Dirk et la Fée

Le ciel s’obscurcissait devant les yeux de Dirk. Depuis sa fenêtre, le garçon regardait les nuages s’amonceler, imperméable à l’orage à venir. Il appuyait contre son front un linge humide pour tenter d’arrêter le saignement. Son père parti depuis quelques heures, la demeure s’était drapée d’un lourd silence. Il n’allait pas tarder à rentrer, songea Dirk. La porte s’ouvrirait dans un fracas, puis il entendrait la voix, qu’il chérissait comme il détestait, de son unique parent. Il devrait supporter les cris, écouter son père répétait encore, comme la veille, l’avant-veille, et bien des mois avant, que son travail ne le menait qu’à l’échec.


Un soir, Dirk lui avait demandé quel était donc ce travail qui lui prenait toutes ses journées. Il l’avait amèrement regretté. Le garçon n’était plus que silence et indolence. Son père n’était plus que l’ombre de la figure paternelle qu’il avait été jadis ; désormais, il ne réagissait que par la violence et l’indifférence. Dirk songeait quelquefois avec dépit qu’ils se complétaient tant leurs caractères s’opposaient. Et il s’en voulait de ne plus réagir, de rester muet chaque fois que son père haussait trop fort le ton.


Au village, son père était respecté. Aux yeux des autres, il était ce veuf qui s’efforçait d’aller de l’avant en protégeant son fils des dangers de l’extérieur. Un homme qui connaissait bien des choses de ce monde, qui souhaitait percer à jour ses secrets. Jamais Dirk n’avait pu voir les travaux de son père. Quand sa mère vivait encore, il leur avait interdit de le suivre et de se rendre à son atelier. « Je ne veux pas être dérangé » avait-il tonné à son épouse lorsque celle-ci avait insisté. Depuis lors, la question de ses recherches était taboue, et Dirk se gardait bien d’éveiller la tempête que pouvait devenir son père quand il colérait.


Dirk se contentait d’écouter discrètement les villageois parler de lui. Ceux qui respectaient son père, comme ceux qui l’appréciaient moins. Ces derniers racontaient ses longues absences avec méfiance, entretenaient certaines rumeurs. On disait qu’il s’aventurait bien plus loin que son atelier en bordure du village. On l’avait vu se diriger vers les bois, ces terres sauvages qui abritaient bien des créatures dangereuses et malveillantes. Un homme avait essayé de le suivre, en vain ; le père de Dirk s’était tellement enfoncé dans les bois qu’il en était devenu introuvable, jusque son retour à sa demeure à la tombée de la nuit.


Au fond, personne ne savait quel était le travail de son père. Dirk avait cessé de se poser la question à mesure que les coups avaient taché de bleu sa pâle peau. Et lorsque la nuit tombait, il attendait le retour de l’homme dont il dépendait. Dirk avait un esprit vif, mais il était coincé dans un corps trop jeune et trop frêle. À dix ans, l’indépendance n’était toujours pas à sa portée, personne ne l’accepterait pour travailler. Sa vie et sa survie reposaient donc sur la volonté de son père.


Des minutes, puis une heure s’étaient écoulées. Pas un bruit n’avait gagné la maison, seule la bruine était visible de la fenêtre. Dirk commençait à ressentir la faim. Quand son père reviendrait-il ? Il avait beau être absorbé par son travail, il revenait toujours à l’heure. Dirk commençait à se faire du souci. Égoïstement, il ne pensait pas au sort de son paternel, mais uniquement au sien : sans sa présence, il n’aurait pas sa pitance. Il patienta encore ; une autre heure passa ; son estomac se nouait de faim et d’angoisse.


Il enfila un gilet un peu trop large pour lui, ses bottes, puis sortit de la maison. Dehors, la bruine s’était muée en une pluie plus assurée : les gouttelettes qui tombaient sur son visage lui procuraient des picotements sur le front, à l’endroit où sa peau s’était légèrement ouverte. Il se dirigea à la porte des voisins les plus proches et frappa plusieurs coups. Une minute plus tard, la porte s’ouvrit sur la voisine dans un châle de laine :


— Auriez-vous vu mon père ?
— Je crains que non…


Elle prit le temps de demander à son époux ; ce dernier informa Dirk qu’il n’avait pas vu son père depuis sa sortie à l’aube. Dirk hésita, puis alla frapper à d’autres portes. Sa recherche n’avança pas, les réponses des villageois restaient identiques à celle des premiers voisins. Il devait se rendre à l’évidence. Si son père demeurait introuvable au village, c’était qu’il était peut-être encore à son atelier. Il se faisait tard, la pluie devenait graduellement battante. Dans son esprit, la faim se disputait à la peur. S’il osait s’aventurer trop près de l’atelier et que son père s’en rendait compte, il en subirait de lourdes représailles. Mais son estomac se tordait de faim, et rester seul dans la maison trop calme, mais surtout trop vide ne le rassurait pas.


La faim l’emporta finalement. La pluie avait rendu le chemin boueux, ses bottes et son pantalon s’en imprégnaient à mesure qu’il approchait sa destination. Pour se réchauffer un peu, Dirk se mit à courir. Il ne devait surtout pas attraper froid. Il ignora les éclaboussures quand ses bottes entraient dans des flaques d’eau, trop pressé par le temps. Il faisait presque nuit noire quand il reconnut dans l’obscurité la silhouette de l’atelier. Construite sur les frondaisons d’une ancienne maison à l’abandon, l’ancien bois se mêlait aux planches plus récentes. Un vieil arbre tordu laissait quelques branches feuillues effleurer sa toiture. Dans le noir, on eut dit qu’un monstre géant désirait se saisir de l’atelier pour le broyer dans sa main.


Dirk hésita. Devait-il guetter si de la lumière sortait par l’une des fenêtres ? Ou appeler son père depuis la porte ? Entrer directement à l’intérieur et le chercher ? Aucune de ces idées n’était raisonnable. Une voix dans sa tête lui murmurait qu’il pouvait encore faire demi-tour. Mais pourquoi avoir fait tout ce chemin si c’était pour rentrer à la maison ? Il fit d’abord le tour de l’atelier, mais ne distingua aucune lumière depuis les fenêtres. Il demeura planter devant la porte, alors que son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il tendit une main vers la poignée. Se ravisa.


— Papa ? hasarda-t-il. Je… je suis venu te chercher. Il fait nuit dehors. J’ai froid.


J’ai faim.


Aucune réponse n’émana de l’atelier. Ni aucun son. Était-ce vide ? Son père était peut-être rentré pendant que Dirk le cherchait dehors. Un frisson lui parcourut l’échine, mais ce n’était pas dû à la fraîcheur de la nuit. Que penserait son père en le voyant rentrer si tard à la maison ? Il ne lui demandait pourtant qu’une chose : rester sagement à l’intérieur et l’attendre. Mais il avait tellement tardé que Dirk s’en était inquiété. L’atelier lui faisait face, et il n’avait pas le courage de traverser la distance parcourue en sens inverse, sans aucune source de lumière. Il songea à passer la nuit dans l’atelier. S’il se levait dès les premières lueurs de l’aube, il pourrait échapper aux yeux de son père. Il devait se faire le plus petit possible et ne rien toucher pour ne pas éveiller les soupçons. Demain, il trouverait une raison pour son absence de cette nuit.


La porte s’ouvrit sans opposer la moindre résistance. Personne au village n’osait approcher l’atelier, son père n’avait pas trouvé l’intérêt d’en verrouiller la porte. À l’intérieur, l’atelier était tout ce qu’il y avait d’ordinaire : des outils rangés dans des étagères, des ouvrages, soigneusement ordonnés eux aussi. Dirk n’en trouva pas sa curiosité satisfaite. Tout ce mystère pour ça… Mais la crainte que son père ne le retrouvât à l’aube demeurait. Il se pressa de s’étendre à même le sol, se servant de son gilet pour se couvrir, son bras sous la tête. Il faisait de toute façon trop noir pour observer l’endroit. Dirk s’efforça de fermer les yeux, mais ses paupières lui désobéissaient. Il remua pour tenter de trouver une meilleure position, sentit le bois craquer sous lui.


Dirk eut une illumination. Le bois sur lequel il reposait n’était pas le même que le reste du sol. Il se redressa à quatre pattes, puis tâtonna le bois. Il finit par s’écarter pour enfoncer ses ongles entre une planche de bois ancienne et une plus récente. Dirk tira de toute la force dont il disposa : plusieurs planches se dressèrent. Dirk se repositionna de sorte à pouvoir toutes les pousser. Devant lui, l’obscurité. Il tâtonna encore de ses mains tremblantes, puis reconnut des marches qui s’enfonçaient plus bas. Ce sous-sol devait abriter les véritables recherches de son père. Peut-être le trouverait-il plus bas. Mais était-ce un risque à prendre ? Il n’y aurait plus de retour en arrière, et les représailles seraient bien plus violentes qu’une sortie nocturne. Mais même s’il repartait en rangeant tout à sa place, son père ne serait pas dupe. Depuis tant d’années, il devait connaître son atelier jusqu’au moindre recoin.


La curiosité régnait sur la peur et la faim. S’il devait subir la violence de son père, autant désobéir jusqu’à la fin. Dirk descendit prudemment les marches en s’aidant de ses mains, à quatre pattes. Au bas des marches, il toucha une porte en bois. Il se redressa et l’ouvrit lentement. Une lampe à huile était encore allumée, éclairant faiblement le véritable atelier. La pièce contenait bien plus d’outils que l’atelier factice. Plusieurs livres étaient ouverts. Dirk reconnut tout de suite l’odeur de l’encre. Il y avait aussi des rangées de bocaux dans des étagères. Dirk s’approcha de ces dernières, et les parcourut du regard. Il reconnut des organes, des petits animaux baignant dans un liquide. Mais son attention fut attirée par un bocal qui dégageait une faible lumière.


Il crut à des lucioles ; il fut encore plus étonné de ce qu’il y vit. Une jeune fille de taille miniature était étendue à l’intérieur. Dans sa posture recroquevillée, il la devina affaiblie. Des cheveux noirs cascadaient de manière désordonnée sur son dos et sa poitrine, et ses ailes noires étaient étendues jusque ses pieds. Dirk se pencha pour mieux l’observer. La tête de la petite créature se redressa. Ils étaient désormais face à face. Il admira ses iris améthyste, les éphélides qui rehaussaient son nez et ses pommettes, ainsi que ses lèvres fines et rose.


— Tu es belle, souffla-t-il.


La fée se redressa un peu, ses ailes s’ouvrirent derrière elle. Dirk repéra tout de suite la petite déchirure au bout de son aile droite. Il la pointa du doigt :


— Comment est-ce arrivé ?


Le visage de la fée s’assombrit. Avec un pincement au cœur, il lui montra son front :


— À moi aussi.


Dirk tendit ensuite le bras pour relever le manche et découvrir sa peau. Elle était constellée de taches bleues et violette, qui se superposaient parfois, ou tiraient sur un jaunâtre maladif.


— Et ça aussi.


La fée s’était approchée de sa cloison de verre et avait collé son front et ses mains contre elle. Sa bouche se tordait dans une moue, ses doigts se crispaient. Dirk sourit tristement face à la compassion de la petite ailée, puis approcha sa palme pour caresser lentement le bocal. Ils partageaient les mêmes douleurs et le même bourreau, malgré leurs différentes natures. Voilà longtemps que Dirk ne s’était senti proche de quelqu’un ; jamais il n’aurait cru éprouver un attachement si soudain envers cette fée. Pas une seule fois ils ne se quittèrent des yeux, s’apprivoisant mutuellement. Leur communication se poursuivit dans des gestes silencieux et des regards porteurs d’émotions.


Il ne sut combien de temps s’était écoulé depuis leur rencontre quand des pas résonnèrent de l’autre côté de la porte de l’atelier. Dirk se recula, son cœur s’emballa douloureusement ; son père n’était pas rentré à la maison. Dans la panique, il croisa à nouveau les iris de la fée. Elle attira son attention sur le couvercle de son bocal. Dirk aperçut d’étranges symboles écrits dessus. Il était déjà allé trop loin dans sa désobéissance et ne pourrait jamais revenir sur ses actes. Dans son désespoir, Dirk ouvrit le bocal et décala un peu le couvercle.
Il sursauta quand la porte s’ouvrit. Son père était recouvert de poussière et de terre.


— Comment es-tu entré ici ? murmura-t-il d’une voix qui couvait la colère.
— Je te cherchais, papa…
— Ne mens pas, tu es venu uniquement pour mettre ton nez dans des affaires qui ne te regardent pas.


Son père avança vers lui, tenant fermement dans sa main un pied à coulisse. Dirk recula en bredouillant des excuses, puis se reprit, la voix tremblante :


— Avant que tu ne commences… s’il te plaît, dis-moi ce que tu fais ici.


Il désigna les rangées de bocaux d’un geste du bras. Son père s’immobilisa, puis joua avec le pied à coulisse entre ses mains.


— J’ai décidé de consacrer ma vie à faire des études sur la magie, répondit-il non sans fierté. Je n’ai jamais compris pourquoi on la détestait. Mes recherches m’ont apprises que la magie était présente partout et se déplaçait dans l’air.


Dirk écoutait avec concentration les paroles de son père, mais il ne pouvait empêcher de dévier son regard vers le bocal de la fée.


— Je me suis donc demandé ce qui nous différenciait, nous les humains, des créatures capables d’user de magie. J’ai poursuivi mes recherches à l’aide de vieux ouvrages, mais cela ne m’a mené à rien.


Il désigna les bocaux à sa hauteur brièvement :


— J’ai donc poussé mes recherches plus loin.
— Papa, ce sont des êtres vivants.
— Qui ne savent pas utiliser leur potentiel. Si nous étions capables d’utiliser la magie, nous pourrions faire des merveilles et façonner le monde comme nous le souhaitons.
— Mais peut-être le monde ne tourne-t-il pas autour de nous ?


Le pied à coulisse cessa de bouger pour retourner dans la main ferme de son père. Dirk retint un sanglot en se recroquevillant derrière ses bras, comme s’ils allaient le protéger de ses prochaines souffrances. Son corps tremblait, la peur le paralysait subitement, le séparait du présent. Puis il entendit un bruissement d’ailes :


— Ne faites pas un pas de plus.


La fée était toute proche et lui tournait le dos. Dirk fut étonné de la voir se dresser entre son père et lui ; il esquissa un geste pour avancer, mais elle leva le bras avec tant d’assurance qu’il s’immobilisa.


— Dirk, s’énerva son père, tu vas me le payer !
— Vous allez payer, la coupa la fée. Pour avoir défié les lois de la nature, pour avoir maltraité des êtres plus faibles que vous, ou en situation de vulnérabilité. Mais aussi pour ce que vous avez fait à votre fils.


Les bocaux se mirent à trembler sur leurs rangées de bois. Dirk distingua une masse épaisse et noire les entourer, faisant fissurer le verre. Face à eux, son père se dirigeait précipitamment vers la porte, mais cette dernière était bloquée par la masse noire. Il approcha sa main de la poignée, puis hurla de douleur : elle était ornée de brûlures et de cloques.


Les bocaux se brisèrent, puis en échappèrent des insectes et des créatures que Dirk ne reconnut pas. Devant lui, la fée serra le poing. La masse sombre entoura aussitôt son père. Paralysé par la torpeur, il ne parvint pas à réagir à ses hurlements de plus en plus aigus, tandis qu’il disparaissait de sa vue, recouvert de ténèbres. Lorsqu’elles se dissipèrent, la porte de l’atelier et son père n’étaient plus ; il ne demeurait que de la cendre. Dirk s’en approcha en titubant, puis s’effondra, en larme. Qu’allait-il devenir sans son père ?
Il haussa les épaules en sentant un courant d’air. La fée était tout près de lui :


— Je suis désolée. Je n’avais pas le choix, il y a longtemps que ton père a dépassé les bornes.
— C’est vrai, il était un homme horrible, mais il était ma seule famille. Je n’ai plus rien maintenant…


Sa voix s’étrangla dans un sanglot. La fée s’approcha tout près de son oreille, et tout en passant une mèche de ses cheveux derrière son oreille, murmura :


— Détrompe-toi. Crois-tu que je laisserai à l’abandon celui qui m’a libérée ?


Dirk tourna la tête vers elle et croisa son regard. Leur lien n’était pas une illusion, il pouvait le sentir au creux de sa poitrine.


— Je veillerai et prendrai soin de toi si tu acceptes de me suivre. Tu ne craindras plus la faim, ni le froid.
— Tu me le promets ?
— Ce n’est pas une promesse, mais un engagement.


Dirk pleura encore, il ne sut combien de temps. Lorsqu’il reprit conscience de ce qui l’entourait, les créatures prisonnières des bocaux n’étaient plus dans l’atelier, seule la fée l’attendait. À son tour, il quitta les lieux. Dehors, l’air était frais et humide, mais la nuit noire avait laissé place à un timide lever de soleil, masqué par quelques nuages. La terre boueuse s’affaissa sous ses bottes, la fraîcheur ambiante caressa doucement sa peau. Il accueillit les éléments avec un frisson et un soulagement étrange.


La fée ne l’avait pas quitté des yeux et volait près de lui. Elle l’interrogea silencieusement du regard. Dirk essuya comme il le put ses joues à la fois humides et asséchées, puis hocha la tête sans mot dire. Il la suivit quand elle se dirigea vers les bois. Avant de s’enfoncer plus profondément dans la forêt et ses secrets, Dirk jeta un dernier regard vers l’atelier abandonné.

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Contesse
Posté le 04/06/2023
Bonjour bonjour !

Passionnée par les contes, me voici héhé

C'est vraiment un charmant petit conte que tu nous offres. Une belle réflexion sur l'humanité, ce tic qu'a l'homme de toujours vouloir tout comprendre et tout s'approprier même si ça signifie capturer et torturer des êtres vivants, "pour la science" comme ils disent x) On peut voir un parallèle intéressant avec les anomaux de laboratoire dans notre monde également.
C'est une belle vengeance qu'offre la fée à toutes ces créatures, bien que très extrême, je ne sais pas si le père a compris grand chose avant de mourir mais au moins il ne fera plus de mal ^^
La complicité entre Dirk et la fée est très jolie et très douce à voir :) Vivre la même chose et être victime de la même rapproche instantanément et c'est normal.

Ce fut vraiment une chouette lecture, merci pour ce moment :)
Contesse
Posté le 04/06/2023
les animaux* de laboratoire pardon x)
être victime de la même personne* (j'ai oublié un mot lol)
décidément j'ai écrit ce commentaire avec mes pieds, désolée ahah
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