Dix-neuf - Le début de la fin

Notes de l’auteur : Voyez-vous, plus l'heure est grave, plus on joue à cache-cache avec soi-même.
Roger Martin du Gard

Elle ne l’avait dit à personne, hormis Chloé, ce qu’elle regrettait déjà. Sa course sur la plage lors du coucher du soleil. Les reflets d’or que celui-ci renvoyait sur l’océan agité. Le froid de l’eau qui engourdissait ses pieds nus. Et surtout, Léo. Sa silhouette floue à cause de la brume, son ombre. La balançoire sur laquelle il était assis. Son rêve s’arrêtait toujours alors que Léo s’apprêtait à lui parler. Il entrouvrait ses lèvres pour lui chuchoter une réponse à ses questions, et… elle se réveillait. Sa dernière nuit de tranquillité n’échappa pas à la règle.

Sélène se réveilla en sursaut à 6h20. Il était encore tôt, mais dès que ses pensées se dirigèrent vers la journée qu’elle devrait affronter, Sélène fut incapable de refermer l’œil. C’était… soit la fin de ses espoirs, soit le début d’une chose incroyable. Sélène alluma sa lampe de chevet, diffusant une douce lumière dans sa chambre. Les meubles n’avaient pas changé de place depuis longtemps, et elle n’en était pas mécontente. Sa chambre était son refuge, où rien de changeait. Les rideaux pourpres empêchant la lumière de l’aube de pénétrer dans la pièce et le silence de la maison lui donnaient l’impression d’être dans un cocon.

Après une heure et demie de lecture de 13 Reasons Why de Jay Asher, Sélène descendit prendre le petit-déjeuner, car elle avait entendu du bruit parvenir de la cuisine. Elle avait encore en tête sa récente lecture, où, au fur et à mesure qu’elle tournait les pages, Sélène découvrait un monde dont elle ignorait jusqu’à l’existence, même si elle en soupçonnait la présence. Comment pouvait-elle deviner, alors qu’elle finirait par entrer dans ce monde de triste vérité ?

Elle grignota une tartine au beurre salé, son ventre trop noué pour pouvoir avaler quoi-que-ce-soit d’autre. Alors qu’elle prenait son petit-déjeuner, Loïc proposa à sa petite famille de faire une partie de Monopoly, ce qu’ils acceptèrent tous de bon cœur. Dès qu’ils eurent terminé, Sélène monta jouer du piano. Elle avait besoin de s’accorder ce petit moment de répit avant que les Sherwood ne viennent sonner à la porte pour commencer l’après-midi.

- Ding Dong, résonna la sonnette de l’entrée.

Sélène ne termina pas son morceau cette fois-ci. Elle fit une halte dans sa chambre pour se calmer un bon coup avant de descendre. Elle avait rarement été aussi fébrile que lorsqu’elle descendit les escaliers d’un pas lent. Chaque mouvement la rapprochait un peu plus de celui qu’elle aimait, et rien ne la terrifiait plus que cette perspective.

Sélène fit la bise à Corine et Yves, salua Mathéo mais se contenta d’un sourire pour Léo. Pour l’instant, elle ne pouvait lui accorder plus tant elle était stressée. La jeune fille y avait longuement réfléchi et elle avait élaboré tout un tas de scénarios, de plus en plus improbables à mesure que le temps passait. Depuis qu’Ava lui avait appris la vérité, Sélène restait un peu perdue quant à l’issue que prendrait son histoire. Elle n’avait aucune idée de ce que lui réservait le destin. La jeune fille espérait de tout cœur que Léo lui dise oui, mais sa raison lui soufflait le contraire, ce qu’elle tâchait d’ignorer, au risque de devenir folle.

- Ça vous dit une partie de Andercover ? proposa Corine.

- Oui ! Euh, c’est bien le jeu auquel on a joué la semaine passée ?

- C’est ça.

Puis elle ajouta, en voyant les regards interrogateurs des Gavillet :

- Vous verrez, il est super-bien comme jeu. C’est avec le natel mais… C’est un mélange entre un Loup-Garou et… avec des mots.

Ils s’installèrent tous autour de la grande table en chêne et, après que Corine eut expliqué les règles plus en détails, ils firent une première partie. Ce jeu charma immédiatement la jeune fille, car elle devait utiliser la subtilité des mots, excellent exercice de français… Au début de la partie, chacun reçut un mot secret. Les joueurs durent ensuite révéler petit à petit des informations sur leur mot pour deviner qui avait le même mot qu’eux !

Les deux premiers mots qu’ils tirèrent furent Paris et Marseille. Il fallait être assez vague pour ne pas se faire repérer par le camp adversaire, mais pas trop non plus, sinon on se faisait éliminer. Le jeu semblait tellement bien que les familles décidèrent d’entamer une deuxième partie. Lorsque Sélène tira son mot, un frisson parcourut son corps : Mr White. Autrement dit, pas de mot. Elle devrait se débrouiller pour rentrer dans le lot, ne pas se faire remarquer. Léo commença la partie :

- Couple.

Quel était donc ce mot pour que Léo se risque sur ce terrain glissant ? Sélène n’osa imaginer ce qu’elle devrait dire. Elle laissa glisser son regard sur celui qu’elle aimait ; la jeune fille croisa son regard. Sélène espérait lui faire clairement comprendre qu’elle n’abandonnerait pas. Jamais. « Autant qu’il le sache tout de suite », pensa-t-elle.

- Affection.

- Caresses.

- Amour.

C’était le mot qui lui venait à l’esprit, même si c’était un sujet trop vaste pour que ce soit ça. Au final, qu’était l’amour ? Bien ou mal ? Sélène fut sortie de ses pensées par Corine, qui lui dit de voter pour quelqu’un qu’il fallait éliminer. Elle pointa son doigt au hasard, évitant soigneusement Léo. La jeune fille survécut encore deux tours avant de se faire éliminer. Comme elle était la dernière enfant faisant encore partie du jeu, ils allèrent tous les six dans le salon, face à l’armoire remplie de jeu, en quête d’inspiration pour la suite.

Décidés par un Ligretto, auquel Corine souhaita participer, ils s’installèrent sur la table basse du salon. Sélène chanta un peu avec sa sœur, rejointes bientôt par les deux frères. Ça lui faisait du bien de se libérer grâce à la musique, même pour un court temps. Après cette partie, que Sélène perdit haut la main (elle n’avait plus sa rapidité de la jeunesse !), ils les quatre enfants allèrent se réfugier dans le canapé, sous une montagne de douces couvertures, pour discuter. Les jeux les avaient lassés pour un moment, ils préféraient s’octroyer une pause pendant que les adultes attaquaient un long, très long jeu, avec une quantité insoutenable de règles à retenir.

Sélène en profita pour renouveler son message. Celle-ci prit son carnet créatif, que Léo connaissait si bien, et le déposa sur la table basse. Un signe limpide comme de l’eau de roche, qui lui indiquait très clairement sa demande : une réponse avant le crépuscule. Mais Léo allait-il respecter son souhait ? Allait-il encore une fois éviter de lui répondre. Il en serait capable. Sélène n’avait encore aucune idée de la suite des événements. Que se passerait-il ? Où ? Quand ? Comment ? Et surtout, quel serait son dénouement ?

Comme il ne faisait pas trop froid dehors, ils décidèrent d’entraîner Coralie pour un test de volley, en sport. La jeune fille se laissa hypnotiser par les mouvements continus de la balle, mais surtout par la voix de celui qu’elle aimait. Cette voix grave, secouée parfois d’un rire étonnamment cristallin.  Cette voix qu’elle avait épiée, repassée en boucle dans sa tête un million de fois. Cette voix qu’elle connaissait par cœur, qu’elle aurait pu reconnaître entre mille. Une voix qui lui annoncerait bientôt une nouvelle qui allait chambouler sa vie.

Une heure plus tard environ, alors que renvoyer la balle de volley était devenu un réflexe, ils allèrent manger le goûter. Sélène avait préalablement cuisiné un cheese cake. Elle espérait qu’elle ne l’associerait pas à cette mémorable journée.

- Ta tarte aux pommes est exquise, Corine, la complimenta Philomène.

- Merci, répondit l’intéressée avec un sourire. C’est la recette de ma grand-mère.

Repus, ils recommencèrent à jouer. Les adultes se laissèrent tenter par Omerta, et les enfants se décidèrent pour Awalé. Léo gagna encore toutes les parties qu’il mena contre Sélène. C’était à se demander s’il trichait. Pourtant, la jeune fille adorait perdre contre lui. Cela lui donnait l’identique sentiment de sécurité qu’elle éprouvait lors de son rêve. Léo semblait bien plus intelligent qu’elle, et elle se sentait protégée par ce géant qui pouvait caresser les étoiles.

Le temps passa à une allure compromettante jusqu’à 18h10 environ. Les souvenirs de Sélène se résumaient à une impression très nette, mais juste une impression. Une somme de détails, qui ne rendaient qu’un vague souvenir. Une somme d’à-peu-près, qu’elle-même ne pouvait rendre plus exacts.

Cela faisait déjà quelques minutes que Sélène était plongée dans ses pensées, se demandant comment toute cette histoire allait se terminer. Il était dix-huit heures passées, et toujours pas un signe, même quelconque. Toujours pas de réponses à ses questions. Cela faisait bien trop longtemps que Sélène attendait des explications ; elle n’aurait sans doute pas survécu un jour de plus sans savoir. La jeune fille revenait de très loin lorsque Léo lui posa une question. La question qui allait tout changer.

- Ça va ?

Pas besoin d’entendre son prénom pour savoir qu’il s’adressait à elle. Pas besoin de savoir ce que ces deux mots signifiaient. Son regard suffisait amplement. Il voulait tout dire. Mais tout ça, Sélène ne s’en rendit compte qu’après. Bien après. Elle ne savait pas encore où allaient la mener ces mots.

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