mon amante s’est tatouée
et j’ai pensé
en voyant l’encre sous sa peau — le cercle et la boucle, l’arabesque, le dégradé — j’ai pensé que mes baisers, eux, ne laissent pas de trace
et j’ai regretté
que sa peau garde le secret de mes lèvres
*
Alex rentre d’une semaine en montagne. Ses potes grimpeuses l’ont déposée en ville. Elle ne repasse pas chez elle*, pas tout de suite.
*Chez Alex : parquets grinçants et vieilles toiles d’araignées au plafond ;
deux salles de bain dont une avec baignoire ;
un tel vis-à-vis avec l’immeuble d’en face qu’on se faisait
des apéros avec les voisins pendant le confinement ;
« on », c’est Alex
+ coloc n°1 qui boit son café quasi cramé et anime des soirées jeux de rôle
+ coloc n°2 qui joue du saxophone et ramène des autocollants de toutes les manifs du coin
+ coloc n°3 qui roupille toute la journée et laisse des poils partout sur les canapés.
Elle est venue directement chez Marissa° avec son gros sac à dos plein de linge sale et son duvet humide et mal rangé.
°Chez Marissa : salon-chambre, canapé-lit, biblio-toilettes, mini-balcon ;
hérons, loutres et marcassins tracés au feutre effaçable sur les murs
où s’épanouissent des fissures ;
romarin, menthe, basilic, avocats germés ;
toujours deux tasses au fond brunâtre sur la table basse.
Elles s’agglomèrent l’une autour de l’autre à peine la porte refermée et très vite Marissa tient d’une main le chignon d’Alex et de l’autre sa fesse gauche par-dessus son pantalon, tandis qu’Alex s’abreuve à l’odeur de son cou en caressant toute la surface de peau à sa portée. Elles disent, c’est trop bon de te retrouver. Si bon, si bon, si bon. Vite elles échouent sur le canapé, se débarrassent du sac à dos, s’embrassent. Pas des masses de mots d’abord ; d’abord, elles retrouvent leurs corps et leur chorégraphie. Danse des langues et des mains, elles chassent les cheveux qui s’immiscent et palpent les courbes chéries. Désolée encore pour le sms, souffle Alex entre deux baisers. J’ai pas pu charger mon portable pendant quelques jours, désolée de t’avoir inquiétée…
Marissa lui mordille la lèvre. T’inquiète doudou, j’ai deviné. C’était comment ta semaine ?
C’était trop bien mais, Alex s’enfuit dans les seins de Marissa, la joue contre leur douceur qui se devine sous le vêtement, c’est trop bien d’être là avec toi. L’étreinte se resserre, s’étale sur le canapé, s’immobilise pour le simple plaisir du poids de l’autre contre soi. Marissa caresse le cuir chevelu d’Alex de ses doigts magiques qui défont les nœuds et les tensions. J’ai grimpé une 7b, ronronne Alex les yeux fermés, on s’est baignées dans une rivière… Marissa caresse et Alex se tait, se laisse glisser, enlève son haut pour que les mains de Marissa accomplissent leur sorcellerie, de la lisière des cheveux jusqu’à la base du crâne puis en descendant le long de la colonne petits pas petits pas, à tâtons croquer les bords des trapèzes et des omoplates, tout est en place, pas de nœuds, juste la tension du sac à dos. Marissa fredonne, Alex s’abandonne. Un bon moment. Presque une petite sieste. Quand elle refait surface, elle soulève le tissu pour poser son visage directement contre le ventre de Marissa.
Marissa se redresse à demi. Ça va ? demande Alex en stoppant son mouvement pour la dévisager, mais du coin de l’œil quelque chose d’autre lui attire le regard plus bas ; un truc sombre sur la peau de Marissa, une bête ? Elle recule.
C’est rien dit Marissa, c’est rien doudou, regarde.
Alex la regarde tirer l’élastique de sa jupe pour dévoiler le truc bleu-noir. Pendant encore quelques secondes son esprit n’y voit qu’une tache flaque moche qui tranche sur la peau qu’elle aime, pétrole dans le café au lait, même si dans un coin plus rationnel de son cerveau Alex comprend que c’est un tatouage.
Juste un tatouage.
Qui n’était pas là avant qu’elle parte.
Qui n’était pas là la dernière fois qu’elle a vu et enlacé Marissa nue.
Tu m’as déshabillée trop vite, j’ai même pas eu le temps de te faire la surprise ! Marissa a son grand smile trop mignon sur la tronche, celui qui donne envie à Alex de la papouiller de partout, d’habitude. J’ai fait ça chez une meuf de la coordination féministe, tu sais…
Et c’est parti, elle raconte, Marissa. Elle raconte pendant qu’Alex regarde le tatouage : le cercle, la boucle, l’arabesque et le dégradé. Alex regarde et écoute, en silence. Écoute raconter la manif trop cool, les slogans les potes et les pintes après, les tatouages et cette meuf toute de noir vêtue avec des tatouages trop stylés qui disait qu’elle tatouait elle-même et puis tu sais comme ça fait longtemps que j’y pensais à me tatouer, et puis, et puis Alex décroche, s’échauffe. Non je savais pas, elle pense. Je savais pas que c’était important pour toi.
Je savais pas qu’en partant cette semaine je louperais un moment important pour toi.
Je savais pas que tu ferais ça sans attendre de me le dire.
Ok, il y a eu le téléphone. J’ai pas répondu à son message. Sans doute qu’elle voulait me le dire.
Mais quand même.
Et la couleuvre se glisse dans ses entrailles. Alex la connaît bien. La couleuvre est là quand elle se joue les disputes potentielles dans le théâtre poussiéreux de ses angoisses. La couleuvre était là toutes les fois où elle a dit « je t’aime » en sachant que l’inverse n’était pas vrai, toutes les fois où elle a vu ses crushs enlacer leurs mecs minables, la fois où cette fille dont elle était dingue a couché avec elle pour l’expérience.
Marissa ne connaît pas encore la couleuvre d’Alex. Elles ne sont ensemble que depuis dix mois, dix très beaux mois pour toutes les deux ; dix mois sans couleuvre, quasi. Alors Marissa finit de raconter mais elle n’est pas aveugle, Alex a l’air bizarre, lèvres pincées front en avant. Ça ne va pas ? elle demande. Et la dispute commence.
D’abord Alex ne pipe rien. Monosyllabes. Marissa insiste, questionne, c’est quoi le souci, dis-moi ? Et devant l’air buté de l’autre elle sent son propre serpent, sa vipère — qu’Alex ne connaît pas non plus — s’insinuer dans son propre corps, passant lui non par ses entrailles mais par les interstices entre ses côtes, jusqu’à s’enrouler autour de son cœur qui se mettra à battre, battre, battre contre ses tempes au rythme des morsures ; alors elle ne verra plus rien et n’entendra que ce qui alimentera le brasier ; alors elle ne maîtrisera plus ses gestes ni ses paroles et la farandole fantôme des portes claquées s’immiscera ici, entre elle et Alex. Elle ne veut pas, Marissa, c’est pourquoi elle redouble de sollicitude et oblige ses mains à la douceur quand elles pourraient griffer, oblige ses yeux au sourire alors qu’ils pourraient lancer des éclairs.
C’est le tatouage le problème ? Dis-moi. Tu n’aimes pas ?
C’est pas que j’aime pas répond Alex, c’est pas la question. Oh si, c’est un peu ça la question pense Marissa, mais elle demande alors c’est quoi la question ? et Alex se tortille, ben en fait c’est quoi ? c’est quoi, ton tatouage ?
Le serpent de Marissa siffle contre ses côtes, pour le faire taire elle sourit, souffle, sourit, c’est rien de précis, c’est ce que tu veux, et elle pense si tu veux que ce soit de la merde, alors ce sera de la merde Alex, qu’est-ce que tu veux que je te dise. La vipère jubile, se nourrit des mots que Marissa ne prononce pas, comme la couleuvre s’abreuve aux ruminations d’Alex.
Puis insensiblement les serpents se saisissent du silence.
Pourquoi t’as fait ça sans me le dire Pourquoi est-ce qu’il aurait fallu que je te prévienne J’aurais voulu être mise au courant Moi j’aurais voulu que tu ne remettes pas en question ma souveraineté sur mon propre corps Ton corps je le fréquente justement je l’aime ton corps je l’aime tel qu’il est et là tu y as changé quelque chose C’est dingue que tu réagisses comme ça Si tu m’avais juste prévenue au lieu de me mettre devant le fait accompli Et quoi si je t’avais prévenue, tu m’aurais donné ta bénédiction ? J’aurais pu me préparer à le voir, à voir un corps étranger sur le corps que j’aime Tu en parles comme d’une monstruosité c’est vraiment super agréable Mais tu comprends pas je te vois nue tout le temps, j’aurais voulu savoir que toi nue allait changer Mais évidemment que moi nue va changer qu’est-ce que tu crois on change tout le temps, je ne suis déjà plus la même qu’il y a un an et toi non plus J’ai pas de problème avec ça Bien sûr que si Non j’ai pas de problème avec le fait qu’on change tant qu’on change ensemble On ne peut pas tout faire ensemble et ça il faut vraiment que tu te le rentres dans la tête
Dans tout ça difficile de déterminer ce qui est dit à voix haute et ce qui n’est que chuchoté par les serpents, à l’intérieur. Elles se dévisagent, le tatouage entre elles, invisible sous le T-shirt de Marissa° mais imprimé sur les rétines d’Alex*.
°Marissa là tout de suite : mâchoire-poignard, regard-tempête ;
se sent comme un poisson idiot qui s’est foutu dans un filet et ne peut plus s’en dépêtrer ;
regarde Alex en se disant Rappelle-toi comme on est bien, merde, on est si bien ensemble pourquoi ça suffit pas, pourquoi t’as besoin que je donne plus ;
cœur écumant du venin de la vipère ;
ai-je jamais été autre chose qu’en colère ?
*Alex là tout de suite : larmes aux yeux, poings serrés ;
se sent comme une gamine qu’on met à l’écart, comme un enfant qui veut un câlin ;
regarde Marissa en se disant T’es si belle, t’es si belle, t’es si près de moi et pourtant t’es pas à moi, je peux t’enlacer mais t’es pas à moi et probablement tu le seras jamais ;
ventre tordu où la couleuvre festoie ;
est-ce que ça existe, des gens qui s’aiment pour toute la vie ?
Et à ce moment-là, entre chien et loup, entre cris et larmes, quelque chose commence à bouger sous le T-shirt de Marissa. Quelque chose qui a bien compris qu’il était au cœur de l’affaire et qu’en même temps dans cette dispute il est plus un prétexte qu’autre chose. Hors de vue, le tatouage s’anime, rompt le cercle, défait la boucle, tord l’arabesque et noircit le dégradé. Marissa ne sent rien, rien de l’encre qui s’étale sur son ventre et sa cuisse, bien trop occupée à fusiller Alex, bien trop occupée à se taire, à croiser les bras comme pour les briser pendant qu’Alex lui dit que peut-être c’est pas ça le problème, peut-être le problème c’est que, c’est que… Marissa se tait pendant que l’encre l’envahit. Alex pleure maintenant et dans le brouillard de ses yeux elle aperçoit sur les épaules de Marissa des formes mouvantes ; elle essuie ses paupières mais rien ne disparaît. Filaments noirs enroulés en spirales. Alex pousse un cri, pointe le phénomène d’une main tremblante, la dureté du regard de Marissa se dilue et enfin elle baisse la tête, elle voit.
Hébétées elles regardent la progression de l’encre que Marissa touche du doigt comme pour l’estomper, sans aucun effet. Alex a un mouvement de recul quand Marissa soulève son débardeur et découvre les jeux de l’encre sur son ventre, ses hanches, sa poitrine ; elle gémit y en a partout, ça te recouvre… Marissa se rend compte qu’elle ne panique pas. Elle regarde l’encre et c’est troublant, oui, mais ça ne fait pas peur. Même, ça a du sens.
Marissa sait que sa colère n’est pas de maintenant : sa colère s’accumule en nappes souterraines depuis les balbutiements de son existence, elles ne sont pas seules elle et Alex dans cette pièce à cet instant et c’est bien pour ça qu’elle est toujours démesurée, sa colère, parce qu’elle s’est abreuvée à toutes les sources. Marissa à tous les âges de la vie sentait bien qu’il y avait matière à faire éclater quelque chose avec cette colère, à rompre une certaine digue, et ce soir ça y est : sa colère altère le monde et laisse sa marque dessus, enfin. Pour la première fois, sa colère prend une forme et une couleur. Pour la première fois, le venin de la vipère suinte à l’extérieur, pour de bon, et ça a quelque chose de terriblement rassurant.
Alex se mord les doigts et Marissa voit qu’elle voudrait la toucher, vérifier avec ses mains que la peau n’est pas blessée, mais qu’elle n’ose pas, prise dans l’effroi et peut-être le dégoût. Marissa se tourne vers son grand miroir pendu près de la porte d’entrée. Elle trouve plaisant de regarder l’encre jouer sur son corps, tracés qui s’emmêlent sans qu’on y reconnaisse rien, comme quand elle dessine sur ses murs parfois, comme la danse de ses doigts quand elle masse Alex – si elle les trempait dans l’encre avant ça donnerait sans doute ça, des lignes de pleins et de déliés qui éclatent en grosses vagues. Ça monte, ça déferle, ça inonde sa peau et bientôt la voilà bleue, entièrement bleue Marissa, de ce bleu noir du tatouage originel, oublié le café au lait. Derrière elle Alex est paralysée mais plus pour longtemps car bientôt les mots s’extraient de la bouche de Marissa sans qu’elle les ait pensés :
Ça me va pas si mal.
Et Alex tressaille. Quoi ?
Elles se regardent à travers le miroir, l’une derrière l’autre, Marissa le visage parcouru des derniers soubresauts du tatouage, Alex les yeux écarquillés. Elle bredouille Marissa, tu es bleue, il faut qu’on t’enlève ça… Et Marissa charge son regard de défi quand elle répond Non.
Alex n’entend pas. Hypnotisée, elle se rapproche avec d’infinies précautions. Dans le miroir elle ne reconnaît plus la femme qu’elle aime. C’est une autre qui la dévisage. Blanc de l’œil tranchant sur le bleu de l’encre. Alex est face à son cauchemar : la dispute telle qu’elle s’est déroulée (se déroule) rend impensable tout retour à la situation antérieure ; au cours de la dispute elles se sont déchirées, déformées, tant et si bien qu’elles ne sont plus ce qu’elles étaient. Tout va finir. Marissa — la nouvelle Marissa — va la jeter, se débarrasser d’elle devenue encombrante et oh, que la couleuvre savoure sa détresse.
Il faut qu’on t’enlève ça, répète Alex la voix tremblante. Elle ne dit pas : pour qu’on puisse être ensemble. Ni : pour que tu redeviennes celle qui peut-être m’aime. Mais la couleuvre le murmure et il est possible que la vipère l’entende.
Marissa répond Il n’y a rien à enlever, ce tatouage n’est pas moins moi que la peau en dessous. Puis lentement elle ôte
la bretelle de son débardeur puis le vêtement tout entier
ses seins sont bleus comme le reste
puis lentement elle laisse tomber
à ses pieds sa longue jupe et sa culotte suit
elle est bleue de partout
et d’une beauté qui fait mal.
La respiration saccadée d’Alex emplit la pièce. C’est moi, tu vois, dit Marissa. C’est moi pour de vrai, un peu plus vraie qu’avant. Et si c’est trop pour toi, alors…
Non s’exclame Alex, non c’est pas trop ! C’est, c’est
Les yeux de Marissa la ciblent impitoyables. Alex souffle.
Ok, si, peut-être que c’est trop, peut-être… Peut-être que je ne peux pas. Continuer avec toi.
Dans le miroir le visage de Marissa se trouble. Elle demande pourquoi. Pourquoi tu ne pourrais pas continuer avec moi. C’est le tatouage le problème ? Juste le tatouage ?
Je ne sais même pas ce que ça veut dire « juste » le tatouage, dit Alex. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas pourquoi tu l’as fait, je ne sais pas ce qu’il représente, je ne sais rien et je ne comprends pas.
Pourquoi il y aurait quelque chose à comprendre ?
Parce que sinon j’ai l’impression qu’il se dresse entre toi et moi ce tatouage. Comme un secret que tu ne me révèleras jamais mais que tu m’agites sous le nez. Comme une marque de la distance que tu n’aboliras jamais entre nous. Et je sais, Marissa, je sais qu’on ne peut pas ne faire qu’un, que tu es toi, que je suis moi, qu’être ensemble ce n’est pas fusionner, je sais, je sais que la distance c’est sain, un peu, et qu’une part de nous restera à jamais hors d’atteinte de l’autre, et que c’est bien ainsi, seulement, seulement… dans les moments de doute… tout le temps… la sensation que tu t’échappes, que tu me fuis, que je te gêne… c’est trop, c’est trop quand moi je voudrais tout te livrer.
Alex je te livre tout ce que j’ai à livrer. Je n’ai rien d’autre. Rien d’autre que je veuille te donner à toi. Ma colère je ne voulais pas te la donner. Tu veux tout me livrer, toi, vraiment ?
Oui j’aimerais bien. J’aimerais me débarrasser de tout ce que je ne peux pas te livrer et ne garder que ce que je peux partager.
Parce qu’il y a des choses que tu ne peux pas partager. Que tu ne veux pas livrer.
Oui mais pas des choses comme juste un tatouage.
Juste un tatouage, Alex… Vraiment… Tu crois que c’est juste un tatouage ?
Elles se regardent. Bleu partout. Alex arrive à sourire un tout petit peu. C’est compliqué d’être ensemble sans cesser d’exister, elles pensent. Marissa se retourne pour faire face à Alex.
Elles se regardent. Suspendues l’une à l’autre, dans l’attente du geste qui voudra dire je m’en vais ou je reste ou je t’aime ou je ne te veux plus, dans l’attente, elles se scrutent, jusqu’à ce que
et il faut le préciser, la couleuvre et la vipère ont disparu à ce stade
jusqu’à ce qu’Alex décide qu’elle n’a pas besoin de comprendre bien qu’elle en ait envie
jusqu’à ce que Marissa décide qu’elle n’a pas besoin de tout partager mais qu’en cet instant c’est ce qu’elle désire
et alors leurs mains
frémissent et se lèvent
elles s’interrompent, se regardent
comme en reflet cette fois
par le regard elles confirment
et reprennent leur geste
jusqu’à
ce que leurs doigts
se touchent.
L’encre alors impossiblement déferle de la peau de Marissa à la peau d’Alex : elle avale ongles phalanges paume poignet remonte le long du bras jusqu’à l’épaule petit pas petit pas et se déverse partout, sur les courbes dans les creux les aspérités les cicatrices
jusqu’à ce qu’Alex elle-même
soit intégralement bleue.
Elles ne se sont pas lâchées du regard, et maintenant elles rient. Rient parce que c’est absurde qu’elles se ressemblent autant, bleues, elles si différentes au fond ; rient parce qu’elles sentent que c’est fini, la dispute, que commence maintenant la réconciliation.
Et la réconciliation commence par Alex qui enlève ses vêtements et Marissa qui l’enlace. Il fait bleu dans la pièce et dehors car la nuit en a profité pour tomber et il fera bleu toute la nuit entre Marissa et Alex.
°*
les filets du sommeil se relâchent autour des endormies
elles oscillent, encore embroussaillées l’une dans l’autre
souffles enchevêtrés et chair de poule là où la fraîcheur du matin les touche
leurs bouches se cherchent
sèches et douces
ne se trouvent pas, s’égarent dans les bras, les cheveux, les seins, les plis du cou en chemin
sèment leurs baisers du bout de la langue
elles ne sont pas tout à fait réveillées mais leur nid de chair et de plumes les enveloppe comme un bouillon dans lequel elles se laissent cuire jusqu’à se sentir tendres, tendres et fondantes
Alex bavouille sur l’épaule de Marissa
qui a la main posée sur le moelleux de sa fesse
c’est si bon, si bon, si bon
de se retrouver à côté de toi le matin, après le grand voyage dans l’obscurité
et peu importe si on a changé
peu importe le bleu
l’encre
la marque
peu importe
c’est ta chaleur que je veux
ton haleine contre ma peau, tes cheveux dans mes yeux
le reste
peu importe
Alex, dit Marissa, doudou
Tu dors encore ?
Oui, dit Alex les yeux clos, oui je dors, pardon, je t’écrase ?
Alex, doudou, ouvre les yeux, regarde
On n’est plus bleues
on a retrouvé le café au lait et le sable clair
ils étaient là, pas bien loin, sous l’encre
Oh chérie ta peau, ta peau, ta couleur à toi
Elle m’aurait manqué si elle était partie pour toujours
Alex pourtant, pourtant, tu te souviens de la même chose que moi, non ?
Oui oui
On était bleues
On était encre
On ne l’est plus
On était belles comme ça, quand même
Tu regrettes ?
Non
c’était beau, c’était bien, si c’est fini c’est rien
Et ton tatouage, mon cœur ? Qu’est-ce qu’il devient ?
les peaux glissent et se décollent, les yeux descendent le long des seins du ventre et là, entre l’aine et la hanche, il y a
le cercle et la boucle
l’arabesque et le dégradé
Il a tenu, dit Marissa, et Alex entend le sourire dans sa voix
Le tatouage ne bouge plus, sage image
Elles se regardent
parce que si le tatouage a cessé son cirque ça ne veut pas dire pour autant qu’elles n’ont pas bougé, elles
et du regard elles s’assurent que c’est ok
qu’en bougeant elles n’ont rien abîmé de sacré, rien déséquilibré, rien défait qui ne puisse être renoué, rebâti, réparé
et leurs yeux disent que c’est ok
et qu’elles font ce choix renouvelé d’être ensemble
parfois les mêmes, fusionnelles
parfois en lutte avec nos serpents personnels
c’est ok si parfois tu voudrais que je t’appartienne
et c’est ok si parfois tu veux t’échapper
c’est ok
tant que
la chaleur de tes matins continue d’évaporer mes nuits
Je repasse sur ton recueil ^^
J'aime beaucoup cette nouvelle, qui traite de thématiques très intéressantes et rarement abordées dans ce que je lis : le rapport au corps, à l'autre. C'est très "humain", on comprend les deux personnages et leur pdv. On devine que le tatouage peut aussi être un objet de crispation qui permet de libérer des non-dits et des petites dissensions plus anciennes. C'est très bien écrit.
Les trois temps de la nouvelle : l'amour parfait / la dispute / la réconciliation montrent bien ce que peut être une dynamique de couple. Tout est à sa place et s'enchaîne logiquement.
Le style est très sympa. A un moment, tu écris un dialogue sans ponctuation, j'ai eu l'impression que c'était pour montrer qu'elles ne s'écoutaient pas, que chacun parlait pour soi, j'ai trouvé que c'était une bonne idée de mise en forme. Le paragraphe d'intro est juste magnifique, idem pour la dernière phrase.
Allez, je m'en vais lire ta dernière nouvelle !
En bref, une belle histoire qui se termine bien (puisque tu demandes des avis sur la fin, j'aime le fait qu'on ne pense pas que le récit puisse réellement bien se terminer et puis en fait si).
Pour le titre, il est très bien aussi, et il pourrait y en avoir une multitude de très beaux avec un texte pareil (grâce à la similitude entre "ancre" et "encre"). N'hésite pas à en tester plusieurs si celui-ci te semble imparfait.
Merci pour tes impressions ! J'avais un peu oublié ces petites interrogations sur la fin et sur le titre, finalement je me suis faite aux deux, mais je suis heureuse que ton ressenti soit positif en tout cas :) surtout si ce n'était pas évident au début ! Merci encore !
J'ai beaucoup aimé cette nouvelle. Il y a un sujet fort qui est le rapport à son corps, mais aussi la perception dans le couple. Le couple en lui même. J'avais déjà trouvé l'idée très intéressante l'idée quand tu en avais parlé, je l'aime encore plus de la façon dont tu l'as développée.
J'aime la voix que tu emploies, cela nous rend très proche des personnages et de leurs questionnements. Parfois je me suis perdue dans les dialogues, mais je ne sais pas si justement ce n'est pas la force... Ne pas savoir exactement qui parle ? C'est très intéressant le style que tu développes pour cette nouvelle, avec des dialogues écrit sans guillemets.
J'ai bien aimé aussi l'emploie des passages en italique comme si c'était des définitions de dictionnaire.
Beaucoup de choses très intelligentes développés dans cette nouvelle !
Une histoire qui mérite d'être relue pour un nouveau regard !
Heureuse que les thèmes aussi aient pu te parler. Merci encore !
Non, mais juste ouahou (je sais plus comment ça s'écrit, comme les crêpes pas bonnes ou l'exclamation, mais bref, tu comprendras que je ne parle pas de crêpes pas bonnes ici). Ce texte est d'un poétique !!! C'est superbe ! Je ne vois pas ce que tu voudrais y changer.
J'aime vraiment beaucoup la manière dont tu viens injecter un tout petit élément fantastique avec le tatouage, sa symbolique, qui grossit, se gonfle, se gonfle, devient un peu serpent comme la couleur et la vipère internes. J'ai senti l'intensité de leur amour, de leur blessure, de leur incompréhension, et je ne me suis pas du tout attendue à ce que ce tatouage qui finit par les rendre peut-être pas identiques mais plus ressemblantes, à les unifier en quelque sorte, les rabiboche suite à cette dispute.
Je trouve ça hyper beau, et ça ouvre à tellement d'interprétation ! Parce que j'ai l'impression que leurs serpents internes sont les antagonistes de l'histoire, chacun restant sur ses positions et influençant "son hôte", et le tatouage qui est l'objet de la discorde, vient les réparer suite à cette dispute.
Mais juste... Je suis super admirative.
Merci beaucoup !
Sif.
Et vraiment je ne sais plus quoi dire avec tes retours, c'est vraiment une sensation hyper gratifiante de les lire car tout colle tellement à ce que j'espérais créer... Ça me fait me dire qu'il y a une forme de sensibilité qu'on doit partager, et ça me rend très curieuse de découvrir tes propres écrits !
Pour le coup, j'ai vraiment beaucoup aimé écrire ce texte et je voulais en effet qu'il y ait un glissement entre le tatouage inquiétant et les serpents qui sont les véritables menaces. J'ai souvent eu l'impression que ma colère se déversait de cette façon-là, comme un truc qui serpente et qui mord.
Merci beaucoup à toi, vraiment !
En tous cas j'y ai repensé, et je pense que c'est celle qui m'a laissé la plus forte impression dans ce recueil :) c'est une façon vraiment originale et parlante d'évoquer certains aspects et enjeux de la relation amoureuse, la jalousie, le désir débordant, etc. J'ai particulièrement aimé le début, les retrouvailles de Marissa et Alex, je trouve ça très bien écrit ! Les formes explorées pour le discours me semblent bien fonctionner (notamment la partie dispute avec l'enchaînement des répliques sans retour à la ligne – c'est un procédé que j'aime bien mais qui n'est pas toujours facile à mettre en place sans paumer le lecteur). J'ai un peu moins aimé l'enchaînement des irruptions poétiques qui se densifie à la fin du texte : je trouve que ça n'était pas toujours nécessaire, que la nouvelle aurait peut-être pu être plus brève, et je suis (trop) exigeante avec les vers libres et je trouve que ça perd parfois en force (alors que la poésie du tout tout début me semble vraiment réussie). C'est aussi que revient la phrase "c'est ok" qui a tendance à me gêner de manière générale. Mais mon avis devient donc extrêmement subjectif et je ne suis pas sûre que ce soit d'une grande pertinence pour toi. Donc en gros, merci, j'ai beaucoup aimé, j'ai trouvé ta nouvelle particulièrement riche, et juste je pense que le texte peut gagner en force dans la deuxième moitié :)
Aaaaah j'enrage un peu de ne pas être à côté de toi pour avoir une discussion sur toutes les thématiques que tu étales ici... !
Déjà, j'ai adoré la forme ou plutôt, les formes. L'aspect théâtral du début, qui fait comme des indices de décor en amont d'une pièce, au passage à la poésie en vers. Et surtout, c'est tout bête mais ces dialogues sans tiret ni guillemet, à l’anglo-saxonne (je me pose beaucoup de questions en ce moment sur la pertinence de forcément noter les répliques, et j'ai du Sally Rooney, du Bernardine Evaristo ou du Paul Auster en tête). Donc rien que pour ça : merci !
Et puis, tu dis énormément de choses sur la relation de couple. Ça fonctionne tellement mieux, qu'il s'agisse d'un couple lesbien : on parle du postulat qu'elles évoluent hors cadre patriarcal, rien ne nous indique que l'une prend le pas sur l'autre et le jeu d'égalité/de miroir prend beaucoup d'ampleur.
J'ai beaucoup aimé l'équilibre trouvé entre elles. A titre personnel je continuerai de considérer que le corps n'appartient qu'à soi, qu'on a le droit d'avoir des avis mais jamais d'imposer aux autres. Ceci dit tu montres très bien les failles de confiance chez les deux personnages (l'image de la couleuvre est si juste, avec ses va-et-vient), ce que ça signifie de soi, en fait, d'avoir de telles réactions vis-à-vis des autres.
Bref. Une petite pépite du début à la fin, merci beaucoup !
Sur la forme je me suis fait tellement plaisir, j'ai vraiment laissé les choses se dérouler comme elles venaient, je cherchais une fluidité et les marques du dialogue n'y ont pas trouvé leur place. Dans les romans anglo-saxons j'ai vu ça en effet, mais aussi des mini-guillemets (comme des 'apostrophes' pour nous). J'aime bien qu'on ait la liberté de faire un choix différent pour chaque texte, pour moi ça dépend vraiment de l'intention, en tout cas ici je voulais que la forme serve profondément le fond. Mais je ne sais pas si ce serait "tenable" sur un roman entier.
Alors tu tapes en plein dans le mille : à la base, j'avais commencé à rédiger cette nouvelle avec un couple hétéro, mais je me suis rendu compte que ça orientait toutes les questions vers les enjeux de pouvoir, les inégalités au sein du couple, l'ombre potentielle de l'emprise. Des sujets méga importants, mais qui n'étaient pas ceux que je voulais développer. Donc c'était important que les personnages partent avec une relative égalité, et ainsi le couple de femmes s'est imposé. C'était aussi peut-être plus facile de leur insuffler à toutes deux des ressentis que j'ai expérimentés, même si je n'ai connu que des couples hétéros.
Parfaitement d'accord avec ton opinion sur le corps qui n'appartient qu'à soi. As-tu eu l'impression que le texte proposait un point de vue différent ? Ce n'est pas volontaire si c'est le cas. Je crois qu'à la fin je voulais éviter de trancher clairement cette question parce que pour moi elle a été, ici, un prétexte à confronter des attentes différentes par rapport au couple et des angoisses et colères un peu enfouies. Mais je ne voudrais pas laisser entendre que la question est secondaire non plus...
Merci beaucoup, beaucoup <3
J’avais pas eu l’occasion de lire ta dernière nouvelle et pourtant ça faisait un bail que c’était dans ma Pal, enfin me voili ^^
Et owiiiii, trop trop aimé haha. Vraiment dingue comment tu expérimentes ta plume ces derniers temps, tu manies le langage avec de plus en plus de liberté me semble-t-il et je sais pas mais ça me met vraiment en joie ^.^ Déjà l’usage du discours indirect libre, je dis O U I, et puis des petits vers au sein de la prose, je dis R E - O U I, et aussi l’usage de la ponctuation très relâchée, et le langage oral (ton « c’est ok » final j’adoooore), et une syntaxe souple, et bref, tant de choses qui ont fait que j’ai adoré le rythme de ta nouvelle :-)
Et puis, cette métaphore filée autour du tatouage – vipère – bleu m’a beaucoup parlé, j’ai bien aimé comment tu es partie d’un simple tatouage pour aboutir à une dispute qui prenait toujours plus d’ampleur et à un phénomène qui flirte avec le fantastique.
Cette couleur qui s’étendait toujours plus était pour moi synonyme de poison qui s’étend doucement, insidieusement, et c’est terrible comme j’avais envie de leur crier : noooo, aimez-voooous.
(aussi le rapprochement des mots couleur-couleuvre j’ai kiffé ? je sais pas si c’était voulu mais dans ma tête ça faisait youhou)
(oh et aussi, joli pour le 7b quand même bhahah, moi qui rêve du 7a depuis tant d’années, ça me sera à jamais inatteignable hélas :’))
Bref, j’ai été ravie de relire un peu de toi. Un plaisir, comme d’habitude <3
Allez, bisou !
Merci pour tes mots doux sur le tatouage et tout le reste, ça me fait méga plaisir <3
Haaa pour la 7b j'ai mis un peu au pif (j'ai grimpé dans une salle qui utilisait des codes couleur et je connais mal les vraies étiquettes), je voulais un truc qui montre un bon niveau mais pas hors norme non plus, et qui soit un peu dans le max où Alex peut taper jusqu'ici. Tu penses que je devrais baisser un peu ? :')
Bises et à très vite, merci encore <3
Noooo ne change pas le 7b ! C'est parfait, un bon niveau sans être hors norme <3 C'est juste moi qui ai un niveau pourrave bhaha, donc t'inquiète <3
Bisou, à vite ! Eclate-toi bien dans tes prochaines sessions, hâte de lire tes prochains textes <3
Dispute pour un rien qui signifie profondément beaucoup, qui ranime des blessures personnelles, rappelle des démons enfouis (belle métaphore que ces serpents) puis la métamorphose de deux êtres qui s'harmonisent, se retrouvent et se réconcilient, s'acceptent, s'aiment. Magnifique !
Merci pour ton passage et pour le compliment, ça me fait très plaisir ! J'ai l'impression que l'histoire t'a parlé et j'en suis très heureuse :)
Merci beaucoup encore pour tes mots, ça me fait très plaisir !