avait probablement régenté sa famille comme un dictateur dirige son pays. Entrer en conflit avec sa mère ne servait à rien, il n’en savait pas plus qu’à ses 12 ans. Aujourd’hui, Eugène De Villiers avait près de 90 ans. Si sa vivacité d’esprit était restée intacte, son mauvais caractère s’était atténué ; peut-être qu’auprès de lui le jeune homme obtiendrait-il les réponses qu’il attendait depuis plus de la moitié de sa vie. Il prit donc une grande inspiration et d’une voix qui se voulait plus posée dit :

-Veuillez m’excuser maman, je suis un peu fatigué.

Josiane De Villiers redressa les épaules, pour affirmer sa position de chef de famille dans le simulacre de féodalité auquel elle se prêtait encore en dépit l’insubordination de son fils. Elle attrapa la petite cloche qui se trouvait près d’elle sur la table, et aussitôt qu’elle eût sonné, la cuisinière arriva avec le repas qu’elle avait maintenu chaud en attendant d’être appelée.

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Matzoé
Posté le 24/11/2020
Bonjour Wigea, j’avais mis ton histoire dans ma pile à lire car le titre de ton roman m’avait accroché. Je l’avais trouvé poétique. Je viens de finir ce premier chapitre et voilà mon retour.
Globalement, les premières parties jusqu’à ce que Sarah sorte de la pharmacie pour la deuxième fois sont assez fluide. On est dans l’instant présent, dans l’action et les descriptions et les explications sont assez bien mesurées. On est dans leur rencontre.

Après, j’ai décroché et ai eu quelques difficultés à finir le chapitre.
Le passage avec l’amie de Sarah est bourrée de milliard d’explications sur leur relation, leurs mères, belles mères, situations familiales, leur travail, leurs études, leur physique. C’est trop. On dirait une fiche technique de personnage. Tout ce passage sert finalement à introduire leur interrogation sur la noblesse de Fabrice. Cela parait trop artificiel. 
Quand on repasse à Fabrice là encore, on est noyé sous toutes les informations. Le grand père tyrannique, le pensionnat, la grand mère morte trop tôt, le père absent, le lourd secret familial. On a l’impression que tu as vidé ton sac d’intrigues d’un coup et qu’il s’est déversé sur la table.

D’un point de vue de style, c’est assez bien écrit, avec fluidité. Je pense que ce qui manque principalement pour le lecteur c’est que tu filtres les informations. Peut être que pour toi il est utile d’avoir autant de détails sur tes personnages pour écrire. Après il faudrait seulement être plus parcimonieux sur ce que tu révèles.

Voilà quelques petites remarques style/grammaire/typos :
« ne venant dans la boutique que de temps en temps, quand il y avait plus de clients. »
J’aurais ajouté la négation « quand il n’y avait plus de clients ».

« le diagnostic du gynécologue quelques jours auparavant, ainsi quelques contrariétés au travail, la minaient bien plus qu'elle ne l'aurait cru possible. »
ainsi *que quelques contrariétés ?

« Depuis cette première fois où il l'avait servie, son souvenir était présent dans sa mémoire ; pas de façon claire et précise, mais comme une arrière-pensée, assez diffuse mais bien constante. Quand elle l'avait aperçu, quelque chose chez lui l'avait comme intriguée... non, plutôt interpellée. Elle avait eu comme le besoin d'en savoir plus. »
Trois fois la répétition de comme dans la succession des phrases qui alourdit un peu le style.

- Remarque vraiment de forme qui ne change rien à part peut être t’avancer sur la mise en page du manuscrit. Les tirets de conversations sont comme ça — ( il faut appuyer sur alt et la touche tiret) ça s’appelle un tiret cadratin.

J’espère que mon commentaire ne t’aura pas découragé mais te permettra d’avoir un retour de lecteur.
Wigea
Posté le 25/11/2020
Bonjour Matzoé,

Merci énormément pour le temps pris pour écrire ton avis ; ça va m'encourager à retravailler mon texte avec en tête tes conseils. C'est une histoire avec laquelle je vis depuis tellement longtemps que j'ai du mal à prendre du recul.
A bientôt j'espère

Wigea
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