Dernière feuille

Par tiyphe

C’est la fin de l’automne. Hier, je suis allé courir. Mon souffle se transformait en petits nuages. J’aime tellement cette période de l’année. Le froid me vivifie et remet mes idées en ordre. À l’inverse, l’été, j’ai l’impression d’être un mollusque, incapable de bouger. La chaleur, ça m’épuise, alors que le froid me donne envie de bondir partout. 

Aujourd’hui, je ne vais pas courir. Ma cheville me fait de nouveau mal et ma femme me dit de faire attention. Notre fille s’est rangée de son avis depuis cette année. Maintenant qu’elle fait des études de kinésithérapeute, je n’ai plus le droit à l’erreur. Si j’ai des douleurs, je dois me reposer et me faire masser. Et je n’aime pas vraiment me faire masser.

Alors aujourd’hui, j’ai réussi à esquiver Merina et ses mains de guérisseuse pour sortir. Courir, je n’ai pas le droit, mais marcher c’est bon pour ce que j’ai. J’avoue que j’ai du mal à tout comprendre, mais du moment que j’ai mon petit moment dans la forêt, je suis content. 

Sous mes pieds fragiles, les feuilles mortes craquent et se froissent dans un doux son. Au-dessus de ma tête, les branches forment une arche qui semble me mener dans un autre monde. J’ai l’impression d’être un roi solitaire qui se rend dans son royaume. Mes sujets sont les champignons, les ronces et les hiboux indiscrets. Je ferme les yeux et derrière mes paupières se dessinent de petits bolets en soldats, des arbres décorés de vigne vierge ou encore des oiseaux qui chantonnent sur mon passage.

Une racine me ramène dans la réalité. Je manque de tomber et me rattrape à un tronc de bouleau. Satanés pieds. Je jure avant de continuer ma route. Les belles images ont disparu, mais elles restent dans ma mémoire. Il faudra que je pense à les noter et les dessiner en rentrant. J’écris des livres pour enfants et mes balades en forêt sont ma source d’inspiration.

Merina était ma plus grande fane jusqu’à ses 12 ans, je crois. Après, elle m’a dit qu’elle était trop grande pour ces bêtises et ça m’avait un peu vexé. Heureusement que Shanzay me soutient depuis le début. Ce serait difficile sans ma merveilleuse épouse. Elle aimait se promener avec moi dans ces bois avant l’accident. Mais enjamber les racines en fauteuil roulant ce n’est pas évident.

D’après Merina, sa mère pourra peut-être remarcher d’ici quelques années. De gros progrès scientifiques ont été faits et c’est bien évidemment ce que notre fille a décidé d’étudier. Je ne peux que l’encourager. Depuis ce jour-là, Shanzay n’a plus sa petite lueur de gaieté dans les yeux et ça me manque. C’est pour ça que je m’isole dans la forêt. Là où je peux l’imaginer joyeuse de nouveau.

Je n’ai pas pitié de ma femme quand je la vois. Je l’aime et je la soutiendrai quoiqu’il arrive. C’est le vœu que nous avons fait devant mon cousin, le prêtre du village. Je veux juste la rendre heureuse. Et mes petites histoires la font rire. Lorsque je trouve une situation cocasse pour le roi Silberg et son compagnon Pilbou, elle fait cet adorable son. Elle glousse. Et j’adore ça.

Qu’est-ce que je pourrai inventer aujourd’hui ? Je suis tellement focalisé sur mon livre imagé que je trébuche de nouveau. Cette fois, pas de bouleau pour me retenir, je m’étale en prenant soin de laisser mon poignet encaisser tout le choc. 

La douleur me lance et la honte me submerge. Franchement, je suis un incapable. En plus des pieds et de la cheville, me voilà avec une entorse au poignet. Pas sûr que cette situation cocasse fasse rire Shanzay. Merina va me gronder, c’est certain. À quel moment en est-on venu à inverser les rôles comme ça ? Depuis quand l’enfant est-elle devenue parent ?

Je m’assois sur le sol humide et m’adosse à un tronc. Je me masse le poignet douloureux, mais je ne sais pas y faire, ça me fait encore plus mal. Je vais devoir laisser faire ma fille. Je ronchonne à l’idée de devoir être manipulé une fois de plus. Mais cette fois, je l’ai bien cherché.

Je pose ma tête sur l’écorce et lève les yeux vers les branches. Cela fait bien quelques semaines qu’elles sont nues. Certains les trouvent effrayantes, comme de longs doigts qui voudraient nous attraper, nous griffer, nous lacérer. Je les trouve belles. Elles forment un maillage complexe et laissent la possibilité d’observer le ciel ou le ménage des animaux. Impossible pour les écureuils de se cacher au milieu du feuillage, ils sautillent à présent sans obstacle.

J’attrape mes lunettes qui sont tombées en même temps que moi. Heureusement pour moi, comme pour elles, pas de casse. Je les pose sur mon nez et observe l’entremêlé de bras. Les arbres semblent s’enlacer et je suis un intrus au milieu de cette accolade. Pourtant je n’ai pas envie de partir. Je me sens bien malgré la douleur.

J’aperçois alors une flamme dans le chêne au-dessus de moi. Je suis tellement surpris que je me lève en m’appuyant sur le poignet encore en bon état, l’autre reste appuyé contre mon torse. Je m’approche en replaçant mes lunettes. Non, je n’ai pas rêvé. Il en reste une, c’est peut-être bien la seule de la forêt.

Aussi résistante que ma femme, elle s’approvisionne et aspire le peu de vie que l’arbre peut encore lui donner à cette période de l’année. Elle est si belle. Ses consœurs au sol ont vieilli. Elles se sont rabougries. Elles se sont mélangées à la terre, à l’humidité. Elles ont été mangées par les insectes et les limaces. Elles se dégradent.

Alors que cette dernière feuille dans ce chêne, elle est flamboyante. Une survivante. Un espoir. Cela ne durera pas longtemps, mais en cet instant, ça me comble de joie et d’une chaleur que j’aime. Pas comme celle de l’été, mais la chaleur des sentiments. Si j’avais eu mon carnet, je l’aurais dessinée.

— Prends une photo avec ton téléphone, me fait la voix de Merina dans ma tête.

Je souris et essaie tant bien que mal avec mon poignet douloureux d’apporter ce moment de béatitude aux deux femmes de ma vie. N’est-ce pas cela mon rôle de père et d’époux ? Offrir de la joie et de l’amour, même avec peu de choses.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
charleaute.c
Posté le 19/11/2020
Tiyphe,
Quelle poésie. J'ai été embarquée par ces descriptions.
J'aime beaucoup l'atmosphère qui se dégage de ce récit.
Je ne sais pas combien de temps sa rédaction a nécessité mais le rendu est très qualitatif.
Merci pour ce partage.
tiyphe
Posté le 19/11/2020
Olala je suis touchée par ce que tu me dis T_T <3
Je suis très heureuse de voir l'effet que ce texte peut faire ! Je l'ai écris en une soirée avec de l'inspiration ahah comme quoi des fois ça va vite :D
Un immense merci ! <3
Makara
Posté le 15/11/2020
Ohhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh c'était trop beau <3
C'est un texte magnifique <3
Pourquoi tu l'as pas mis en ligne plus tôt ? Je l'aurais nominé aux histoire d'or pour le format court!!! snif snif.
Franchement, tu peux être fière de ce texte ! Quand je me rappelle de ton écriture entre la première histoire que j'ai lue de toi et celui-ci, c'est dingue comme tu as progressé !!! Toutes les images sont magnifiques ! On se croirait dans la forêt, en compagnie de cet homme tellement adorable <3 ! Le texte est super touchant et hyper bien écrit !
CHAPEAU ! Je suis fan <3
tiyphe
Posté le 15/11/2020
"Pourquoi tu l'as pas mis en ligne plus tôt ?" -> Parce que je l'ai écrit seulement hier mdr et j'ai eu l'idée jeudi ou vendredi dernier je crois ^^
Mais c'est super gentil que tu y penses pour les HO :3 ça me touche !

C'est trop gentil tout ce que tu me dis TwT !!
Merci beaucoup beaucoup beaucoup ! <3
Vous lisez