C’était de ces matins où les rougeurs moites de l’aurore tapissaient les cirrus de tendres nuances rosées. Accrochée au quai nuageux, la locomotive noire et charbonneuse du train crachotait ses dernières fumées dans l’horizon déjà teinté d’océan. Et au-delà des rails qui s’enfonçaient dans les tunnels de cumulus, l’œil se perdait droit vers l’astre du jour encore dissimulé par sa robe de chambre en coton. C’est à ce moment que le cheminot, d’un cœur bruyant de pivert, appuya d’un coup sec sur la chaînette rouillée afin de déclencher un long sifflement qui transperça le voisinage. Mais rares furent les Coutiens à être réveillés, tant le marché du portrain débordait des poissons-lunes encore frétillants de rosé péchés sur les rails au milieu de la formidable chorale des habitants vêtus de leurs capes foisonnantes de détails mouvants et de plumes chamarrées.
Lorsque Yolandi posa le bout de sa botte rouge briquée sur la fraîcheur tiède du quai encore marqué du passage de la nuit, une brise souleva sa cape pour se perdre entre les cordes dysharmoniques de sa lyre blonde abîmée par le voyage en troisième classe. D’ailleurs, elle se frotta ses aigrettes cendrées qu’un voyageur sur la banquette de bois avait malmenées malgré lui dans son sommeil et claqua du bec pour reprendre son chemin vers un lieu susceptible d’accueillir sa pauvre représentation d’aède.
Autour d’elle, les visages bruns aux yeux d’amande des habitants de Coucouville-Les-Nuées l’observaient, interloqués. La poissonnière s’arrêta en plein évidage de turbot-stellaire sans se soucier de la dégoulinade d’entrailles pailletées sur la planche. Le boulanger arrosa les élèves en route vers l’école d’une pluie de farine dorée à la lumière du matin tandis qu’un marchand de fleurs-du-tonnerre arrêtait un bref instant son racolage au milieu de la foule de passagers sortis du train pour la dévisager avec insistance. D’ailleurs, les yeux bruns du garçon au crâne rasé, dans sa tunique orange, la suivirent si bien qu’exaspérée, Yolandi l’observa à son tour de ses iris d’or fondu. Elle le fixait alors qu’il était devant. Puis quand elle fut sur le côté. Enfin, sans que son cou bougeât, le visage de chouette de l’étrangère pivota jusqu’à un angle de près de 270° pour mieux l’enfoncer, alors que son corps, droit et raide, marchait en direction des bâtisses d’ardoise.
D’ailleurs, le nuage noir des piétinements de la foule en sari bigarré ou encore vêtue d’amples caftans de soie brodée se fondit soudain au niveau des pavés de pierre brune de la place principale du portrain pour ensuite se disperser dans les rues en éventail plongeant dans les remous tumultueux de la Cité Chantante, chapeautée du splendide établissement des bains. Construit en bois précieux et marbre rose, il arborait de hautes ouvertures symétriques à motifs céruléens d’où s’échappaient des flopées de vapeur. Juste en dessous, les maisons blanches aux volets noirs présentaient de larges tuiles d’ardoise irrégulière, peu en accord avec les pavés brunis et policés par les passages successifs de la foule pacifique.
Et puis, partout, sous les tissus luxueux résonnait le chant des milliers d’oiseaux au sein des habitants de Coucouville. En effet, ces habitants des cieux n’abritaient ni cœur, ni estomac, ni autre organe visible, mais à la place, leur cage thoracique ouverte aux quatre vents abordait la forme délicate d’une cage d’osier dans lequel pépiait l’oiseau de leur esprit. Ainsi étaient les Coucoutiens : des adultes au cœur chantant.
Quelque part, songea Yolandi en observant un artisan confectionner des guirlandes de lazulites à accrocher aux barreaux, nous sommes un peu cousins. Mais, vêtue de son ample manteau gris, avec son vieil instrument, elle réalisait bien toute la distance qui la séparait, elle qui devait compter sur sa lyre pour chanter alors que chez eux, leur être s’en chargeait spontanément, en permanence.
Puis sa bourse, si légère, trop légère, qui pendait à ses hanches. Yolandi agita les paupières dans sa tête emplumée, à la recherche d’un coin de rue où elle aurait pu déposer son instrument quelques brèves minutes et, qui sait, récolter assez pour un dîner chaud suivi d’une nuit dans un lit douillet.
Au début, elle repéra un angle propice au niveau d’une des avenues principales : la poissonnière était certes à sa gauche, dans ses relents écailleux, mais ce fut l’accueil de la libraire qui la poussa à renoncer à sa tentative. En effet, cette dernière ajouta ostensiblement des caisses de grimoires astrologiques au niveau de l’espace vacant sitôt qu’elle avisa la gueuse à tête de piaf en approche.
Dépitée, Yolandi rajusta la sangle de tissu de sa lyre qui commençait à lui entamer l’épaule. La douleur causée par l’irritation et le poids, le son des oiseaux énervés sitôt qu’un passant la bousculait ajoutés à la faim terrible qui la taraudait, autant de choses qui la poussèrent à élire un banc d’acajou verni au niveau du quai de pierre menant au nuage du train. Installée là, à l’ombre d’un arbre de foudre elle écarta les jambes pour y lover son instrument frétillant de douceur. Ses plumes s’agitèrent lorsqu’une nouvelle brise se leva entre deux cordes accordées. L’ombre bleue des frondaisons frémit au fil du vent puis déposa un voile de feuilles jaunes grignotées par le rose de l’aurore autour d’elle sans que l’aède daigne bouger.
Do, ré... Sol, fa... Doucement, les harmonies retrouvées réussirent à faire pétiller les pupilles noires de la chouette-femme. Peu à peu, quelques curieux composés d’enfants en uniforme, torses nus en pantalons de toile safran, des dames en sari aux faucons éveillés ou bien encore des hommes rieurs en caftans étoilés... Toute une foule hétéroclite se rassembla pour disséquer cette étrangère pour le moins inhabituelle à Coucouville.
Enfin, tous les pépiements des oiseaux en cage se turent, y compris celui fort bavard du petit marchand de fleur-de-tonnerre, qui s’était rapproché du banc, intrigué par le spectacle.
Souviens-toi, se chuchota Yolandi, chante pour eux, pour toi aussi.
Ses doigts blancs et agiles dégringolèrent alors les cordes jaunies en boyau de chat en un arpège profond et nostalgique quand, derrière la musicienne, les rayons glorieux du soleil l’auréolaient chaque seconde un peu plus d’une aura de victoire. Mais, au-delà de son spectacle, de son instrument ou encore de son agilité, ce fut sa voix qui embarqua les esprits. Néanmoins, elle ne chantait pas spécialement juste, avec quelques notes faussées à droite et à gauche. Son ton, doux sans être dur, ne révélait pourtant pas un génie extraordinaire dans son phrasé. Cependant, une inflexion, un raté lui conférait un charme hypnotique, celui que détient l’artiste qui expose ce qu’il vit et non ce qu’il a simplement appris.
Un jour, ou était-ce un soir, une nuit,
Alors qu’à la fenêtre triste, je m’ennuie,
Tu es venu m’offrir un camélia tiède d’être cueilli, à moi
Une fleur jaune entrouverte, qui c’est celle d’un doux émoi.
Ses pétales sortent, chauds encore de l’incendie
De la forge des étoiles (c’est ce que Vega m’a dit)
Tu me l’as donnée pour orner la cage de mon oiseau
Mais, seule dans le vase de cristal, elle meurt, frêle roseau
Oui, je n’ai pas de merle qui chante, ni de pivert moqueur
Pas de grive délicieuse, de pigeon ou de geai charmeur
Offre-moi la rose, le camélia, le lys, la marguerite ou la lavande
Mais prends garde, cueilleur, car rien ne survit dans cette lande.
Après ces rapides couplets, quelques applaudissements clapotèrent, bien vite étouffés et chacun retourna à sa vie quotidienne après avoir lâché quelques pièces de bronze à la troubadour, maigre récolte, mais que pouvait-elle y faire ? Elle compta brièvement l’argent. Pas de quoi se payer un repas, alors une nuit...
Yolandi en roucoula d’exaspération, la lyre entre les bras, sans se soucier du soleil de plus en plus haut ni apercevoir le marchand de fleurs figé sur le bord du portrain.
— Pourquoi qu’z’avez pas d’oiseau, m’dame ? fit-il avec l’inflexion dure des Coucoutiens. Dans vot’chanson, jve dire. Parc’que z’avez une vraie tête de piaf, quoi.
Devant le sourire édenté du gamin, la musicienne éclata d’un rire, ce qui s’apparentait à un drôle de caquètement dans son cas. Puis, du bout des doigts, elle fit mine au garçon de s’approcher. Ce dernier, méfiant obtempéra alors qu’elle se leva et tourna dos à la grande place pour éviter les regards indiscrets des passants sur sa particularité unique en son genre.
— Assieds-toi sur le banc, dit Yolandi, les doigts sur le fermoir de bronze de sa cape. Et n’en bouge pas. Tu vas comprendre pourquoi les têtes d’homme ont un oiseau dans leur cœur et pourquoi les têtes d’oiseau ont autre chose.
Alors, sous le regard brillant et extatique du garçon, les pans gris de laine se soulevèrent, sans se soucier des rayons d’un soleil impitoyables qui dardaient leur jubilation sur eux. Nulle cage, nul passereau. Mais, à l’inverse, une plaine pelée de pierres et de lichen, puisqu’après tout, si les humains ont des oiseaux dans le cœur, c’est parce que ces derniers y laissent reposer le songe de la liberté.
Tout le long tu m'as mis le doute entre oiseau ou humain ^^ Et même avec la fin je suis encore perdu. Je salue cette habileté à jouer sur le qui pro quo.
Ce que j'aime, dans l'histoire, c'est le quotidien de l'aède. Il est dur, sans aucune considération pour elle (lui ?). Je compatis baucoup pour elle, et si j'avais pu, je me serai tp pour lui filer quelques pièces (si j'ai de la mitraille sur moi ^^').
C'est incroyable que tu aies réussi à tisser un tel univers à partir d'une carte ! Dès le début, on est happés dans tes descriptions poétiques, qui guident l'esprit et imposent des images aussi vives que surréalistes.
J'ai beaucoup aimé l'histoire des oiseaux-coeurs (je vais les appeler comme ça) et le personnage de Yolandi. La chanson qu'elle chante est très touchante, aussi.
Je crois avoir repéré deux petites coquilles, je te les donne :
« ajoutés à la fin terrible qui la taraudait, autant de choses qui la poussèrent » - faim ?
« Mais, à l’inverse, un plaine pelée de pierres et de lichen » -> une plaine ?
Je suis ravie en tout cas d'avoir pu découvrir ta plume, c'est une belle découverte <3 merci pour ce moment de lecture !
Merci beaucoup, je suis vraiment ravie de t'avoir permis de t'évader un bref instant huhu, c'est vraiment agréable comme jeu pour s'évader comme ça des différents univers
Tu as toujours une manière d'aborder le sujet bien à toi, et j'adore ! Quelques phrases longuettes parsèment encore ta plume, mais je trouve que c'est beaucoup plus fluide ! J'adore les associations de mots que tu fais parfois, il y a beaucoup de rythme et un petit quelque chose de surréaliste dans l'écriture, que j'adore.
Sans parler de la conclusion... je l'ai adorée... vraiment.
Une belle leçon, une jolie morale, pour un texte bien travaillé, bien rythmé et qui touche juste.
J'aime ce qui se passe :D
Jolie interprétation de la carte :) J'aime beaucoup ce nouvel univers créé en si peu de temps.
Je trouve les phrases un peu longues à partir de "Mais rares furent les Coutiens à être réveillés" à "sa pauvre représentation d’aède." En dehors de ce passage, qui n'est qu'un détail de ponctuation, j'ai trouvé que ton récit était globalement très réussi ! Bravo :)
Je ne savais pas du tout vers quoi tu nous emmenais au début de ton récit et je me suis transposée dans la peau de ce petit garçon à qui Yolandi révèle ce secret❤️
C'est vraiment super beau !
La chanson est très jolie également ^^
C'est très doux et poétique. On reconnait ta plume (que j'adore 😜), c'est vraiment super beau et super original ! C'est vraiment énorme, à partir d'une simple carte, bravo ! <3
Eh bien merci beaucoup, je suis vraiment ravie que cette petite histoire te plaise huhu, en tout cas, j'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire