Deuxième chapitre

Par Ess

Installée à un secrétaire dans l’un des salons donnant sur les jardins de la résidence, Quera rédigeait des lettres. Parfois, entre deux lignes, son regard se perdait sur le paysage qui s’étirait derrière les vitres. 

Il y a avait là une immensité qui lui avait toujours plu. Une forêt entourait le domaine et les fenêtres devant lesquelles la jeune femme se trouvait étaient les plus proches des arbres. En se concentrant, Quera pouvait même apercevoir de petits moineaux sauter de branches en branches. Elle aurait aimé sortir les écouter chanter mais elle se devait de terminer son courrier. 

Elle pris grand plaisir à écrire un premier papier destiné à Daly Hellever. Elle y déversait à l’intérieur tout son désespoir de ne pouvoir le retrouver le lendemain pour les célébrations du printemps, certaine que le jeune homme la comprendrait. Elle prit un malin plaisir à conter ses malheurs, tout en s’efforçant de ne pas dénigrer sa famille.  Elle avait beau avoir le coeur gros, elle ne tournerait pas pour autant le dos à cette dernière. Elle finit par avouer à Daly qu’elle avait hâte de le retrouver et lui promettait de l’inviter à se rendre en ville avec elle dès son retour à la Capitale. 

Le second courrier était moins plaisant mais elle en savait nécessaire la rédaction — Mère en personne lui avait demandé de l’écrire pour, avait-elle dit, « réfléchir à la tempérance qui sied à toute noble personne et qui te manque bien trop souvent. » 

Lasse, Quera trempa sa plume dans l’encre et se pencha sur son oeuvre. Cette missive était destinée à Dame Dalla. Elle s’y excusait de ne pouvoir se rendre à la fête qui aurait lieu le lendemain et elle lui priait de bien croire que sa famille et elle étaient désappointés de devoir décliner son invitation qu’ils avaient pourtant acceptés il y a de cela plusieurs semaines. Elle expliquait avec moults détails la raison de leur absence, mettant en avant le fait que le devoir de la Haute-Noble Likanader était de première importance. Elle ne doutait pas que Dame Dalla l’excuserait mais elle présentait tout de même des excuses officielles à la femme, à sa compagne et à son frère, ainsi que leurs sincères salutations. 

Rédiger cette missive se révéla plus ardu que prévu et elle dut lutter contre la paresse que son désespoir nourrissait pour la terminer. Plus d’une fois, son regard se perdit dans le paysage à la recherche de quelques distractions. 

Fort arriva alors qu’elle entamait le dernier paragraphe. C’est le bruit de ses pas dans la grande salle silencieuse qui la força à lever la tête et elle le vit là, planté devant lui dans ses vêtements d’équitation. A sa tenue, Quera compris qu’il revenait tout juste de Dooho où il avait accompagné leur mère, sûrement pour que celle-ci puisse lui faire tout un tas de recommandations ennuyantes. 

A la hanche, Fort portait sa dague d’homme. Il l’avait reçu pour ses dix-sept ans et ne s’en séparait plus, comme la plupart des nobles de Ménavaure. Elle-même en aurait une pour son prochain anniversaire. C’était une tradition qui était aussi vieille que le monde. Quera ne savait même plus pourquoi l’on offrait aux jeunes nobles une dague le jour de leur dix-septième anniversaire. Peut-être pour s’assurer qu’ils gardent tous un héritage de valeur, peu importe que leur nom tombe en désuétude ? Une famille avait beau être criblée de dettes, on ne retirait pas sa dague à un noble, c’était de notoriété publique. A moins que ce ne soit un signe distinctif ; les plus belles dagues pouvaient coûter une fortune. Celle de Fort était d’ailleurs l’une de celles-là, cela lui conférait d’ores et déjà l’apparence qui allait avec son titre : celui d’un jeune homme de très bonne famille, l’une des plus riches de tout le pays. 

Mais actuellement, Quera n’en avait que peu faire de la raison pour laquelle l’on offrait une dague de femme ou une dague d’homme aux jeunes gens de l'aristocratie.

« Mon frère, » le salua-t-elle froidement. 

Sa rancoeur était une enclume dans son coeur et elle ne cherchait à l’apaiser d’aucune sorte. 

Fort s’approcha, tripotant entre ses doigts son chapeau.

« Écris-tu à Dame Dalla ? 

— Puisqu’il le faut. »

Son ton glacial acheva d'alourdir l’ambiance. Son frère se posta près de son fauteuil. Elle l’ignora jusqu’à ce que son regard impatient ne lui fasse relever la tête. Une ride d’angoisse barrait le front du jeune homme. Ils s’observèrent silencieusement jusqu’à ce que Fort se détourne.

« Tu n’aurais pas dû provoquer Mère. »

Nous y sommes, songea Quera, fatiguée d’avance. 

« Elle s’est montrée très blessée par ton comportement. » 

Entendre par là qu’elle avait été désagréable toute la matinée.

« Nul besoin que tu me fasses la leçon, Fort, dit Quera sans prendre la peine de modérer son ton colérique. Mère l’a suffisamment fait à ta place.

— Effectivement. »

La jeune femme sourpira. Fort se tourna vers elle, son profil auréolé par la lumière extérieure. Ainsi, le ton blafard de sa peau ressortait étrangement. Quera soutint son regard quelques instants avant de se pencher sur sa missive. Elle ne pourrait la terminer tant que l’homme serait dans les parages mais elle fit semblant de lire ce qu’elle avait déjà écrit. Elle retenait le flot de reproches qui s’agglutinait au bord de ses lèvres. Au bout d’un moment, elle ne put résister.

« Tu aurais pu me soutenir. 

— Te soutenir ? » Fort lui adressa un regard froncé. « Pourquoi donc ? Il n’y avait rien de plus à ajouter aux directives de Mère. 

— Tu veux sûrement dire que tu n’avais rien à ajouter, comme toujours. » 

Fort pinça les lèvres. Elle l’avait vexé. 

« La parole de l’Héritier est toujours plus forte que celle du second-né. Je suis certaine que tu serais parvenu à la convaincre de me laisser me rendre à la fête de floraison. 

— Voyons, Quera ! Que nous soyons pressés ne change rien au problème. Tu sais aussi bien que moi que cela n’aurait pas été correct que tu t’y rendes seule. » 

Un silence pesant s’installa entre eux. Puis, après une grimace, Fort lui adressa un petit regard complice en s’approchant d’elle. Son ton s’était adouci quand il reprit la parole. 

« Tu as toujours été celle qui me rappelait quels comportements étaient ou n’étaient pas corrects. Les rôles auraient-ils été échangés ? 

— Il serait temps que ce soit le cas, effectivement. Tu es l’Héritier Likanader, ce n’est pas à moi de te dire ce qui est correct ou non de faire. Je te rappelle que tu es destiné à régner. »

La grimace qui s’étala sur le visage de Fort la surprit assez pour qu’elle en oublie pendant quelques secondes sa rancoeur et le reste de ses paroles. Son frère se détourna et fit quelques pas dans la pièce. Qu’avait-il donc ? 

« Je n’aurais pas pu la convaincre. » Son visage était si lisse à présent que Quera crut avoir rêvé l’instant précédent. « Il est de toute façon impossible que tu te rendes seule à un événement de cette taille et tu le sais aussi bien que moi. Tout comme je n’aurais pu y aller sans toi. 

— Certes, articula difficilement Quera. De toute façon, il est inutile de parler de cela puisque nous partons demain. »

Le désespoir était aisément identifiable dans sa voix. Toute la matinée, elle avait été incapable de détourner ses pensées des célébrations du lendemain. C’était plus fort qu’elle : elle y pensait encore, et encore, et encore, jusqu’à ce que sa rancoeur se fut définitivement installée dans son coeur. Elle savait que sa mère n’était pas en faute, pas plus que Fort, mais elle ne pouvait s’empêcher de leur en vouloir ; il était plus aisé de détester les autres que d’en vouloir à un destin sur lequel elle n’avait aucune prise. Et même si elle tentait de se raisonner, de se dire que c’était le prix à payer pour être une noble, l’une des jeunes filles les plus riches de Ménavaure et peut-être bien de tous les États libres d’Ikkranion, elle ne parvenait pas à se faire une raison. La seule chose qu’elle voyait, c’était que demain elle serait privée de sa jolie robe et des festivités auxquelles toute personne huppée assistera. 

« Je suis navré pour la Fête des Magnolias… »

Fort s’était rapproché d’elle sans qu’elle ne le remarque. Elle se leva pour être à sa hauteur. Ainsi, il faisait quasiment la même taille. Il était à peine plus grand qu’elle. La seule différence flagrante entre les deux était leurs yeux ; noirs pour l’une et bleus pour l’autre. Il partageait le reste de leurs traits : la même chevelure brune, bien que Fort les portait plus court qu’elle, au niveau des épaules, le même regard franc, le même nez droit, les mêmes pommettes hauts et le même visage long. 

La gorge trop serrée pour parler, Quera se contenta d’offrir à son frère un sourire qui ne trouva aucun reflet dans son coeur. 

« Tu pourras te réconforter avec les jeux d’été, repris le jeune homme. Les célébrations y sont même plus importantes que pour la fête du printemps. 

— Allons, Fort. » 

Quera lança un regard accablé à son frère. 

« Quoi ? Tu adores les jeux d’été ! 

— Evidemment que je les aime. Mais tu sais aussi bien que moi que Tante Elizabeth ne les porte pas dans son coeur, affirma Quera en croisant les bras sur sa poitrine. La dernière fois qu’elle s’est occupée de nous pendant l’absence de nos parents, elle nous a empêché de nous rendre à la majeure partie des épreuves. 

— C’est vrai… » 

Fort laissa traîner la fin de sa phrase et afficha sur ses lèvres un sourire qui désarçonna sa soeur. 

Il n’y avait aucune raison de se réjouir. Dès que Père et Mère devaient quitter la ville, ils dépêchaient la soeur de leur père pour qu’elle vienne s’occuper d’eux et gérer les affaires familiales en leur absence. Et Tante Elizabeth avait beau avoir une conversation passionnante, depuis la mort de sa compagne Quera la trouvait fort ennuyante. Les prochains mois en sa morose compagnie seront une horreur.

« Tante Elizabeth ne viendra pas cette année, Quera.

— Comment ça ? » Elle se tourna si vite en direction de son frère qu’un craquement sinistre résonna dans sa nuque. « Fort, si tu te moques de moi, je t’assure que… 

— Je n’oserais point, ma soeur, lui sourit-il en attrapant ses mains. C’est l’entière vérité. Mère m’a annoncé ce matin alors que nous galopions vers Dooho qu’elle nous trouvait assez responsables pour laisser les affaires familiales entre nos mains. Bien sûr, je dois gérer le siège décisionnaire de Mère, mais tu es assez mature désormais pour t’occuper du reste sans que tante Elizabeth ne te seconde. »

Quera arrivait à peine à y croire. Ses grands yeux fouillaient le regard de Fort en quête de mensonges mais elle ne put en déceler aucun. L’homme était de toute manière trop respectueux pour se laisser aller à une telle vilenie. 

« Personne pour nous surveiller ? demanda Quera pour être certaine de bien comprendre. 

— Et bien, les assistants de Mère veilleront à ce que je remplisse mes devoirs et tu sais bien que nos amis de la ville nous rendrons des visites régulières, ainsi que notre famille, mais je crois bien que nous tirerons les rênes seuls pendant quelques mois. »

Le visage de Fort, jusque là souriant, perdit de son éclat mais Quera était bien trop excitée pour s’en faire. Elle serra les mains de son frère entre les siennes et laissa éclater sa joie : 

« C’est merveilleux ! C’est terriblement excitant ! Crois-tu que je pourrais organiser un repas à la maison pour nos amis ? Il serait si excitant de présider un repas, tu ne crois pas ? »

Il y avait tant d’idées dans sa tête, tout à coup. Jusqu’alors, elle n’avait jamais pu se retrouver seule à la maison avec son frère. Bien entendu, la vingtaine de serviteurs au service des Likanader seraient présents, mais eux ne comptaient pas. Elle songeait davantage au bonheur que cela serait de pouvoir vivre sans la présence écrasante de leur mère ou la sévérité de leur père. Si la première était plus souvent absente que présente, elle n’en était pas moins étouffante ; et le second, et bien le second ne laissait aucune liberté à Quera dont il s’occupait davantage, mettant un point d’honneur à l’instruire dans tous les domaines quels qu’ils soient. Alors, si Quera pouvait grappiller quelques mois de paix, quelques mois durant lesquels elle pourrait se concentrer sur ses relations et les sorties en ville, cela lui convenait.

Oh, elle n’en oublierait pas ses leçons et ses devoirs familiaux, bien entendu, elle devrait s’occuper des comptes et des parcelles de terre qu’ils détenaient, garder contact avec leurs parents les plus lointains et s’assurer que Bendel Wengal, le maître de maison, s’occupait parfaitement du domaine, mais cela n’était que secondaire. 

« Nous aurons le temps d’organiser tout cela, Quera, tempéra son frère avec un sourire bien moins grand que le sien. Je suis heureux de voir revenir ta joie.

— Ne te réjouis pas si vite, Fort. Je n’en oublie pas pour autant que je suis privée de la fête de la plus importante de l’année. »

Elle devait cependant avouer que son désespoir était moins grand. 

« Je n’en doute pas, grimaça Fort. Je te laisse à ton courrier, ma soeur. Mère m’attend, nous avons encore nombre détails à régler avant qu’elle ne parte pour Pentiko. »

Il se retourna avant de franchir la porte :

« J’oubliais : Père souhaite te parler. Tu le trouveras dans la bibliothèque. 

— Que me veut-il ? s’enquit Quera. 

— Le meilleur moyen de le savoir est d’aller le retrouver. »

Il lui offrit un dernier sourire avant de quitter la pièce. 

Père lui demandera très certainement de s’occuper des affaires familiales ; rien de plus ennuyant que ce qu’elle était actuellement en train de faire. 

Quera s’en retourna à sa lettre qu’elle put terminer, plus apaisée qu’avant la visite de son frère.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
H.Monthéraut
Posté le 07/09/2021
Bonjour,

Les phrases : Une forêt entourait le domaine et les fenêtres devant lesquelles elle se trouvait étaient les plus proches de cette dernière. Aucune, dans tous le manoir, ne donnait une vue aussi directe sur les arbres. Je pense que la dernière phrase est en trop.

J'ai trouvé ce chapitre plus agréable à lire que le premier. Les dialogues sont toujours aussi bien. Moins de noms de lieux et de personnages aussi !
Ess
Posté le 13/09/2021
Bonjour, bonjour,

Je suis contente que tu aies lu mes deux premiers chapitres, vraiment ! Ça booste !

Comme pour le chapitre précédent, je prends note de ta remarque. Je te remercie sincèrement pour ton retour, ça m'a fait plaisir de le découvrir.

À bientôt.
Vous lisez