À l’intention de Monsieur Hervé Jamberre
De la part de Nina Vanderberg
Monsieur,
Si vous lisez cette lettre, c’est qu’enfin nous aurons réussi à retrouver vos coordonnées. J’avoue que l’exercice a été difficile, surtout que vous vous êtes évaporé sans même laisser un nom de ville. Heureusement, l’aide externe qu’a reçu ma mère à cette occasion devrait nous permettre de vous retrouver d’ici là.
J’espère en tout cas que vous allez bien. Je me souviens encore de vos cheveux gris et de votre belle voiture de sport. Maman m’a dit que ça s’appelait une Mustang. Elle est vraiment très belle. Vous avez dû la payer cher !
Je sais, je devrais vous contacter moi-même plutôt que de passer par mes parents. Je suis encore au collège, donc excusez ma timidité. Mon amie Judith me dit toujours que je n’ose jamais exprimer ma colère, que je fais trop attention aux autres. Je ne suis pas d’accord. C’est juste qu’avant ces derniers mois, je n’avais pas de quoi me fâcher.
Contre qui ?
Pourquoi ?
Mais aussi, et surtout, qui suis-je ?
En tout cas, c’est ce que je me demanderais à votre place. Ou peut-être en avez-vous une vague idée, une crainte, le genre de terreur qui vient rôder sous le lit, une fois la lumière éteinte. Peut-être qu’elle s’assoit sur vous pour mieux étouffer votre souffle sitôt que vous vous endormez. En tout cas, j’admets que je l’espère.
Une scène, sous vos yeux.
Six heures un soir de printemps, il fait doux, les oiseaux chantent. Il y a un parfum de vacances dans les bavardages fébriles des élèves de mon cours. Le spectacle de fin d’année approche et nous aurons l’honneur de figurer dans le ballet des adultes en tant que petits rats de l’Opéra. Nous jouerons Casse-Noisette. Le filage venait de se terminer alors que le soleil encore bien clair caressait les chignons serrés des adolescentes en train de glousser.
De l’autre côté de la route, ma mère m’attend. Je vois qu’elle agite un sachet. Si vous savez comme la danse me donne faim et soif ! Je peux manger la moitié d’un gâteau de Princes, surtout si je n’ai pas eu le temps de déjeuner. Je me précipite pour la rejoindre, mes pointes satinées encore à la main. Dans le sachet, aux taches de gras, je devine qu’elle est passée chez le boulanger. Alors : pain au chocolat ? Croissant ? Pains aux raisins ? Les chaussons tressautent sur mon sac, angoissés, à mesure que je vois ma mère lâcher le paquet. Son visage se décompose.
Puis, je tourne la tête.
Je n’ai pas eu le temps de hurler, Monsieur Hervé, vous devez le comprendre, car vous rouliez si vite.
Le choc provoqua une vague de douleur immense. Puis je sombrais.
Je pourrais vous raconter les rêves qui agitèrent cette nuit sourde : des dieux, de la glace, de la danse, moi en tutu pour la première fois devant les spectateurs.
Comment vous décrire mon réveil ?
De toute façon, il ne me reste que des flashs à ce moment où j’écris. Mes parents qui pleurent et qui hurlent, les moniteurs qui tintent, la longue aiguille froide plantée dans mon bras. Puis surtout, cet engourdissement, comme si le sommeil dont je venais de sortir collait, m’appelait. Je me suis enfoncée avec délices dans ce sable mouvant tiède.
Peu à peu, au fil de mes réveils, les choses se sont éclaircies.
J’ai appris que pour certains, la vitesse était une notion relative. Cela doit vous dire quelque chose ? L’idée que les autres doivent suivre la loi, mais que vous, vous maîtrisez votre vitesse. C’est toujours ça, jusqu’à ce que la vie de quelqu’un soit brisée.
Vous m’avez brisé bien plus que ma vie.
Vous m’avez brisé mon corps.
Voilà, je me suis réveillé tétraplégique. C’est un mot que je n’aurais jamais voulu connaître aussi jeune. Et c’est grâce à vous que je l’ai appris.
Fini le ballet, fini la musique, fini la danse.
Autour de moi, personne n’osait en parler, mais dans chaque éclat de tissu je croyais revoir le tutu promis par ma professeure pour ce spectacle de fin d’année.
Peut-être pensez-vous qu’un pardon est possible ? C’était peut-être le cas. Mais voilà, je suis morte à l’heure qu’il est. J’ai fini votre travail et je me suis tuée, puisque vous m’aviez déjà assassinée cette soirée de mai. De toute façon, j’étais morte à mon arrivée à l’hôpital.
J’ai laissé cette lettre pour que ma mère vous la remette. Ne faites pas attention aux taches d’eau. C’est juste que l’écrire alors qu’elle vient de s’endormir pour la première fois depuis plusieurs semaines, ça me fait un peu pleurer. Ses cheveux blancs, son parfum sucré... Elle dort, soulagée, quand je vais mourir sitôt qu’elle aura le dos tourné.
Enfin, Monsieur Jamberre, voilà, si vous lisez cela, c’est que j’aurai réussi.
Bonne nuit,
Nina.
PS : Je vous joins une place pour notre spectacle, on avait le droit à trois invités. Si vous êtes sensible à l’art, Tchaïkovski devrait vous plaire. On a beaucoup répété ces derniers mois.
J'aime beaucoup ton interprétation poignante et tragique de la carte. Plus on lit, plus on découvre ce qui s'est passé et plus on a de peine pour Nina...
J'admets qu'au départ, j'ai eu un peu de peine à voir où elle voulait en venir, mais cela s'est vite dissipé (après le "Une scène, sous vos yeux"). À partir de ce moment-là, j'ai trouvé que ton rythme était superbement maîtrisé, jusqu'à ce PS parfait, qui agit comme une claque bien méritée.
Bref, tu auras compris : j'ai aimé :) bravo et merci pour cette lecture poignante !
C‘est un sujet qui me fragilise particulièrement et te lire m’a vraiment émue. J’adore le format épistolaire qui a donné une forme très musicale à ma lecture et m‘a vraiment mise dans l’ambiance. :)
Le format lettre est hyper poignant... J'imagine même pas ce que peux ressentir celui qui la reçoit.
On navigue entre le regret, la détermination, le détachement de ton personnage
C'est beau et fort.!
Je crois que de tout tes DLP, jusqu'ici, c'est celui que je préfère. Infiniment poignant !
La narration sous forme de lettre est une très bonne idée. On retrouve parfaitement le schéma narratif. Tu as su tout raconter avec finesse et piquant à la fois.
C'est un texte bouleversant qui laisse sans voix...
Cette lettre a atteint mes émotions, car on pourrait réellement croire que cette histoire est véridique.
Belle représentation de l’âme en peine qui écrit pour se soulager de sa souffrance intérieure.
Une fin tragique qui touche mon petit cœur sensible…
Merci beaucoup d’avoir partagé cette remarquable lettre avec nous ! <3
Merci pour ce petit rappel de respect du code de la route :)
Jusqu'à présent je t'ai toujours embêtée sur tes rythmes et ta structure : celle-ci est par-faite (de mon humble avis bien sûr). Tout est à sa place, absolument juste. le choix de la lettre est diablement bien pensé, la plume juste ce qu'il fait d'aigreur.
On devine assez vite ce qui se passe (c'est mon cas en tout cas), mais la lettre arrive quand même à me provoquer de la colère et ce sentiment d'injustice que tu créés à merveille.
Franchement : c'est intelligent. Bravo !
J'en ai les larmes aux yeux 😅
C'est hyper émouvant, hyper poignant ! Tu fais passer un message très fort, et très triste !
Je ne m'attendais vraiment pas à cette interprétation ^-^ Elle est très belle, bravo ! <3