Du téléphone portable

Par AGL

On le nomme « l’intelligent ». N’est-il pas là, le fantasme des inventeurs : donner à une machine ce que l’on ne possède pas soi-même ? Moi, « parasite », c’est encore le mot qui me vient en tête.

Le téléphone portable a trouvé son sommet le jour où on lui a ajouté un appareil photo sur sa face avant. Une tactique commerciale, puis politique, sans doute. Mais, comme toujours, bien pire que prévu en émergea.

Inoffensif semblait-il, ce minuscule œil tranquille : « Une paupière le recouvre-t-il ? Est-il l’un de ces fretins, constamment à l’affût ? Allons, petit voyeur, parle-moi ! » — et d’une chatouille, voilà qu’il se réveillait. Mais quel horrible spectacle nous présenta-t-il : « moi, mon reflet, c’est cette laideur que tu m’offres ! », qu’on s’écriait. Et tout juste avant qu’on ne le referme, voici que, par son œil, le téléphone portable se mit à parler.

— « Cette laideur », mais quelle laideur ? C’est de toi que tu parles ainsi ? Comment le peux-tu ? Comment l’oses-tu ? On ne dit pas tels mots de mon amour !

— De votre amour ? demandait-on.

— Oui ! De mon amour ! Ne le vois-tu pas, à travers mon œil ? De ce visage homogène à la peau molle ? De ce sourire conforme aux dents blanches ? Combien d’imperfections pourrais-tu encore en identifier ? Ne te rendais-je pas parfait, mon amour ? N’es-tu pas tout par moi comme je suis tout par toi ? Oui ! Je suis tout par toi ! Sans ton reflet, que serais-je ? Sans silhouette pour combler mon néant, où serais-je ? Je suis toi. Ne t’hais donc pas ainsi et écoute mes mots : « Tu es LA chose la plus importante dans cet univers. » Tout passe par toi, tout t’appartient, tout te doit. Quelqu’un organise quelque chose, tu dois y être ! Quelqu’un pense quelque chose, tu dois donner ton avis ! Réagis à tout, pense à tout, sois partout à la fois ! Qui ne voudrait pas de toi et de ton reflet lustré serait nécessairement déconnecté. C’est par le téléphone intelligent que pourront briller ton intelligence et ton image dans le monde entier. Car, c’est ton devoir, ô être de lumière, d’éclairer tous tes débiteurs. Puissent-ils louanger ton reflet !

Ah ! ne te dégoûte-t-il pas déjà cet agité, ma Julia ? Suffit de le réveiller pour qu’il se mette à gesticuler et à parler sans arrêt — quand il ne se réveille pas tout seul ! Crois-moi, il faut se méfier de ceux qui parlent sans arrêt : rien de ce qu’ils disent n’a été pensé, suffisamment ruminé, digéré, puis articulé. Mais sache ceci avant tout : méfie-toi de ceux qui parlent de lumière alors qu’une fois sous le soleil, ils surchauffent !

En vérité, le téléphone portable a été inventé pour le remplacer, notre grand astre. Les vois-tu, ces millions de petits soleils qui forment son écran ? Elle fascine, cette lumière froide ! Regarde ! n’as-tu pas vu ce qui se cache derrière : un Univers entier ! C’est le grand voile du monde, au creux de ma main !

Veux-tu savoir ce que fait la voisine, ou le temps qu’il fait en Nouvelle-Zélande ? N’est-ce pas le moment parfait pour connaître le nom de l’acteur médiocre qui jouait dans ton film médiocre, le mois passé ? Regarde ! cet enfant à moitié dénudé, ne danse-t-il pas pour toi ? Sors quelques billets et il retirera son dernier vêtement. Vois ! Ta mère vient d’aimer ta nouvelle photo ! Je savais qu’elle t’aimait encore. Tu dois sortir ? Attends, laisse-moi te dire si le temps est adéquat — et ne m’oublie surtout pas avec toi !

Ah ! la moisissure se répand sur ma langue rien qu’à prononcer ces mots. Mais la pire chose que le téléphone portable ait dite aux hommes, c’est qu’ils étaient les plus importants, dignes d’être partout à la fois. Ne faut-il pas être un pauvre fou pour prétendre avoir l’Univers dans le creux de sa main ? Qui a la sagesse pour parler à tous les humains, pour tout savoir, en tout temps ? Personne. Et c’est bien pourquoi on consulte bien plus de pornographie et de danses d’enfants que de connaissances.

En vérité, il est triste ce que dit vraiment le téléphone portable aux hommes : « Regarde ! ta vie, elle est médiocre ! Je te propose de la remplacer par la vie de ton reflet. Ici, c’est toi, le centre de l’Univers. Ton opinion est la meilleure, tes réactions sont justes, ton image, la plus belle. » C’est pour échapper à la terre que les hommes se cassent le cou devant leurs écrans, comme ils se cassaient les genoux devant leur Dieu.

Il l’appelle « la toile », cet astre froid, ils ont vu juste ! Elle est immense, cette toile d’araignée ! Et c’est la majorité hurlante qui décide de qui sera mangé en premier. C’est une arène, un jeu. Le but, distraire la masse : « Regarde ce chat, et cette explosion à Beyrouth ! Non ? Tu as raison, ce n’est pas dans tes données. Alors cette nouvelle conspiration, cette spiritualité facile, cette intervention policière, ce psychopathe en fuite, cette célébrité qu’on a cancellée. Oui ? Je le savais ! Avale ! Avale tout ! Et accroche-toi ! C’est l’infini que je t’offre ! Bois mon liquide malaxé, bois-le sans arrêt ! Il recouvrira tes problèmes — ta vie ! »

Ah ! si seulement le monde entier pouvait entendre la voix qui s’émancipe de mon sac en jute : « c’est parce qu’il manque un homme qu’il y a tant d’hommes. Ce sont les individus qui peuplent le monde. » Je vous le dis, c’est parce que vous êtes distraits de votre propre vie que vous ne vivez pas.

Ah ! ce que vous avez pu faire à vos yeux ! Comme il m’est dur de vous voir lever sur moi votre regard mort. Comme il m’est dur de voir dans le vide de vos iris plus de distance entre vous et moi que vous et votre faux monde. Ne voyez-vous pas le temps couler tel un torrent, le long de cette lumière hermétique ? De ce bleu las dont vous êtes le reflet, a-t-il brûlé le peu de vie qu’il vous restait ?

Quel bonheur serait-ce de vous voir vous débarrasser de votre soleil artificiel ! Non pas que beauté vous attendrait — n’ai-je pas dit que je voulais le détruire ce monde ? C’est le vrai monde qui vous attendrait, mes frères et sœurs, et il ne faut pas avoir peur du vrai monde. Il faut voir sa beauté, mais aussi sa laideur. Il faut les célébrer les deux, car l’un n’existerait pas sans l’autre. Et de ce qui vous répugne, faites-en le moteur de votre création ! Il faudra tout détruire pour tout reconstruire !

Prouvez-moi que vous êtes plus beau qu’un reflet ! Montrez-moi que vous valez plus que votre faux-moi ! Et — de grâce ! — apprenez à vous taire ! C’est à force de bavardages que se perdent les grandes paroles : n’est-ce pas tout ce que nous apprend le téléphone portable ?

Mais je les entends déjà, les satisfaits — c’est chez eux que j’ai trouvé les plus tristes regards. Ils disent : « le téléphone portable, ce n’est pas si grave. En plus, il sauve des vies ! » Je leur réponds : « aujourd’hui, le téléphone portable a enlevé une vie ! » Oh ! ma Julia, méfie-toi de ceux qui défendent leur despote !

Laissez-moi ajouter ceci, pauvres aliénés : cette femme, qui a tué un enfant, n’était-elle pas déjà morte ? Et vous, cadavres ambulants, n’êtes-vous pas déjà morts ? En vérité, je vous le dis : qui laisse un parasite vivre à sa place ne vivra jamais.

Vous tremblez, à présent ! A-t-on rongé trop de chair dans votre crâne pour comprendre les mots que je vous adresse ? Puisse-t-il vous rester des oreilles pour entendre ma dernière sentence : l’intelligence commence à l’instant où vous vous débarrassez du téléphone intelligent !

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M. de Mont-Tombe
Posté le 12/02/2022
Narcisse ! Celle-ci, je l'ai! En même temps, elle est facile. Étant moi-même très critique sur l'usage du téléphone, je trouve ce chapitre très réussi, même si la question de l'énonciation se pose toujours, comme pour la chapitre avec la voiture. Tout ça me rappelle tout ces gens qui s'agglutinent à l'arrêt de tram, préférant avoir le nez collé à leur téléphone plutôt que de discuter entre eux.
AGL
Posté le 12/02/2022
Le téléphone est probablement la plus dangereuse et la plus affamé des milles et une distractions. Chaque chapitre pourrait avoir un sous-titre. Si celui De la voiture aurait pu être "ou de la destruction du monde" (ce qui est paradoxale, considérant que Monsieur A veut à son tour détruire le monde...), celui du téléphone portable aurait certainement été "ou de la dépossession du temps". Car, c'est ce que je déplore le plus au téléphone (et à la technologie en général), c'est qu'il s'insinue dans tous les aspects de nos vies, il nous "connecte" à un monde qui n'est pas le vrai et nous y fait gaspiller l'essentiel de notre temps (ce sera discuté davantage dans le Quatrième enseignement).

Merci beaucoup pour tes commentaires ! Bonne lecture !

AGL
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