Deuxième nuit

Par Jibdvx

La journée a été splendide ! Un soleil éclatant, un vent doux soufflant sur la côte et personnes aux alentours. Je suis resté dehors toute la journée. Mme Kemener m'a même préparé un délicieux sandwich avec les restes du poulet d'hier soir. Ils sont vraiment adorables, elle et son mari. J'avais emporté une liasse de papier, histoire d'y coucher les idées qui auraient pu me passer par la tête. J'en ai griffonné quelques unes, rien de bien conséquent: un morceau de dialogue, une bribe d'intrigue secondaire... J'ai fini par rester allongé dans l'herbe, les jambes croisées, à écouter le ressac en contrebas. L'une de mes feuilles s'est même envolée sans que je ne tente quoi que se soit pour la rattraper. Je l'ai regardé voleter à quelques mètres du sol, portée par la brise. Une fois hors de mon champ de vision, je me suis relevé pour suivre sa course vers la mer. J'ai marché droit devant, jusqu'à la falaise. Debout sur un éperon de calcaire, j'ai vu la feuille filer vers le large, minuscule tache blanche survolant l'eau bleue nuit. Je ne l'ai pas quittée des yeux, attendant qu'elle soit partie trop loin pour que je puisse la distinguer. Le soleil s'abîmait sur l'horizon, tintant les vagues de reflets dorés.

Je rentre donc, reposé et souriant, cette longue balade m'a ouvert l'appétit. Je regagne la pension d'un pas assuré, mon sac rejeté négligemment sur l'épaule. Je devine une silhouette imposante à travers les carreaux, il doit sans doute s'agir de Yann, je lui fait signe. La silhouette me répond en agitant lentement la main, puis se déplace pour sortir du cadre éclairé de la fenêtre. Il va sans doute pour m'ouvrir la porte. Toujours souriant, j'arrive jusqu'à la porte. Yann n'arrive pas. Il doit surement prévenir Muriel, j'attends encore un peu... Il met beaucoup de temps quand même. Je frappe. J'entends Mme. Kemener crier quelque chose de l'autre côté. Toujours rien, j'attends encore un peu, au moins je sais qu'ils m'ont entendu. C'est Muriel qui vient finalement m'ouvrir, ses éternelles maniques greffées aux mains.

— Rentrez mon petit, rentrez. Je suis désolée, Yann est parti chercher une bouteille à la cave pour ce soir. Votre balade c'est bien passée ?

J'ouvre la bouche pour lui dire que son mari se trouve en fait dans la salle à manger, quand je vois justement ledit Yann remonter le couloir, une bouteille de cidre à la main. Je fronce les sourcils, je vois mal comment Yann aurait pu faire l'aller retour jusqu'à la cave aussi vite.

— Excusez-moi Yann mais... n'étiez-vous pas à la fenêtre juste avant mon arrivée ?

— Ah ! Vous voilà rentré. Eh bien non, je reviens tout juste de la cave, dit-il en me montrant la bouteille. Vous m'en direz des nouvelles.

Muriel lâche un petit rire et s'en retourne à ses fourneaux. Avisant ma mine désappointée, M. Kemener m'envoie une bourrade et je manque de m'écraser contre le mur du couloir.

— Vous avez dû rester trop longtemps au grand air ! Vous les citadins, vous n'êtes plus habitués.

Je masse mon épaule avec un demi sourire. Je tourne cette pensée dans ma tête : j'étais persuadé de ce que j'avais vu. Peut-être suis-je trop obnubilé par mon roman. Peut-être que je m'imagine des choses. Ce soir, je vais profiter pleinement d'une bonne nuit de sommeil.

Muriel avait cuisiné du ragoût cette fois, c'était tout aussi délicieux que le poulet, voir plus. Je n'ose pas imaginer la taille de leur cellier en revanche. Le cidre était parfait aussi, il faut dire que je n'ai pas souvent l'occasion d'en boire...

 

J'essaie d'énumérer toutes les fois où j'ai bu du cidre, principalement en famille, pour les fêtes, plus quelques fois avec des amis. En montant les escaliers, je prête plus d'attention à l'embranchement du couloir. Par une porte ouverte sur ma droite, j'aperçois un lit éclairé par une lumière bleutées vacillante. Certainement une télévision. Ça doit être la chambre à coucher des Kemener. Sans plus y prêter attention, j'entends le pas lourd de Yann qui quitte la salle à manger.

— Bonne nuit ! il me lance.

Je me retourne et lui répond, souriant :

— Bonne nuit !

Puis je reprend mon ascension vers l'étage.

J'ai beaucoup de mal ce soir. Je ne sais pas si c'est à cause du repas, peut-être un peu trop copieux, mais les mots on du mal à sortir. Ils s'écoulent au goutte à goutte. Pourtant je sais où l'intrigue doit aller, quand tel ou tel personnage doit intervenir... mais les mots ne viennent pas. Mes mains restent suspendues au dessus du clavier de la machine, hésitantes. De temps en temps mes doigts s'animent pour taper quelques lignes. Depuis combien de temps suis-je assis devant ce bureau ? Je jette un coup d’œil à ma montre. Il est minuit passé. Je plisse les yeux. Voire autre chose qu'une page blanche me donne le tournis. Je pousse un long soupir et me passe la main sur le visage, autant aller dormir, je ne sortirais rien de bon si je me force...

Je n'entends pas le tic tac de ma montre. Je regarde de nouveau mon poignet. En effet, les aiguilles ne bougent plus. Je m'appuie sur le dossier de ma chaise, les bras ballants. Il est certainement beaucoup plus tard que minuit en fin de compte. J'accorde un dernier regard à mes maigres progrès et quitte le bureau, j'ai besoin d'une douche, ça libère l'esprit.

Je remet une bûche au feu. J'avais raison, la douche m'a fait un bien fou. En revanche je n'ai vraiment pas envie d'écrire si tard, quelle que soit l'heure d'ailleurs étant donné que ma montre ne repart pas... Après cinq petites minutes à méditer devant le poêle, je vais me coucher les paupières lourdes.

plic...plic...plic...plic...

J'entends un clapotement dans la salle de bain. J'ai certainement mal refermé le robinet de douche. Je me lève en grognant, je viens juste de fermer l’œil, ma tête me fait souffrir et le sol est froid comme de la glace. Le poêle c'est encore éteint.

J'avance sur la pointe des pieds en m'étirant les bras, mes articulations aux épaules craquent.

plic...plic...plic...plic...

Qu'est-ce qu'il fait froid ! J'hésite à remettre une bûche et rallumer le poêle mais j'ai surtout envie de retrouver le confort de mes draps. J'avance à tâtons pour trouver la l'interrupteur. Ah ! Je pose la main dessus et tente de l'actionner. Rien ne se passe. Super ! Je continu donc ma route du bout des orteils.

plic...plic...plic...plic...

J'arrive devant la porte de la salle de bain. Fermée... Je croyais l'avoir laissée ouverte. J'ouvre. Une odeur rance me prend à la gorge.

plic...plic...plic...plic...

Je plaque ma main contre mon nez et ma bouche. C'est une infection, je laisse échapper une quinte de toux. Ça vient de la douche. On dirait quelque chose à mi chemin entre du vieil alcool et autre chose de comme du papier brûlé. Cette odeur me dit quelque chose, mais je ne m'en souvient pas aussi forte... Là, elle envahie la pièce toute entière.

plic...plic...plic...plic...

Je retient les larmes qui me montent aux yeux en avançant vers le rideau de douche. Je le tire d'un coup sec.

Le bruit venait bien de la douche, quelque chose goutte depuis la pomme de douche. Aucune idée de ce que ça peut être. Pas de l'eau en tout cas. C'est un liquide noir, fluide et huileux. Il recouvre déjà tout le sol de la douche, formant une large éclaboussure sombre et malodorante. J'étend le bras pour fermer le robinet. Trop loin, j'arrive à peine à le toucher du bout des doigts. C'est à n'y rien comprendre, comment cette douche peut-elle être aussi grande ?

Je me fige, une goutte de l'étrange liquide me tombe sur le dos de la main. J'ai un frisson, c'est froid. Je plisse les yeux pour mieux voir. C'est de l'encre.

Un raclement. Métallique. Suivi de cliquetis. De l'autre côté du mur.

J’écarquille les yeux, ma main tremble. Je me souviens...

Ma tête est juste à côté du mur. Juste à côté de ce qui c'est installer dans la chambre d'à côté. Nouveau crissement aiguë, plus long, qui se rapproche.

Il faut que je parte, vite. J'ai les poils qui se hérisse, des frissons me parcours l'échine et des fourmis me courent sous le crâne. Peu importe ce qu'il y a dans cette chambre, mon corps tout entier sonne l'alarme. Mais une part de moi reste lucide :

« Pourquoi est-ce que je ne me rappelais de rien ? »

Cette pensée me terrifie encore plus que la chose qui grince à travers le mur.

Autre chose me fait pousser un cris. Quelque chose enserre ma cheville ! Je tire mais rien n'y fait. Je me baisse, haletant. L'encre de la douche forme comme une main qui m'agrippe la jambe ! Une main noire et suintante aux doigts froids.

plicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplicplic !

La douche c'est mise en marche. L'encre s'abat en cascade sur le sol carrelé. Pris de panique, je tire plus fort sur ma cheville. Rien n'y fait, cette chose ne veut pas lâcher prise ! Une autre sort du flot noir et vient se coller à mon épaule, me tirant violemment vers l'arrière. Surpris, je tombe à la reverse. J'essaie de hurler pour appeler à l'aide mais l'encre me dégringole sur le visage, m'étouffe. Je sens son goût amer me brûler la gorge, son odeur infâme m'emplir les narine. Une multitude d'autres mains huileuses s'attachent à moi, m'attirant au fond de la douche. Je bat de ma seule jambes encore libre. C'est inutile, mon pieds glissent sur les carreaux détrempés. Déjà une autres poigne de fer m'attrape et me tire. J'étouffe, je ne vois plus rien. Je me sent aspiré dans un flot de mélasse collante. Je ne peux ni crier, ni voir, ni respirer, juste attendre, transis de peur, que ce cauchemar s'arrête. Je suis encore traîné au sol pendant je ne sais combien de temps. Frigorifié, tremblant.

Enfin, je sens comme du béton, ou de la pierre. Je reste recroquevillé, les yeux fermés. J'entends des pas qui approchent, lourds, puissants. Des semelles claquent. J'ai juste le temps d'apercevoir une immense silhouette sombre se pencher sur moi. Je ne distingue ni tête, ni bras. Rien que deux point jaunâtre, brillant au dessus de ma tête. Soudain, une autre main noire se détache de la silhouette et me vole droit au visage. Je pousse un cris étouffé. Les doigts me serrent le crâne, ça fait affreusement mal, j'ai l'impression que mes yeux vont sortirent de leurs orbites. Un spasme parcours le membre inhumain et je ressent une vive douleur à la bas de ma nuque. Je cogne le sol.

Un. Deux. Trois coups.

Un brouillard rouge me bouche la vue. Je ne vois plus que ces deux globes de lumière jaune. C'est la dernière chose que je vois.

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Chrys
Posté le 22/09/2021
Bonjour

Je viens de terminer ce chapitre. Quel contraste entre les journées apaisantes que vit votre personnage et ses nuits beaucoup plus animées, c'est le moins que l'on puisse dire.
Par contre, même si j'ai apprécié l'idée de l'encre qui s'écoule de la douche prélude au cauchemar horrifique du héros , j'ai été plus impressionnée par le scène où votre personnage croit apercevoir son logeur de l’extérieur dans une pièce alors qu'il se trouve dans une autre. Idem pour la chambre mystérieuse qu'il entrevoit et pense être celle des propriétaires. Pour moi, les scènes de jour à l'intérieur de la pension m'apparaissent à la limite plus inquiétantes que les cauchemars carabinés du personnage.
Je lirai la suite avec plaisir.
Bonne continuation.
Jibdvx
Posté le 28/09/2021
Merci encore pour votre lecture et vos commentaires ! Navré de répondre si tard, j'ai eu très peu de temps libre dernièrement. Ça me fait très plaisir que vous trouviez les scènes de jour plus inquiétantes, c'était un but important au moment de l'écriture. Forcer le trait du fantastique. Donc très bonne continuation !
Taranee
Posté le 21/08/2021
Woaw... Le suspense est intense. Je me demande ce qu'il a vu au rez de chaussée, derrière la fenêtre, si ce n'était pas Yann. Tu termines sur une note horrifique et on se demande réellement si ce n'est qu'un rêve étrange où si c'est la réalité...
Je pense que la machine à écrire a un rôle plus important qu'on ne pourrait le croire dans l'histoire...
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