Distrib'

Par Filenze

Sa marche nocture et le duvet cotonneux posé par l’alcool sur son esprit lui avaient ouvert l’appétit. Lui qui n’avait jamais faim se rappela avec étonnement cette sensation de creux douloureux. L’avantage du campement - s’il devait y en avoir un - c’était les distributions qui s’y tenaient le soir et sans lesquels ils seraient morts de faim. Il était vingt-et-une heure et le groupe qui venait le lundi était au rendez-vous. Ils avaient apporté du blé, un tagine et une cuisse de poulet qu’ils mettaient en barquette et offraient avec un “bon appétit”. Brahim se mit dans la file et prit son mal en patience, le nez blotti dans son écharpe. Il ne s’insurgea pas devant les tricheurs, essaya de garder son calme quand ça se bousculait, les articulations raidies par le froid et la fatigue. 

Il regardait les bénévoles. C’était le même constat à chaque fois, il ne pouvait expliquer pourquoi, mais les maraudeurs étaient majoritairement des femmes. Ce groupe là ne faisait pas exception et c’est une petite mamie qui lui tendit une barquette en lui souhaitant “bon appétit”, l’écusson de son collectif épinglé sur sa doudoune. Il répondit “merci” dans son écharpe et retourna devant sa tente pour manger.

Brahim repensa au plan d’Ahmed. Ça ne lui faisait pas peur, au contraire, la perspective de mettre le dawa à l’Ambassade le rendait joyeux. Il voulait rappeler au dictateur qu’il ne l’oubliait pas, il voulait venger son père abattu par un général, ses frères enfermés dans une prison sans nom, la famille d’Ahmed prise en otage et les années de règne d’un seul homme. Il voulait être libre, sans la douleur, sans l’attente, sans le désespoir. Il allongea une taffe interminable qui lui fit tourner la tête et son envie de haschich lui prit la gorge. Il avait levé pied là-dessus. Pendant des mois, il s’était assommé et avait abruti son esprit pour trouver le sommeil et le calme. Beaucoup faisaient ça ici, c’était le seul moyen d’accéder au repos avec les anti-dépresseurs. Mais ce soir, il ne céda pas. De toutes façons, sa trésorerie était à sec.

Sa situation était parmi les plus compliquées. Son sac à dos, qui faisait maintenant partie intégrante de sa physionomie, était rempli de paperasse. Il était en deuxième appel à la Cour Nationale du Droit d’Asile. En d’autres termes, c’était la dernière chance de la dernière chance. Il y avait une infime probabilité pour que cela fonctionne et il n’avait aucune nouvelle, aucun courrier de l’institution alors que son recours datait de plusieurs mois. Il soupira et ralluma son tabac. Il se demanda pourquoi les Européens étaient si fous de papiers. Ici, un être sans papier était transparent comme le vent. Non, en fait il était traité moins bien qu'un chien.

La distribution était terminée. Ce groupe de maraudeur avait la particularité de ne pas plier bagage tout de suite après, mais prenait un peu de temps pour discuter avec les habitants du campement. Ils avaient un petit guide rempli d’adresses utiles qui permettait souvent d’orienter les nouveaux vers les services de base lorsqu’ils ne connaissaient pas bien la vie des exilés à Paris. Il reconnu Monsour. Il était en train de discuter avec une fille et ils semblaient passer un bon moment car ils rigolaient et souriaient. Il s’approcha avec sa réserve habituelle et écouta en silence. La fille racontait qu’elle avait désespérément essayé d’expliquer quelque chose en allemand à un Afghan. Son niveau d’allemand la faisait rire de dépit. Brahim n’ouvrit pas la bouche et la fille posa des yeux inquiets sur lui. Pour la rassurer il desserra son écharpe et laissa paraître sa face avenante et calme. Elle se détendit et continua de discuter avec Monsour. Il lui racontait son problème de domiciliation. Il était comme Brahim… bien dans la merde. Tous les deux échangèrent leur contacts sur Facebook et elle lui promit de trouver des conseils auprès d’une assistante sociale qu’elle connaissait. Une autre des bénévoles vint alors la chercher. Il ne restait plus beaucoup de maraudeurs sur le campement et c’était le moment pour eux de partir. La fille les salua et demanda à Brahim :

– What is your name ?

– Brahim.

– Nice to meet you, I’m Héloïse.

Ils s'échangèrent un signe de tête et il la regarda partir en pensant que ça faisait plaisir de voir du monde qui n’était pas dans les emmerdes de papiers. C’était presque exotique. 

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Eldir
Posté le 08/09/2021
Salut, que voilà un beau début d'histoire, ça m'a remué des trucs qui ne m'avaient plus occupé l'esprit depuis des années. Vous avez un style très versatile pour passer de "la geste d'Amédée" à ça. J'ai hâte de lire la suite.
Sam68
Posté le 08/11/2020
C'est marrant, la fin me rappelle un film avec Omar Sy, où il incarne une personne migrante, et rencontre amoureusement une assistante de service social qui le rencontrera à la douane.. Coïncidence? En tout cas, cette Héloïse, comme souvent une rencontre féminine fortuite, vient mettre un peu de soleil à ces brumes de difficulté quotidiennes. On suit, on suit, la suite au prochain épisode ;)
Filenze
Posté le 09/11/2020
Bonjour Sam. Je ne connais pas ce film, mais ce n'est pas un phénomène rare ce type de rencontre et de relation (même si c'est un peu un secret de Polichinelle) : L'amour fleurit partout :). Nous verrons si Héloïse est un soleil et/ou une tempête ;-)
Sam68
Posté le 10/11/2020
Ok super, j'ai hâte. N'hésite pas à lire les 3 dernières nouvelles des "Fleurs du Nouveau monde" et à me laisser des comm' que je sais par avance constructifs ;) merci
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