Départ forcé

La vallée des sept collines se peuplait de villages de fermiers. Les petits bourgs se trouvaient entourés de modestes clôtures de bois, prêtes à s’arracher dès que le vent soufflait d’un peu méchante humeur.

La vallée devait son nom aux sept monticules qui l’encerclaient. Les anciens racontaient que des géants étaient venus y banqueter, s'étaient allongés sur le dos, repus, et ne s'étaient jamais relevés. Leurs jambes s’étaient lentement recouvertes de terre, graviers et herbes, pour former les collines encore visibles aujourd’hui. Les jeunes ne croyaient plus à ces vieilles histoires, partant du principe que tout le monde, ou presque, avait deux jambes, et qu’en conséquence, la vallée devrait compter huit collines. Un passage entre les deux collines de l’Ouest laissait pourtant passer la Grande Route, là où un huitième relief aurait enfermé le petit peuple de la vallée.

Çà et là, des brebis paissaient et des fermiers s'activaient autour de leurs récoltes. Les villageois tiraient leurs ressources de la terre fertile, qui permettait l’agriculture, l’élevage, et par extension, l’artisanat. À l’ombre des collines, Glen Arvel, comme les anciens appelaient la vallée, ne souffrait pas de l’été suffocant qui ralentissait le reste du pays.

En ce matin paisible, la poussière de la Grande Route fut soulevée par la cavalcade, qui descendaient la pente douce menant au cœur de la vallée. Les cavaliers traversèrent le village de Nanth sans ralentir, obligeant les quelques badauds présents à s’écarter précipitamment. Ils poursuivirent leur course en vue du second village.

L’air frais fouettait les joues du capitaine de la garde. Ses hommes et lui parcouraient cette partie du pays pour la première fois. L’homme toisa la poignée de paysans engoncés dans leurs vêtements en peaux de mouton. Il n’y avait vraiment pas grand-chose à craindre. L’adrénaline courait dans ses veines tandis que sa monture avalait la distance qui le séparait de l’objectif de sa mission. Les premières maisons s'égrenèrent sur le bord de la route. Les cavaliers passèrent au trot, observant les habitations. Les paysans sortaient des têtes curieuses par leurs portes.

Le capitaine se renseigna auprès d’un vieillard, occupé à solidifier une paire de sabots. L’homme lui indiqua une maison solitaire, proche de la sortie du village. Le militaire mit pied à terre et mena sa monture par la bride jusqu’à la bicoque. Une vieille femme de petite taille sortit sur le seuil, faisant face au visiteur. Elle barra le chemin de l’enfant qui se dévissait le cou derrière elle pour voir les nouveaux venus.

Le capitaine s’approcha de la vieille femme, suivi par deux soldats, en retrait, la main sur le pommeau de leurs épées.

— Sur ordre du roi, vous et l’enfant devez nous suivre, ordonna le gradé.

— Pourquoi cela ? demanda posément la vieille.

— Tu le sais très bien magicienne, ta sournoise lignée n’est pas tolérée sur les terres du roi.

L’homme s’approchait dangereusement.

— Emmenez-moi si vous le voulez, la petite ne possède aucun don.

L’aînée restait imperturbable.

— Tu ne la protégeras pas avec tes mensonges, pousse-toi de là ! gronda le militaire en tentant d’atteindre l’enfant.

L’aïeule ne bougea pas d’un pouce, fixant l’homme cuirassé droit dans les yeux. Malgré sa petite taille, il émanait d’elle une aura qui aurait fait reculer le soldat le plus endurci.

— Attrapez la gamine ! commanda le capitaine de l’escouade en chancelant.

Les hommes s’exécutèrent.

— Pas un pas de plus ! articula la vieille dame, les dents serrées.

Le capitaine tomba à genoux et se mit à geindre, les mains sur les oreilles, comme pour se protéger de voix dans sa tête. À deux pas de l’aïeule, il tentait de toutes ses forces de résister à l’affliction qui le secouait de sanglots. Les hommes d’armes échangèrent un regard surpris, mais continuèrent à avancer. L’attention de la magicienne se porta sur eux. Les gardes se retrouvèrent cloués au sol, incapables de bouger leurs jambes. Retrouvant une contenance, le gradé se jeta en avant. D’un geste vif, il tira sur les frêles chevilles de la vieille, qui bascula en arrière. Les soldats retrouvèrent l’usage de leurs membres et s’emparèrent rapidement de l’enfant agenouillée auprès de la grand-mère. La petite se mit à se débattre en hurlant, cambrant son maigre corps pour échapper à ses ravisseurs. Ils la maîtrisèrent avec brusquerie. La vieille se releva, prête à en découdre.

— Je te conseille de te calmer ! menaça le capitaine en portant sa dague contre la carotide de la fillette, paralysée de peur.

La vieille sembla hésiter un instant. Le militaire appuya sa lame sur le cou de la petite, qui couina. La doyenne leva les mains en signe de reddition.

— Je ne veux pas d’ennuis, endors là ! aboya le capitaine. Qu’elle ne me cause pas de problème, ou je lui ferai connaître le goût de l’acier.

L’aïeule regarda la fillette avec intensité, sa tête bascula en avant, inerte. Un des cavaliers la chargea en travers de l’encolure de son cheval. Il tira sa propre dague de sa ceinture et la garda en main.

Le capitaine saisit la vieille par l’épaule de sa tunique et approcha d’elle son visage encore trempé de larmes :

— Si je ressens la moindre bizarrerie, le moindre étourdissement, je la fais découper en petits morceaux. C’est bien compris ?

La vieille acquiesça. Elle se laissa lier les mains, les pieds, et bander les yeux. Deux soldats fouillèrent la masure et fourrèrent quelques objets trouvés dans leurs sacoches de selle.

L’altercation avait alerté les habitants. Les enfants étaient allés quérir l’ancien et le chef du village, un homme bon et robuste, les mains rugueuses à force de manier la faucille et la pioche. Il se plaça sur la route, barrant le passage des chevaux.

— Hé là, cavaliers ! Que signifie cette arrestation. La grand-mère est une femme respectable, elle n’a jamais créé d’ennuis, et sa petite est bien élevée.

— Ne te mêle pas de ça, villageois. C’est la volonté du roi !

Le capitaine lui tendit l’ordre d’arrestation, que le chef passa à l’ancien, lettré.

— D’après informations vérifiées, ces deux personnes sont désignées comme magiciennes de la pire lignée. Elles doivent être arrêtées et conduites à Ernim, pour y être interrogées et enfermées sous bonne garde, lu l’ancien de sa voix chevrotante.

Un silence pesant suivit sa lecture.

Le chef du village tenta une nouvelle fois de sauver ses ouailles :

— Informations vérifiées ? Quelles preuves concrètes avez-vous de leur culpabilité ? Elles n’ont jamais pratiqué la magie ici.

— Elle vient de nous les donner, les preuves !

Le capitaine pointa la vieille d’un doigt accusateur.

— Elle est entrée dans nos têtes ! Nous a manipulé ! C’est là gage suffisant de sa culpabilité !

Un frisson parcourut l’homme d’armes massif. Il sembla perdu un instant dans le souvenir de ce ressenti.

— Assez discuté ! Évacuez la Grande Route, c’est un ordre !

Il cabra son cheval, faisant reculer le chef et l’ancien. Les montures s’élancèrent entre les fragiles maisons. Les villageois furent contraints de quitter la piste sous peine d’être durement piétinés.

Couchée en travers de la croupe de l’équidé, pieds et poings liés, un bandeau sur les yeux, la vieille ne pouvait voir la tête de la fillette bringuebalée par les cahots de la route. Ses vieux membres malmenés par sa position inconfortable la faisaient souffrir.

Dans ce pays, la Grande Route était la seule piste fiable et praticable d’un bout à l’autre. Elle menait de la capitale aux principales villes du territoire et était surveillée par des postes de gardes. Aussi, la vieille se douta de l’itinéraire qu’emprunteraient les soldats pour arriver à Ernim. Elle décida de garder ses forces jusqu’au moment propice.

Les chevaux débouchèrent d’entre les collines. De part et d’autre de la route, on pouvait admirer les champs de feuilles à abeilles, mer de fleurs où butinaient des milliers d’ouvrières. Les horticulteurs s’activaient sous leurs chapeaux de paille, serpette à la main. Ils vendraient leurs récoltes colorées aux grands parfumeurs d’Ernim et aux herboristes de Xylia.

Contrairement aux habitants pauvres de la vallée des sept collines, les horticulteurs des champs de feuilles à abeilles vivaient convenablement. Ils ne se rassemblaient pas en village, chacun possédant une villa en bordure de sa parcelle de fleurs. Le travail s’effectuait en famille. Autrefois, ils avaient fait appel aux talents des magiciens jaunes pour mettre au point un système d’irrigation performant. Dans cette vaste plaine, la pluie pouvait se révéler rare durant la saison chaude. La réserve d’eau la plus proche se trouvait au nord, au lac de Beauchêne. À l’époque, les magiciens verts étaient également les bienvenus. Ils veillaient sur le développement des plantes et leur présence attirait de nombreux insectes pollinisateurs.

La grand-mère ruminait cette pensée alors que les chevaux s’approchaient des façades escarpées des Ald. Loin de la fraîcheur de la vallée, la traversée des champs de feuilles à abeilles s’était faite sous un soleil brûlant. Les montures écumaient, tandis que les soldats rôtissaient dans leurs cuirasses. Une halte fut décidée aux pieds des montagnes.

Les Ald n’étaient guère peuplées. Ces petites montagnes se composaient de rochers pointus, qui déchiquetaient les malheureux tentant de les escalader. On eût dit des chardons sculptés dans la roche, déployant de multiples pics tranchants. Une faune et une flore rares s’épanouissaient là en toute quiétude. Les hommes du pays de Méromaï ne s’aventuraient jamais au-delà des Ald, et personne n’en venait jamais non plus.

Les hommes emmenèrent les chevaux boire dans le torrent frémissant. Le capitaine mouilla un linge et s’en épongea le front et le cou. Il hésita, puis retrempa le tissu dans l’eau et déposa le linge frais dans le cou de la petite fille endormie. La vieille soupira imperceptiblement. La pitié était un sentiment aisé à insuffler à un homme sans qu’il s’en rende compte.

Les soldats partagèrent leurs provisions, puis levèrent rapidement le camp et reprirent leur route. En fin d’après-midi, ils aperçurent Xylia. La ville se dressait sur le côté de la route opposé à la forêt d’Amarande.

Le capitaine hésitait. Dormir en ville pourrait attirer l’attention sur les prisonnières. Une fillette et une aïeule ainsi ligotées ne manqueraient pas d’interloquer les badauds. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était la proximité que les habitants de Xylia conservaient avec la magie verte. Elle faisait partie des cités du pays les plus réticentes à cesser tout contact avec les magiciens. Les xyliens continuaient à faire des offrandes aux sanctuaires de la forêt. Certains impertinents retournaient même au temple dernièrement. Le roi avait réagi promptement, se montrant ferme avec la population. La menace de brûler la forêt avait suffi à contenir l’insolence des habitants. Pourtant, le capitaine se doutait que de nombreux partisans des magiciens se trouvaient dans ces murs, certains pratiquants sans doute la magie eux-mêmes. Il décida de ne pas prendre de risque et fit monter un bivouac du côté de la Grande Route que ne bordait pas la forêt. Les chevaux furent attachés aux arbres et les cavaliers traversèrent la route, chargés de leurs sacoches qu’ils déposèrent sur l’herbe.

Comme tous les hommes de la capitale, le capitaine éprouvait une méfiance totale à l’égard du monde des bois. Il n’y entrerait que s’il recevait l’ordre de débarrasser le pays des créatures sournoises qu’elle abritait. Ebur ne l’aurait jamais avoué devant ses soldats, mais la forêt l’effrayait. Enfant, on le terrorisait avec des histoires de loups géants et de sinistres magiciens jouant de vilains tours aux enfants désobéissants. Il avait depuis une sainte horreur des sous-bois obscurs, sentant perpétuellement dans son dos les pupilles malicieuses de quelques êtres chafouins. Il regarda la haute silhouette des arbres et en eut la chair de poule. Il ne fermerait pas l’œil de la nuit.

Ebur ordonna que plusieurs feux soient allumés. Des tours de garde s’organisèrent, tandis qu’un patrouilleur solitaire ferait le tour du périmètre. Résolu à ne pas dormir, le capitaine s’accroupit près de la vieille femme. On l’avait allongée sur l’herbe, toujours entravée de ses cordes et de son bandeau.

— Madame, je vous souhaite une bonne nuit.

Il hésita, serra les mâchoires et finit par lâcher :

— Je consens à donner à boire à la gamine si vous continuez à vous tenir tranquille.

La grand-mère opina du chef. Le capitaine récupéra sa gourde et hissa la petite fille sur son épaule. Il revint près de la vieille et déposa son fardeau sur le sol.

— Voilà comment ça va se passer. La demoiselle reste sous ma protection cette nuit. Si un seul instant j’ai les paupières un peu trop lourdes, je m’en sers de bûche pour le feu, vu ?

La vieille acquiesça de nouveau.

La nuit tomba sur le pays. La lune resta masquée par les nuages, annonçant un temps voilé le lendemain.

Le capitaine regardait les flammes du feu de camp danser. Il arracha machinalement une fleur qui se trouvait là et la jeta dans le brasier. La fragrance lui chatouilla le nez. Ebur reporta son attention sur la petite silhouette allongée dans l’herbe, contre ses jambes. Son profil contrastait avec la silhouette bien portante des enfants de la capitale. Leurs joues rebondies témoignaient de la prospérité du royaume. Il pouvait certainement briser les jambes de la gamine à mains nues. Il ressentit comme un pincement au cœur. Elle paraissait si fragile, si inoffensive dans son vêtement de laine défraîchi. L’Histoire pourtant avait prouvé aux hommes qu’on ne pouvait faire confiance aux magiciens, eux qui se considéraient bien plus grands et éclairés que les pauvres hères n’ayant pas été touchés par le don de la magie. Si leur race se multipliait de nouveau, ils réduiraient les simples hommes en esclavage.

Le craquement d’une brindille se brisant sous un pied le sortit de ses réflexions. L’un des soldats revenait de sa ronde et s’assit lourdement près du feu. Un autre se leva et entama le tour du périmètre.

Des insectes nocturnes bourdonnaient autour du campement, le capitaine en chassa un de devant son visage. Il cueillit de nouveau une fleur et l’examina attentivement. Il ne lui semblait pas avoir vu ces coquelicots bleus quand il avait choisi l’emplacement du bivouac. Il jeta celui qu’il tenait dans le feu. La fleur se consuma en dégageant une odeur puissante, qui lui titilla les narines. Ebur éternua, imité par d’autres. Il parcourut le campement du regard. Les militaires étaient tous assis au milieu de fleurs fermées, aux pétales bleu profond. Le gradé fronça les sourcils. Un nouvel insecte passa devant lui. Il se saisit d’un des innombrables coquelicots et força la corolle à s’ouvrir. Un pollen argenté s’attacha à son gant. Il porta la fleur à son nez et respira son parfum. La tête lui tourna violemment.

Une brise estivale balaya la nuit. Les nuages dans le ciel avancèrent, révélant l’éclat de la lune. Les dizaines de coquelicots s’ouvrirent sous l’éclat de l’astre de la nuit. Un nuage de pollen argenté engloutit le campement. Les soldats se mirent à tousser et tentèrent de rassembler leurs esprits, ainsi que leurs affaires. En moins d’une minute, ils s’écroulèrent, profondément endormis, les uns après les autres.

Le capitaine rampa vers la vieille, une main obstruant son nez et sa bouche. Il prit une grande inspiration et porta la main à son épée. Il releva le buste, propulsant son visage au milieu des particules de pollen. Il tira sur la lame, mais déjà ses yeux se fermaient. Son menton retomba sur l’herbe grasse.

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Ella Palace
Posté le 22/06/2021
C'est un joli chapitre que tu nous proposes. Ta plume est alerte, fluide et poétique. On comprend la volonté du roi d'anéantir toute tentative de magie, la peur des hommes sans don de se voir réduits à l'esclavage. Jolies descriptions également des lieux.

Petites remarques et réflexions:

- "... d'un peu méchante humeur", ce n'est pas très esthétique. Peut-être "de mauvaise humeur", plus simplement?
- "... un passage... laissait passer...", redondance un peu lourde.
- enlever la virgule après "cavalcade de chevaux"
- quand tu dis que le soldat éprouvait de l'affliction qui le secouait de sanglots, de quoi parles-tu exactement? Quand il tombe au sol, on a l'impression qu'il éprouve une douleur physique, que des voix lui font mal à la tête. Or, tu sembles parler d'une peine psychique en utilisant le terme "affliction". Est-ce bien l'idée exprimée?
- "ou je lui ferais connaître...", enlever le s car c'est un futur
- "certains pratiquants la magie", enlever le s à pratiquant
- " son profil contrastait", pas constrastait

A bientôt
Ella
Livia Tournois
Posté le 22/06/2021
Merci beaucoup pour ta lecture attentive. Je me suis efforcée de corriger au mieux, il serait plus pratique que les correcteurs puissent mettre des annotations directement dans le texte... J'espère que la suite te plaira !
OigreJu07
Posté le 20/06/2021
J'ai trouvé ce chapitre à nouveau merveilleux ! Tu décris remarquablement bien, les dialogues sont également très bien rédigés et l'histoire en somme est fascinante.
J'ai vraiment hâte de connaître la suite !
Livia Tournois
Posté le 21/06/2021
J'ai pu le retravailler grâce à de précieux conseils sur d'autres textes, notamment sur les dialogues afin de les alléger. C'est chouette si cela fonctionne !
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