Disparition à Goudrot

Par Gaji

– Ça fait longtemps que vous êtes dans la région ?

– Non. Je viens tout juste d’arriver.

– Et vous avez fait tout le chemin à pied ? Eh bah mon gaillard !

– Une marchande a bien voulu me prendre dans sa charrette de Vouyeux à Goudrot…

– Ah tiens ! Était-elle bien confortable cette charrette ? Il est vrai que les marchandes de légumes du coin sont, ma foi, bien serviable.

Un frisson de dégoût parcourut l’échine de Lucien devant le clin d’œil pervers de l’aubergiste.

– Hum… et donc, que pouvez-vous me dire sur Goudrot ?

–  C’est pour gribouiller dans votre journal, c’est ça ? Oubliez pas de noter mon nom et celui de l’établissement ! Gerard Bourdon. G. E. R. A. …

– Oui, oui ! Vous apparaîtrez bien sûr dans le papier si vous le souhaitez… Mais je vous en prie, venez-en au fait.

– Bon, bon… Goudrot n’est qu’une petite bourgade sans histoire, y a juste la vieille forge du père Menant qui fait tourner le pays, ça et trois, quatre fermes. Un trou bien ennuyeux pour les mesdames de la ville si vous voulez mon avis, bien que les roues à aubes du grand marteau aient leur petit effet. Enfin, reprendrez bien une petite mousse ?

– Diable ! Vous savez parfaitement l’objet de ma venue dans votre campagne perdue ! Je me fiche bien de votre forge et de vos roues !

Trois pièces tintèrent néanmoins sur le comptoir, disparurent et se changèrent en une pinte usée.

– Eh là ! Voilà, voilà, excusez un vieux bavard, nous ne sommes pas si pressés qu’à la ville par ici. Si vous êtes là, j’imagine qu’on vous a empli la tête de sorcellerie, j’ai pas raison ? Il y aurait une catin buveuse de sang et maîtresse du diable à Goudrot, hein ? C’est bien vrai qu’on a retrouvé un cerf salement amoché dans les bois et que la fille Levagne a disparu comme ça, du jour au lendemain. Mais une sorcière ? Des fables de paysans ignares si vous me permettez.

– De quand date la disparition ?

– Six jours déjà. Pauvre petite, des loups moi j’dis.

La chope vide disparu à son tour, l’aubergiste fixa Lucien de ses yeux où l’on pouvait clairement lire « une petite dernière ? », mais le journaliste remercia le tenancier, rangea son carnet griffonné de pattes de mouche et monta dans sa chambre.

Le lendemain, Lucien partit chez la mère de la disparue, jeune femme au visage ridé mal dissimulé derrière des mèches grisonnantes ; une armée de marmot l’entourait.

– Bonjour madame… Levagne ? Excusez-moi de vous déranger, je suis journaliste pour la Revue de Marigueux et j’aimerais écrire un papier sur les événements troublants qui se sont déroulés à Goudrot, il y a de cela une semaine.

– Journaliste ? Z’êtes venu pour vous faire de l’argent sur le dos des pauvres gens comme moi qu’ont perdu leur fille ? M’excuserez, mais j’ai rien à causer a des messieurs d’votre espèce.

– Non, non, vous n’y êtes pas ! Je comprends votre réticence, la tragédie a dû grandement vous affecter… En réalité couvrir ce drame permettra assurément d’attirer quelque sympathie sur votre histoire et ouvrira sans doute une enquête sur la disparition de votre fille. Bien sûr, si mes questions gênent votre deuil, je m’en irai.

– Vrai que ça pourrait attirer l’aide des messieurs de la ville ? C’est que, avec la disparition de la plus grande qui faisait sa part dans les champs du gars Mondart, c’est devenu difficile de nourrir les mioches… Bon, faut que je vous dise quoi ?

– Racontez-moi simplement ce qui s’est passé ce jour-là.

– Rien de bien particulier, si vous voulez tout savoir. Ça s’est passé la nuit, pensez bien que moi je dormais ! Me suis levé et voilà, plus de Jeanne… Alors moi, j’ai cru qu’elle avait découché chez le fils Mondart. Z’auriez dû voir comment j’ai tout bousculé dans leur ferme. Ah ! croyez-moi, ça gueulait sec ! Seulement… c’est qu’elle y était pas la Jeanne…

– Il y a eu une battue dans les bois ?

– Pour sûr, tout le village. Des bêtes pour la plupart, mais gentil tout de même, toujours prêt à aider…

– Mais la recherche fut vaine n’est-ce pas ?

– Rien trouvé… rien… Pas une trace et pourtant on avait le père et le fils Juliet qui ne sont pas les pires chasseurs du coin. Rien qu’un pauvre cerf sans cœur…

– Sans cœur ? Que voulez-vous dire ?

– Sans cœur, parfaitement ! C’est le fils Juliet qu’a déclaré ça, que la bête était entière bien que le ventre grand ouvert et tous les boyaux à l’air. Sauf le cœur, pas de cœur.

– Merci madame, je m’excuse une nouvelle fois pour le dérangement. Compter sur moi pour amener votre malheur jusque sous le nez des bourgeois et des gendarmes.

– Tant que ça arrive à l’attention du bon Dieu. Jeanne n’était pas très solide, mais c’était un gentil bout de fille tout de même…

Lucien remis son chapeau et sortit de la chaumière austère. Sur le chemin pour la ferme des Juliet que madame Levagne lui avait confusément indiqué, le journaliste observa les bâtiments sales, comme fraîchement jaillis de la terre même. Il passa à coté de la vieille église aux pierres tachetées de mousses, devant sa porte fatiguée un groupe de femmes tiraient de l’eau à un puits. La ferme se trouvait à un bon kilomètre du village, un chemin bordé par un champ de blé d’un côté et d’une prairie en jachère de l’autre. Au loin, tout au bout de la terre au repos de culture, se dressait l’orée des bois, un mur d’arbres rendus indistincts et noirs sous l’effet de la distance. Lucien arriva bientôt devant les bâtiments de la ferme, simple basse-cour où erraient de rares poules ainsi que deux chèvres grises. Des ouvriers accomplissaient leurs besognes en silence, l’un d’eux demanda l’objet de la visite de Lucien, puis partit vers une chaumière, prévenir son maître.

Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’un solide campagnard n’en sorte pour s’approcher du journaliste d’un air ennuyé.

– B’jour m’sieur. Voulez quoi ?

– Bonjour, pardonnez-moi de vous déranger dans vos activités. Comme je l’ai indiqué à votre ouvrier, j’aimerais vous poser quelques questions sur les événements survenus à Goudrot impliquant la disparition d’une jeune fille. On m’a dit que vous aviez dirigé la battue.

– Ah ! La petite Levagne ? Z’êtes écrivain c’est ça ? La mère qui vous envoie j’pari ?

– C’est cela même, oui.

– Pas grand-chose à en dire. L’était gentille la petiote. Ça a foutu un sacré coup à mon gars, à toute la communauté aussi, sûr.

– J’aimerais voir de mes yeux l’endroit où vous avez retrouvé le cerf, serait-il possible de m’y guider ? Contre salaire, cela va de soi.

L’homme crachat avant de se signer.

– Jamais plus je remets les pattes par là-bas. Z’allez vous moquer et vous serez dans votre bon droit, mais la forêt, elle est comme qui dirait hantée…

– Moi j’irais ! Un adolescent d’une quinzaine d’années s’était approché, faisant sursauter le journaliste. Je vous y emmènerai là où la sorcière a enlevé Jeanne.

– Mon pied au cul, oui ! Je t’interdis d’approcher tes sales sabots de cet endroit, tu m’entends ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? T’as la frousse, c’est tout. Moi j’la tuerai c’te sorcière.

– Tais-toi, malheureux ! Tu ne sais rien, ce sont vos corps qu’on retrouvera sans cœur, je vous le dis !.. Sauf votre respect monsieur.

– J’entends votre mise en garde, et, certes, je ne demanderai pas à un adolescent de risquer sa peau ou son cœur dans cette affaire.

– J’vous y mènerais d’main, soyez là à l’heure des champs. Compris ?

– Vous vous proposez finalement ? Pourquoi ce soudain revirement ?

– Voyez, mon fils à la tête aussi dur qu’une satanée pierre, la mienne s’est quelque peu attendri avec le temps. Il serait capable d’y aller s’y perdre seul…  

Lucien remercia le solide paysan et repartit les mains dans les poches, en sifflotant doucement un air populaire.

 

NOUVELLES ET FAIT DIVERS.

 

– M. le colonel Boris Frayssinous, désigné par Mme. la ministre des armées comme membre de la commission scientifique chargée d’étudier ainsi que de lier sympathie avec la riche tribu Louko établi dans le nord des Terres du sud, a livré hier son rapport. Ce contact avec la tribu Louko fut positif et permettra probablement un profit mutuel entre notre pays et ce peuple marchand.

– Le journal l’Avenir annonce ce matin la révocation de M. Boux, directeur de la faculté universitaire de Latym. Ce fait est complètement faux.

– Vendredi dernier, une jeune fille de la commune de Goudrot à mystérieusement disparu. Fugue banale ou enlèvement sordide ? Des rumeurs vont bon train chez les habitants du village : l’aubergiste, M. Bourdon, nous conte une fable de sorcière et de cerf retrouvé mort, le cœur arraché. Une enquête est en cours pour apporter de la lumière à cette histoire.

– Les vendanges du côté de Vouyeux sont presque terminées ; elles sont meilleures qu’on ne l’avait espéré.

 

Comme promis, le père Juliet attendait Lucien quand ce dernier arriva à l’aurore devant la ferme. Juliet était vêtue de la parfaite combinaison du chasseur, sans doute celle recommandée dans un quelconque journal spécialisé « La Chasse » ou « Le Chasseur lordalenien » peut-être. Le fusil dans une main, il salua de l’autre le journaliste.

– Pas chaud, hein ? La sale saison qui commence déjà… Et on est qu’en brumaire ! L’hiver va nous faire tout drôles, j’vous le dis.

– Oui, il s’annonce drôlement rude cette année.

– Aller, suivez-moi. Terminons-en vite avec cette affaire-là.

Juliet mena Lucien à travers des chemins de terre, battu par des sabots de générations de bûcherons et de chasseurs, cependant, la végétation commençait à reprendre ses droits, recouvrant les passages de sa verdure. Trébuchant pour la sixième fois sur une racine ou un arbuste, Lucien finit par demander la raison de l’état déplorable du chemin forestier. Son guide lui expliqua que plus personne ne venait gagner sa croûte sous les arbres, d’abord parce que la compagnie bûcheronne du coin à fait faillite, mangée par d’autres, dans des forêts plus aisément exploitables et puis à cause des superstitions locales, rien que des bêtises d’ignares… Mais dans ce monde de fous, les bêtises d’ignares se sont mises à enlever les jeunes filles…

Après un temps que Lucien estima comme péniblement long, Juliet murmura que l’endroit était juste devant eux, près de la rivière. En effet, le journaliste entendait de l’eau couler sans encore la voir. Il essaya un instant de se repérer, mais peine perdue, il devra à nouveau faire confiance à son guide pour le retour sous peine d’errer au hasard ; cela faisait déjà un certain temps qu’ils avaient quitté le sentier. Le fusil levé, Juliet s’aventura lentement dans les fourrés, comme s’il traquait un animal. Lucien le suivit, il vit la rivière s’écouler paisiblement, il vit surtout le cadavre du cerf, putréfié, mais entier, étrangement épargné par les bêtes. Le vent se leva, charriant la puanteur avec lui. Lucien eut un haut-le-cœur, il dut se couvrir le visage avec le col de sa redingote. Juliet hésita, mais finit par avancer, le canon de son arme toujours pointé devant lui, il s’attendait à se faire lui aussi arracher le cœur à tout instant. Rien ne se passa. Le journaliste s’approcha avec précaution de la dépouille pour l’examiner, les os pointaient à travers la chair morte, c’était un spectacle navrant. Malheureusement, Lucien n’était pas médecin ou naturaliste, son observation fut décevante. Il inspecta les alentours, mais ne sut que chercher au milieu des feuilles mortes. Déçu, il nota tout de même quelques lignes dans son carnet ; le cours d’eau solitaire, le cadavre étendu sur les feuilles jaunes, cette impression de vulnérabilité, si loin des salons mondains et des rues pavées de Marigueux.

 Perdu dans ses pensées, Lucien fit un bond quand la grosse main calleuse du fermier vint toucher son épaule. Juliet fit signe de garder le silence et d’écouter. En se concentrant, Lucien finit par percevoir un bruit, le bruit de quelqu’un marchant à une poignée de mètres d’eux. Sans un bruit, Juliet s’avança jusqu’au tronc d’un gros arbre, peut-être un chêne. Il resta quelques secondes immobile, à guetter ; Lucien retint sa respiration jusqu’à ce que le fermier ne poussa un juron en s’élançant parmi les arbres. Il courut à sa suite, trop inquiet de perdre son précieux guide, mais, gêné par le terrain glissant de feuilles et de terre molle, peina à le rattraper. Un coup de feu retentit, suivi par le bruissement d’ailes d’oiseaux affolés. Essoufflé, Lucien réussit finalement à rejoindre Juliet. Ce dernier, le fusil encore fumant, contemplait son fils sangloter sur le cadavre d’une adolescente.

 

NOUVELLES ET FAIT DIVERS.

– À l’heure qu’il est, tous les anciens télégraphes de la ligne du Nord sont supprimés et remplacés par un télégraphe à prographes.

– Mme la princesse de Lobering, venant d’Austyr, est passée par Varron.

– Suite et dénouement au sujet de la jeune fille disparut à Goudrot : finalement, cette dernière avait bien fugué dans la forêt à proximité du village, c’est notre envoyé accompagné d’un chasseur local qui l’a retrouvé. La fin de l’histoire est tragique : le fils du chasseur, amant de l’adolescente décida de fuguer à son tour et c’est dans ses bras que son père le retrouva. Fou de terreur, la tête pleine d’histoires de sorcière, il tira sur la pauvre fille. Cela n’est pas tout : des fouilles permirent de retrouver la cache qui permit à la victime d’échapper à la battue, une grotte rendue invisible par l’usage interdit de graphes dessinés avec le sang d’un cerf. La sorcière n’était peut-être pas tant une fable que cela.

– Les réfugiés d’Iborras qui habitaient Varron ont reçu des passeports pour prendre résidence pas loin de Vouyeux.

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Karl-Forterre
Posté le 24/02/2021
On retrouve pas mal de code cinématographique je trouve dans la mise en scène c'est sympa, même si j'aurais tendance à trouver ce format trop court. Bravo en tout les cas le style là.
Gaji
Posté le 24/02/2021
Merci pour le commentaire ! Tiens, j'avais pas vraiment fait attention à l'aspect cinématographique, même si c'est vrai qu'en relisant je comprends ce qui y fait penser, j'ai peut-être était inconsciemment influencé.
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