DLP - Les orphelins de Morteplaine

Notes de l’auteur : Premier texte pour le challenge Dixit entre plumes huhu

L’aube grisâtre recouvrait de son châle endeuillé aux perles de bruine le petit port de pêche de Morteplaine. Depuis l’orphelinat en haut de la falaise, perché comme un nid d’oisillons déplumés, Morgiane jeta un regard au manteau cotonneux pendant que Tancred préparait le repas de bouillie de blé froide pour les quatre pensionnaires. Quatre, ils n’étaient plus que quatre à vivre ici. Sans adulte, ni bienveillance ni chaleur, hors du temps. D’ailleurs, la bicoque de bois abandonnée, blanchie par le vent salé, s’était renommée pompeusement orphelinat, mais relevait davantage du squat des loupiots pauvres et délaissés de Morteplaine. En effet, comme tout village de pêcheurs, ce dernier ne comptait plus les hommes et femmes partis braver la tempête environnante pour finir engloutis par la vase et le varech. Les enfants étaient entretenus à partir des très maigres ressources de la commune puisque même le principal notable, le maire, demeurait dans une vile cabane au bord de l’eau entre deux filets qui sentaient la poiscaille et la marée.

 

Le petit dernier, Aldebert, sortit de sa chambre chahutée par les vents qui sifflaient à travers les carreaux cassés. Il se glissa sur la vilaine table de bois où régulièrement ils se plantaient des échardes qu’ils devaient ensuite retirer à la pince. Une lampe à gaz jetait des ombres réconfortantes sur les profils de Morgiane, toujours assise à la fenêtre ainsi que sur le nez brusqué parsemé de taches de son de Tancred, penché sur le poêle dysfonctionnel, à maudire le charbon humide qui refusait de prendre. 

 

— On part bientôt ? murmura Henriette, d’une voix blanche, encore emmitouflée dans la vilaine chemise de laine qui lui servait de pyjama. Le vent sera favorable ?

 

Morgiane tourna alors son visage bistré, engoncée dans son habituel manteau bleu marine qui lui grattait. Elle n’aurait abandonné cette veste pour rien au monde tant le petit sigle peint en jaune sur sa manche rappelait à tous son rôle de capitaine. Elle sourit, ce qui dévoila ses dents inégales et brunies, avant de bondir de sa cachette et de se saisir d’Aldebert et de le porter entre ses bras puissants pour mieux apprécier la douce chaleur du garçonnet pas encore bien réveillé. Pendant ce temps, Tancred avait abandonné sa lutte quotidienne contre le poêle dans un râle. Comme d’habitude, Henriette et Aldebert n’avaient pas attendu l’aveu habituel de son échec pour entamer leurs repas froids dans les bols ébréchés. 

 

— Non seulement le vent est favorable, chuchota Morgiane, comme effrayée à l’idée de troubler le silence qui précédait l’aube, mais il est excellent. Aujourd’hui, nous pourrions bien aller plus loin encore et enfin atteindre le rivage de la terre des dieux !

 

— Tu me reracontes l’histoire, Morgiane ? chouina Aldebert, les larmes aux yeux de trop bâiller. Je l’aime bien avant d’embarquer.

 

Tancred, maussade, s’assit à côté d’eux sans se soucier de la volée de bouillie qu’il renversa d’un geste rageur sur la table. Puis, de son habituel tempérament bourru, il se saisit d’une cuillère propre et attaqua son repas avec colère pendant que Morgiane reprit son poste devant la fenêtre. Elle savait que la vision du paysage tourmenté au-delà renforcerait la puissance de ses paroles :

 

— C’est une histoire que l’on connaît depuis toujours à Morteplaine, chuchota-t-elle. Une histoire que se transmettent les anciens, une légende tenace. En effet, à l’Ouest de la mer vivraient les dieux, par-delà des obstacles et des épreuves. Et ce lieu enchanteur choisi par le divin serait une terre fertile et d’abondance, de soleil et de rire, où chacun vit et mange à sa faim. Aujourd’hui, nous réessaierons une nouvelle fois, nous avons la journée pour pousser notre navire le plus loin possible et revenir à la tombée de la nuit. 

 

— Comme chaque jour, grommela Tancred, souriant d’excitation malgré tout. Cette fois, nous devons y arriver. 

 

— Oui, reprit Morgiane, nous devons y arriver. C’est ça ou mourir à Morteplaine et ça, personne ne le veut ici. 

 

— Oh, ça non ! s’exclama d’une voix aiguë Henriette. On va les trouver, ces dieux !

 

Sous le rire grêle de Morgiane, le petit groupe finit alors son infâme bouillie à toute vitesse. Puis, chargés du nécessaire pour la navigation, boussole et compas, ainsi que de vivres, ils s’emmitouflèrent dans leurs manteaux de laine et se glissèrent à l’extérieur de l’orphelinat afin de dévaler le sentir boueux qui menait à l’esplanade de bois du port. Là, ils parcoururent les quais de rondins bondés de pêcheurs affairés à cette heure matinale de la journée, zigzaguèrent entre les filets de pêche, saluèrent les connaissances, rirent des plaisanteries  familières des travailleurs marins sur leur quête sans fin. Ils atteignirent enfin l’Orgos, leur coquille de noix bricolée à l’aide d’ouvriers des chantiers, avec sa petite voile et son phoque noués. Chacun prit aussitôt la place qu’il occupait habituellement : Aldeberd se cala près du mat pour finir sa nuit, Henriette largua la corde poisseuse d’algues des amarres, Tancred se chargea d’affaler les voiles pour mieux les tendre de manière à profiter du vent de dos et Morgiane se saisit du gouvernail une fois la dérive plongée dans l’eau noire et iodée.

 

Enfin, ils partirent, et à peine quelques heures plus tard, un pâle soleil des régions du Nord s’éleva depuis le continent, éclairant dans le lointain les formidables falaises de calcaire et la côte rocheuse et stérile où se disputaient les cris des oiseaux marins. 

 

Le silence régnait, brisé uniquement par les vagues pourfendues par la coque en de doux clapotis. Concentrée sur la route, les cheveux courts battus par la brise, Morgiane fixait le cap de l’ouest de son œil acéré, consultant sa boussole cabossée de temps à autre pour s’assurer de la direction. Les légers ronflements d’Aldebert, lové en un petit tas de chiffons sales aux pieds de Tancred, brisaient parfois l’armure d’indifférence de ce dernier qui glissa bien vite son manteau sur le minuscule corps recroquevillé. Pendant ce temps, les jambes dans le vide, Henriette s’était fixée à la proue, gênant quelque peu le phoque, pour mieux savourer les embruns sur ses pieds froids. 

 

Combien de temps passèrent-ils ainsi ? Des heures. La côte devint horizon noir puis disparut. Combien de fois avaient-ils parcouru ce trajet ? Impossible à dire, mais à chaque tentative, la nouvelle beauté de l’océan qui s’ouvrait devant leurs yeux offrait un indicible tableau. Alors, muets, ils se contentaient de savourer la palette de bleus, verts et gris qui évoluait en des tâches huileuses dignes de toiles impressionnistes sous la coque agressive de l’Orgos. 

 

Enfin, Henriette s’écria la première, le doigt pointé vers l’horizon :

 

— Terre ! s’époumona l’enfant, qui se redressa aussitôt pour s’accrocher aux cordages et revenir au niveau de la cale, essoufflée. Terre ! Il y a une île.

 

— Une île ? maugréa Morgiane. Tu es sûre ? On a jamais rien trouvé dans la zone pourtant. 

 

— Certaine ! 


Au son du vacarme, Aldebert ouvrit doucement les yeux, la marque rouge du pli de sa drôle de couverture sur la joue, pour tenter de soulever une paupière endormie. Tancred s’avéra plus réactif. Il fixa les bouts pour se précipiter d’un bond vers l’avant et confirmer, un grand sourire aux lèvres :

 

— Elle a raison ! s’exclama le garçon. Il y a bien une île !

 

Morgiane fronça les sourcils, mais ne put réprimer un rictus de satisfaction. Enfin, après toutes ces années, serait-ce là déjà la terre des dieux ? Les minutes qui les séparèrent de l’accostage leur parurent se dilater, et ce d’autant plus que les contours de l’étrange îlot se précisaient. Ce n’était pas de l’herbe, ni des fleurs, mais un socle poussiéreux et aride sur lequel reposait, semblable à une couronne cruelle, un palais de glace souillé par la terre et les oiseaux marins. Le bateau toucha terre sans qu’aucun des orphelins n’ose attacher l’embarcation à l’un des rochers pointus qui saillaient le rebord. Enfin, prudente, Henriette glissa vers l’avant et posa le doigt sur l’île.

 

— Ne fais pas ça ! s’écria soudain Morgiane. Et si elle est maudite ?

 

Mais rien ne se passa. Rassurée, la gamine releva ses mèches blondes et sauta avec la corde avant de l’accrocher par une succession de nœuds savants à la saillie. 

 

— Je vais bien ! répondit-elle, tout sourire. Vous venez ? J’ai l’impression qu’il y a une porte. 

 

Tancred prit Aldebert encore ensommeillé dans ses bras puis Morgiane quitta le navire la dernière, méfiante, et à regret. La structure gelée ne lui inspirait rien de bon, avec ces pics et ces arabesques semblables à un sanctuaire oublié. Une bourrasque charria la poussière noire et épaisse jusque dans leurs poumons et ils toussotèrent avec douleur en tentant de se diriger vers le tunnel creusé qu’Henriette avait aperçu auparavant. 

 

— Vous venez ? fit-elle, déjà engagée. On sera à l’abri du vent au moins.

 

— Mais pas du froid, grinça Morgiane, obtempérant malgré tout. 

 

Lorsqu’ils mirent le pied à l’intérieur de la structure, les couinements aigüs de la glace se mirent à résonner, comme si les fondations tout entières subissaient l’assaut des éléments. Peu rassurés, ils marchèrent en prenant garde de ne pas toucher les murs d’un bleu gelé. D’ailleurs, par un fait mystérieux, la luminosité blanche et dure ne semblait pas vouloir diminuer à mesure de leur avancée dans les entrailles du palais. 

 

— Ça sent la sorcellerie tout ça, murmura Morgiane. Je n’aime pas ça du tout.

 

Sa voix se répercuta en un écho glacé le long des parois pour se perdre au bout de quelques mètres. Malgré tout, guidés par Henriette, ils n’osaient pas faire demi-tour et même Aldebert, désormais pleinement réveillé, menait par sa petite menotte le massif Tancred sur les pas de sa sœur adoptive. 

 

Enfin, au bout de quelques secondes qui leur parurent une éternité, ils débouchèrent dans le hall renfermant le coeur de la structure de glace. 

 

— Ce n’est pas un palais, commença Tancred, les yeux grands ouverts.

 

— C’est un mausolée, finit Morgiane. 

 

En effet, la pièce sobre et très basse de plafond servait de cercueil à une dizaine de gisants de pierre grise. Nulle décoration, ou lustre ni fioriture en dehors d’un tapis de fourrure blanche qui menait aux allées où reposaient les blocs granitiques dans lesquels les traits roides de souverains anciens se détachaient. Reines, rois, tous richement vêtus, l’aspect dur, dans des atours stricts. Ils semblaient juger les touristes avec la condescendance de ceux qui auraient vu les millénaires s’écouler sans avoir à craindre de l’attaque du temps. 

 

— Des monarques des temps oubliés, réalisa Morgiane. Ils sont d’époque antérieure aux légendes.

 

Comment l’avait-elle su ? La jeune fille l’ignorait, c’était une sorte d’intuition qui avait percé dans son âme sitôt face aux tombeaux scellés.  Du bout des doigts, elle caressa la natte ornée de diamants de pierre d’une souveraine inconnue puis s’attarda sur le pommeau de l’immense épée que cette dernière tenait dans ses mains.

 

— Des rois, des reines, une île gelée... fit-elle à voix basse, avant de réaliser. C’est la première étape ! Celle des légendes ! Les anciens pensaient qu’il s’agissait de géants de pierre issus des montagnes glacées, mais ils se sont trompés ! Ce sont les gisants qui gardent l’entrée !

 

Aussitôt, Henriette bondit dans ses bras, très vite rejointe par Tancred et Aldebert et tous les quatre demeurèrent enlacés un instant, tremblants de joie à l’idée de se trouver sur la bonne route. Puis, sitôt réchauffés par leur bonheur partagé, ils levèrent la tête pour s’observer, les yeux brillants et fiers, jusqu’à ce qu’Aldebert, enroulé dans une couche de vêtements crasseux, piailla de sa petite voix :

 

— Ils sont partis.

 

Henriette réalisa la première, blême. Aussitôt, elle saisit le garçonnet par la main pour commencer à courir vers l’entrée, suivie de Morgiane et Tancred.

 

— Les gisants ont disparu ! beugla la capitaine, terrifiée que ces guerriers aient pu s’évaporer le temps pour eux de cligner des yeux. Tous au bateau, vite !

 

Tancred cueillit Aldebert entre ses bras pour mieux accélérer. Car chacun put sentir les cheveux sur leurs nuques se dresser alors que la respiration gelée des morts soufflait dessus en une haleine glacée. 


Enfin, ils débouchèrent sur la mer à temps pour voir le soleil finir sa course pendant que les vagues s’agitaient autour de leur navire chahuté par la houle. Jamais le morne paysage océanique ne leur avait paru aussi libérateur. Sans jeter un regard en arrière, ils se précipitèrent à leur embarcation et ne reprirent leur souffle qu’après une certaine distance mise entre eux et le palais de glace.

 

Le temps de respirer, d’évacuer les quelques larmes de frayeur, Morgiane fit remarquer :

 

— Il est tard, hoqueta-t-elle. Combien d’heures avons-nous passées là-bas ? Quelle est cette diablerie ?

 

En effet, déjà l’horizon se paraît des teintes orangées de fin de journée, teignant les nuages laiteux de sa couleur pimpante. Les orphelins réalisèrent le temps qu’il leur restait à parcourir pour rejoindre Morteplaine. Heureusement, le vent avait tourné pour désormais souffler vers l’est, si bien qu’ils purent distancier au plus vite l’île aux gisants. 

 

Henriette demeura près d’Aldebert tout le trajet pendant que les deux aînés, concentrés à l’idée de ne pas perdre une minute avant que le froid et la nuit ne tombent, communiquèrent par vagues monosyllabes pour mieux se focaliser sur la mer agitée. Parfois, l’un d’entre eux lançait une allusion aux morts de pierre, mais chacun craignait qu’à force de les évoquer, ils n’attirent les créatures jusqu’à eux. 

 

Ils atteignirent le quai, à l’aide des becs de gaz dispensés par la municipalité afin de guider les marins retardataires, alors que le soleil avait disparu, avalé par les flots, depuis un moment déjà. Tous les pêcheurs étaient rentrés se coucher et la mer noire et huileuse clapota quand ils touchèrent le quai. Ils rangèrent le matériel, remontèrent la dérive, nouèrent les voiles et se dirigèrent, toujours en silence, sur le même sentier qui les avait vus si enthousiastes le matin. 

 

Enfin, lorsqu’ils allumèrent les lampes à pétrole dans la chambre de Morgiane, emmitouflés dans les couettes après avoir savouré un peu de poisson séché et de pain noir, la parole se libéra :

 

— C’était quoi, ça ? fit Henriette, un pli soucieux sur le front. Depuis quand on risque de mourir lors de la traversée ?

 

— Depuis toujours, dit Morgiane, amère. Au moins, nous avons vu la première île.

 

— Et après ? reprit la cadette. Nous n’avons eu que le temps d’atteindre la première étape d’un long voyage, nous n’aurons ni les capacités ni les moyens d’aller plus loin. 

 

— Je suis d’accord avec Henriette, compléta Tancred. Je pense que nous ferions mieux de travailler pour investir dans un meilleur navire, qui nous permettrait de continuer au-delà. 

 

Morgiane pinça sa bouche minuscule perdue au milieu de sa mâchoire carrée, embêtée, et fit mine de réfléchir, adossée à l’embrasure de la fenêtre. C’est alors qu’Aldebert, étonnement alerte, tira sa tignasse poisseuse brune de l’étreinte de son grand frère pour ajouter son grain de sel :

 

— Moi, je suis pour Morgiane, dit-il. C’est la capitaine, et... et sans elle, on serait pô allés aussi loin.

 

Puis il se blottit de plus belle contre Tancred, une fois son court laïus terminé. Henriette leva les yeux au ciel. Morgiane se mordilla les lèvres, prête à répliquer, le profil dessiné par la Lune dans le clair-obscur de la pièce dépouillée poussiéreuse. 


C’est alors que résonna un fracas de tous les diables. Un carreau à côté d’elle explosa en centaine de débris de verres, lui arrachant un hurlement de surprise. Tancred protégea aussitôt Aldebert du bras, qui se mit à brailler de toutes ses forces. Henriette bondit sur ses pieds chaussés de mauvaises sandales de roseau, prête à intervenir, la frimousse agitée derrière ses boucles blondes.

 

Une boule noire ricocha sur le parquet dans un écœurant bruit, laissant une traînée de sang écarlate avant de s’arrêter aux pieds de Morgiane, secouée de spasmes nerveux. Aldebert couina de plus belle, le visage enfoui entre les bras de Tancred et ce dernier tentait de l’apaiser tant bien que mal à grand renfort de caresses. De leur côté, Henriette et Morgiane s’approchèrent pour mieux apercevoir le projectile.

 

— Une chouette, murmura Morgiane. C’est une chouette.

 

— Mais il n’y a pas de chouettes par ici, fit Henriette, intriguée. Je n’en ai jamais vu.

 

— Moi si, une, il y a très longtemps, dit la jeune fille avant de passer le doigt sur le duvet frémissant à l’agonie. Quelque chose a l’air de l’avoir grièvement blessée. Apporte-moi le couteau de cuisine.

 

Aldebert redoubla de sanglots pendant que Tancred répliqua, toujours monolithique, malgré une nuance troublée dans sa voix :

 

— Je ne vois pas comment on peut la sauver, elle est trop mal en point.

 

— Je ne compte pas la sauver, dit Morgiane. Je vais l’achever pour raccourcir son agonie.

 

Pendant qu’Henriette se précipita dans la cuisine avec une lampe à gaz pour chercher une lame, Morgiane s’approcha un peu plus de la silhouette blessée au milieu des éclats de verre qui avaient entaillé la chair. Sous les rayons niellés d’argent de l’astre lunaire, le sang rouge vif s’écoulait en petites taches sur le parquet usé. Le visage blanc percé de deux yeux noirs brouillés rappelait d’ailleurs ce satellite dont elle paraissait tomber à la manière d’un ange déchu. Ses longues ailes piquetées de brun souffraient de plusieurs plumes arrachées ou tordues tandis que le rapace peinait à les bouger, en d’infimes frémissements qui soulevaient des piaillements de douleur. Morgiane commença à caresser le poitrail blanc dans une vaine tentative de réconfort, touchée par la détresse de l’animal, sous le regard désapprobateur de Tancred. 

 

Enfin, Henriette apporta le couteau qui servait d’ordinaire à vider les poissons, encore imbibé de l’odeur poisseuse de la marée. Elle glissa le manche de bois flotté entre les doigts de Morgiane, avant de se retirer vers un des lits superposés, craintive à l’idée du geste de la capitaine. Morgiane fit tournoyer la lame un instant dans sa main sans pour autant cesser ses caresses sur l’oiseau plaintif. D’ailleurs, elle pouvait sentir sous la pulpe de son pouce le cœur chaud de l’animal battre à toute vitesse dans une lutte impossible à remporter face à la progression de la mort.


Elle grinça des dents puis serra un peu plus fort le couteau :

 

— Je suis navrée, souffla la jeune fille. Vraiment désolée.

 

Mais alors qu’elle s’apprêta à abaisser la lame au niveau de la gorge tendre et palpitante, une nouvelle ombre noire surgit à une vitesse folle, droit sur la chouette pour lui tordre le cou dans un affreux craquement. Les orphelins s’écrièrent de surprise, blême, désarçonné par ce énième choc de la journée. L'aigle qui avait pénétré dans la pièce retira ses griffes du corps sans vie et secoua ses larges ailes brunes avant de tourner ses intenses yeux jaunes vers la capitaine, sans se soucier des pleurs d’Aldebert. 

 

— Merci, fit-il. Merci d’avoir eu pitié de mon amie.

 

— Vous, vous parlez ? bégaya Morgiane. Vous êtes un oiseau qui parle ?

 

Les sanglots du benjamin cessèrent et il releva son visage rougi vers l’aigle, intrigué. Henriette se glissa à nouveau par terre, près de la scène, pour ne pas en perdre une miette, mais le rapace ne détourna pas son attention de Morgiane, majestueux dans son plumage brun avec ses pattes vêtues d’un pantalon boisé soyeux. 

 

— Elle vous a suivie, alertée par les gisants de votre venue, poursuivit l’oiseau impérial d’une voix ample et royale. Un chat a osé l’attaquer, elle, un symbole des dieux ! Mais vous avez eu la bonté d’abréger ses souffrances, sans vous soucier un instant de l’inconfort que cela vous procurerait moralement ni des élans de culpabilité. Pour votre force de caractère, pour votre action, je vous accorde un souhait, un seul. Nommez-le-moi, et je l’exaucerai en souvenir de mon amie. 

 

Les quatre orphelins se regardèrent alors que la flamme dans la lampe à pétrole vacilla au gré du courant d’air coulant des carreaux brisés. Ils n’eurent pas à échanger un mot pour tomber aussitôt d’accord :

 

— La terre des dieux, souffla Morgiane, droite dans son uniforme de capitaine. Menez-nous là-bas. 

 

— Vous n’êtes pas des invités, répondit l’aigle, ferme, le bec enfoui dans son plumage. Je n’ai donc pas le droit de vous y conduire. Mais je peux vous amener à la Frontière-Du-Bord-Du-Monde, celle par-delà laquelle dorme ce que vous appelez Dieu.

 

— Il serait donc seul ?

 

L’aigle cligna ses paupières par-dessus son regard perçant, les serres enfoncées dans le bois craquelés :

 

— Nous, le divin, ignorons le pluriel et le singulier. 

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HopeSoldier
Posté le 29/06/2020
Hello hello Alice !

J'espère que tu me pardonneras de ne pas me pencher sur les chapitres précédents ! J'entame les DLP et mon dieu que les gens sont prolifiques ! Je n'ai pas fini de lire ahaha. Du côté du tiens, j'ai beaucoup aimé l'influence "croisade" avec cette balade en bateau (bon, je ne connaissais pas le quart des termes utilisé (le "phoque" m'a fait bugger devant mon écran, par exemple)), mais cela n'a pas empêché ma compréhension ! Peut-être, en revanche, que tout s'enchaine un peu trop vite ? J'ai eu du mal à tout suivre ! En revanche, tu as bien developpé tes personnages, même si j'ai un peu peiné à déterminer la tranche d'âge d'Henriette (ce qui n'est pas grave en soit, mais la voire dans ma tête avec une perruque de bigoudis m'a fait tout drôle ahah ;))
Alice_Lath
Posté le 30/06/2020
Hahaha, oui, c'est un poil dense, en effet. J'ai voulu tenter de raconter un rêve en très peu de temps, et du coup le résultat est plus ou moins... bien haha, néanmoins, contente que ça te plaise quand même et beaucoup de courage pour les DLP!
Xendor
Posté le 19/05/2020
Salut Alice, interprétation singulière de ce qu'est la divinité. Elle se rapproche assez par moment du chamanisme, avec cet histoire des esprits de la nature dans les animaux. Mais aussi, je ne sais pas si c'est voulu, une référence aux cultures mésopotamiennes. En tous cas, bravo pour ce récit, il ets touchant. Et hâte de voirs les chats prendre leur revanche. Après tout, le monde leur appartien ^^
Alice_Lath
Posté le 22/05/2020
Hahaha, alors, en fait, j'ai un peu "triché" pour cette histoire puisque c'est la première moitié d'un rêve que j'ai fait il y a longtemps. C'est donc de l'inconscience pure qui s'exprime
PetraOstach - Charlie O'Pitt
Posté le 09/05/2020
Hello hello !
Bravo Alice pour ce récit ! On dirait un extrait de roman tellement il y a de détails et de possibilités pour une suite. C'est épatant ce que tu as réussi à faire en si peu de temps :)
Alice_Lath
Posté le 09/05/2020
Merci beaucoup <3 contente que ça te plaise
Olek
Posté le 07/05/2020
Encore une super nouvelle !
J'ai beaucoup aimé la manière dont chacun a sa place et prend soin des autres.
J'espère qu'ils atteindront un endroit où vivre mieux !
Tu es sûre que tu ne veux pas faire une suite ? ^^
Alice_Lath
Posté le 08/05/2020
Huhu, et bien ce n'est pas vraiment prévu pour le moment, mais je vais peut-être y réfléchir, qui sait, les prochaines cartes DLP pourraient m'inspirer
_HP_
Posté le 05/05/2020
Heyyy !!

Euh... t'es sûre que tu nous as pas fait un prologue là ?? Je m'attendais presque à une suite xD
C'est vraiment très intéressant, tu nous plonges dans ton univers, je voyais les différents lieux !
Je reconnais bien ta plume haha, et je la trouve très belle 😝
C'est plein d'actions mais qui sont fluides, c'est vraiment top, bravo !

Deux pitites remarques ^^

"Tancred, maussade, s’assit à côté d’eux sans se soucier de la volée de bouilli qu’il renversa d’un geste rageur sur la table" → bouillie, non ? 🤔😊
"Une boule noire ricocha sur le parquet dans un écœurant bruit dans une traînée de sang écarlate avant de s’arrêter aux pieds de Morgiane" → 'dans un... dans un...", c'est un peu répétitif (mais franchement c'est qu'un détail !) ^^
Alice_Lath
Posté le 06/05/2020
Oupsi, tu as raison, des pitites coquilles. Merci beaucoup haha et non, pas de suite prévue pour le moment, mais ça vient d'un rêve et je suis allée à cette Frontière-Du-Bord-Du-Monde haha pour rencontrer dieu(x)
Zig
Posté le 05/05/2020
Ah que coucou !

Un beau petit début d'aventure épique ! J'ai particulièrement aimé cet enchaînement :

"— Ce n’est pas un palais, commença Tancred, les yeux grands ouverts.

— C’est un mausolée, finit Morgiane. "

Il est diablement bien rythmé et on sent tout de suite, quelque part dans notre corps, qu'il y a danger. Elle a vraiment agité quelque chose que j'ai adoré !

Pour le style : tu as des phrases très longues, parfois un peu maladroites, avec des compléments à foison. N'hésites pas à les re-découper, pour conserver le sens mais faire des phrases moins à rallonge.

Au niveau du rythme : Je pense que tu as beaucoup de péripéties pour un texte censé être court. C'est un peu comme si tu condensais 4 ou 5 chapitres en un seul, ce qui donne un effet précipité, et un manque de linéarité.

Il y a énormément de potentiel dans ce petit travail, et un boulot remarquable sur les personnages ! Ça mérite vraiment d'être développé avec une structure renforcée, pour donner un début de roman du tonnerre !

Conclusion : une belle pépite, encore cachée dans sa gangue de pierre. T'as pas envie de faire la suite ? :p
Alice_Lath
Posté le 05/05/2020
Argh, la période puberté de mon style qui prend cher huhu, désolée pour cet âge ingrat
Pour les péripéties, ouais, j'ai remarqué ça quand j'ai commencé à raconter ce rêve huhu et encore, il manqua la moitié, la visite à la frontière
Je ne sais pas pour la suite, j'ai déjà beaucoup de projets pour le moment, mais peut-être plus tard. Merci en tout cas!
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