Dis-moi

Par Rimeko
Notes de l’auteur : Thème : "quelques minutes avant la fin du monde"

« Dis-moi que ce n’est pas grave. Encore une fois, s’il-te-plaît. Dis-moi qu’il le faut.

Dis-moi que je ne m’en rendrai pas même compte.

...

J’ai peur, Abby. De quoi ? Hum... tu n’as pas peur, toi ? Non, bien sûr que non... Je crois que j’ai peur d’avoir mal. Dis-moi, ça ne fera pas mal, hein ? Je ne souffrirai pas ? Ça sera rapide, pas le temps de m’en rendre compte, ouais... Bon. C’est déjà ça.

Mais j’ai peur quand même. Je n’aime pas les fins, tu sais. Je n’aime pas dire adieu, je n’aime pas refermer le livre. Je peux accepter un au revoir. De tourner la page – mais uniquement que je sais qu’il y en aura une autre derrière, et encore une autre, un autre chapitre, tu vois, Abby ? Quand je sais que l’histoire ne s’arrête pas.

Je me souviens, petite, tordue sur mon siège avec la ceinture auto qui mordait la peau exposée de mon cou. Je tendais le bras, je plaçais ma main sur la vitre, je sentais la vibration des roues sur la chaussée qui se déroulait, se dérobait, s’éloignait de la maison que j’avais appelée mienne pendant quelques jours, quelques semaines parfois. La fin des vacances. Mais je n’avais pas peur de retourner à l’école, ou au collège, puis au lycée à l’université au travail. Non. Ça, les débuts, j’aime ça – j’ai tout recommencé, plusieurs fois. Trop, peut-être. Mais ce n’est pas le sujet, non, je te disais que... quoi, déjà ? Ah oui. Je détestais me dire que je ne reviendrai sûrement jamais plus à cet endroit.

Voilà. C’est le mot « jamais » que je n’aime pas.

C’est définitif, et la vie n’est pas comme ça.

...

En fait, Abby, je crois que j’ai peur de mourir.

Non. Ce n’est pas de la peur. C’est de l’instinct de survie, c’est tout naturel.

Ou peut-être que c’est de la terreur. Je ne saurais dire.

Je n’ai jamais été si près de mourir avant. Du moins pas sans le savoir. J’ai l’impression que mon cœur va me briser les côtés tellement il tape fort.

Je sais, je sais.

Si tu me répètes encore une fois que c’est le mieux à faire, non, même, la seule voie possible – nous sommes trop pour notre bonne vieille planète bleue, et nous serons trop pour la nouvelle aussi, je sais tout ça, je ne veux plus l’entendre et si tu- je te jure Abby, je t’étrangle. Si, je ferais ça. Mes mains sur ta gorge, mes ongles qui g- Tu vois. Pour une fois, j’aurais la satisfaction d’avoir eu le dernier mot – et tu n’auras pas le temps de me manquer, parce que du temps, tu vois Abby, on n’en a plus toi et moi. Et c’est bien le problème. Enfin, toi tu t’en fous, hein ?

Où je vais ? Juste à la fenêtre, ne t’inquiète pas. Je ne vais pas essayer de m’enfuir. Pour aller où, de toutes façons ? Je crois qu’ils sont déjà tous partis, ceux qui devaient partir... Je vois encore les navires. Je crois. On dirait des étoiles. Ça pourrait être des étoiles, mais on est en plein jour.

Il fait tellement beau, Abby. Tu es sûre que je ne peux pas aller dehors ? Non ? Bon, d’accord... Tu me fais chier, hein, tu sais ça ?

...

Abby, dis-moi, tu me ferais quoi si j’essayais de sortir, là, tout de suite ?

Juste quelques minutes. Une ou deux, même, pas plus, promis. Je voudrais juste sentir le soleil sur ma peau. Ça fait tellement longtemps. Juste m’allonger dans l’herbe, face à l’immensité du ciel bleu... Tu essaierais vraiment de m’en empêcher ? Même maintenant ?

Je comprends qu’ils nous aient enfermés jusqu’à leur départ, vraiment, oui, je leur en veux, mais je comprends. Ce n’est que logique. Les autres auraient essayé de les attaquer, de les tuer, de se faire passer pour eux – n’importe quoi, pourvu qu’ils obtiennent leur ticket vers les étoiles. Acculés, dos au monde et face à la mort, nous sommes capables de tout. Oui, moi aussi Abby, je l’avoue. J’aurais pu prendre un couteau de cuisine, j’aurais pu poignarder une fois, cinq fois, vingt fois le premier élu que j’aurais croisé, j’aurais même pu aller jusqu’à découper son visage pour me le plaquer encore sanguinolent sur la figure si j’avais pensé que ça pouvait m’éviter d’y passer.

Mais ils sont tous partis. Il n’y a plus personne à tuer, plus personne à qui voler sa place.

Quoi ? Il pourrait y avoir des retardataires ? Tss, toi non plus tu n’y crois pas. Et quoi, tu dénierais sa dernière volonté à une condamnée à mort, sous prétexte qu’il y a une infime chance qu’un des heureux élus n’ait pas encore pris la poudre d’escampette ? Crois-moi, ils se sont déjà tous cassés, et fissa.

Et si ce n’est pas le cas, tant pis pour eux. Ils l’auront cherché. Il ne fallait pas nous tenter.

...

Dis-moi, Abby, si je faisais un pas sur le côté, comme ça, et que j’appuyai sur le bouton d’ouvertu-

Là, j’aurais mal ? D’accord. Je vois.

...

Pourquoi je devrais m’éloigner de la fenêtre ?

Ah, tu veux me protéger maintenant ? Je me fais du mal, ça me cause du stress- non mais, tu t’entends ? Bien sûr que je stresse, tu crois quoi ! Et, dis donc, c’est pas toi qui viens juste de me menacer... ?

Pour mon bien ? Mon bien, mais bordel, ce qui me ferait du bien, ce que je veux, là, Abby-

Le bien de l’humanité- ah ! Qu’elle aille bien se faire enculer, oui !

Moi, ce dont j’ai besoin – le dernier putain de truc qui me ferait plaisir, ce serait de voir le soleil, une dernière fois ! Une dernièr- je déteste ce foutu mot, je le déteste, je vous déteste, je te déteste- Non, je ne calme pas ! Je ne me calme pas !!

Je vais mourir, Abby ! Je sais que tu ne peux pas comprendre, parce que t’es qu’une putain de machine qui fonctionne avec des zéros et des uns, mais moi je suis humaine, humaine Abby, ou AB746 – c’est ça, ton nom, que dis-je, ton matricule, hein ? – non, ne réponds pas, je m’en fous ! Moi, tout ce qui m’importe, tout ce que j- je... Je. Ne. Veux. Pas. Mourir ! Juste ça !! Et c’est trop demander, hein, c’est ça ?!

Ce n’est pas juste. Ce n’est pas juste... ils...

Pourquoi eux- pourquoi ces femmes et c- ces hommes, et pas nous ? Pourquoi pas nous, hein Abby ? Pourquoi p- pas moi ? Je-

Attends. Laisse-moi- non, je n’en veux pas de ton foutu mouchoir !

Dis-moi seulement – qu’est-ce qu’ils ont de plus que moi ? Je sais que dans tous les cas j’aurais dû faire le deuil de notre monde. J’aurais dû dire adieu. Mais au fond, les adieux, je m’en balance. Ça se reconstruit. Tout se reconstruit. Sauf les cœurs.

Pourquoi eux ils sont en voie vers les étoiles, et pourquoi moi, moi et tous les autres, nous n’avons en héritage qu’une planète mourante ?

Tu ne vas pas me répondre, hein. Non, bien sûr... Alors, l- laisse-moi juste. Je vais m’asseoir là, dans le coin, et je ne veux plus t’entendre.

...

Dans quelques heures, tout sera fini.

Abby.

Je t’en prie. Laisse-moi sortir. Juste une fois. Une seule. Personne n’en saura jamais rien.

...

T’as des ordres, hein ? Mais putain, sont-ils encore sur cette planète de merde qu’est pas foutue de continuer à tourner correctement, ceux qui t’ont donné ces conneries d’ordre !! Abby ! Non- ne me touche pas !

Je vais- et on va bien voir- aah ! Non, non, lâche-moi, Abby, pitié, tu- mon bras, Abby- ah !

...

Tu m’as fait mal, Abby. Je ne pensais pas que tu en serais vraiment capable.

...

Ce n’est même pas une vraie fenêtre.

Juste un écran. Une retransmission. Est-ce qu’elle est en temps réel ? Dis-moi, Abby, est-ce qu’il y a un retard, un délai ? Tu sais, comme le ciel nocturne... Je me souviens, nous levions les yeux, quand il n’y avait encore que le ciel au-dessus de nous, et nous pointions les étoiles les plus brillantes. Nous leur donnions des noms. Et elles étaient déjà éteintes. Déjà mortes. Parfois depuis des années.

Est-ce que nous deviendrons comme les étoiles, nous aussi ? Des mirages, des échos ? Est-ce qu’ils nous verront encore, dans une semaine, un mois, un siècle, les déserteurs ? Juste une lueur au loin... un souvenir...

Dis-moi, Abby, est-ce qu’il a encore une planète, là, dehors ?

Est-ce que ce sont de vraies images, là, à la fenêtre ?

...

Est-ce que c’est une vraie porte, au moins ? »

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