Déductions

Victoria allait en grande hâte dans les rues de Lakeland ce jour-là. Elle était tourmentée et n'avait pas fermé l'œil de la nuit tant ses pensées se brouillaient et s'entrechoquaient. Elle n'avait qu'une seule personne à qui elle pouvait en parler.

Elle s'arrêta devant l'entrée d'une habitation du centre-ville. La porte, en chêne massif, comportaient des gravures diverses, certaines faisant allusion au calendrier latin. Au centre de celle-ci, une poignée ronde en métal noir était surplombée par une plaque dorée sur laquelle était écrit un nom en lettres capitales : « ROBERTS ».

Victoria déglutit d'appréhension puis frappa trois fois à la porte.

Quelques instants plus tard, elle entendit l'opercule du judas s'ouvrir, avant que l'épais battant n'en fasse de même. Dans l'encadrement se trouvait la silhouette du professeur Douglas, dont l'expression était à mi-chemin entre l'amusement et l'étonnement.

— Bonjour mademoiselle Renver, dit-il en souriant, je vous manque déjà depuis la fin de vos cours universitaires ? Ou bien avez-vous décidé de ne pas me laisser jouir de mon temps libre ?

L'humour parfois caustique de Douglas Roberts n'aida pas Victoria à se sentir confiante. Celle-ci resta quelques secondes sans répondre avant de se reprendre.

— Bonjour professeur... Excusez-moi de vous déranger et de venir de manière inopportune, mais j'ai quelque chose à vous dire, de très important et confidentiel.

Le sourire de Douglas s'effaça et ses yeux gris se plissèrent. De toute évidence, cela avait piqué sa curiosité. Il s'écarta du seuil et invita la jeune chercheuse à entrer.

Victoria s'avança dans le vestibule, tout fait de matériaux boisés et vernis. Seuls des murs de couleur vert sapin venaient parfois signifier leurs présences au milieu des diverses pièces de chênes, de hêtres et d'acajous. Le professeur l'invita à emprunter l'issue de gauche, qui menait au salon. Celui-ci était immense. Une grande bibliothèque ornait son côté le plus éloigné, remplie de livres à reliures rouges, vertes, bleues et vermeils, dont certains étaient très vieux. Une mappemonde dans le style des temps modernes paradait au pied de cette gigantesque structure littéraire. Sur les murs trônaient des tableaux représentant plusieurs doctorants du XIXème siècle, leurs noms étant affichés sous leurs portraits. Victoria ne put s'empêcher de remarquer que l'un d'entre eux portait le même nom que le professeur Douglas.

Elle s'assit dans une chaise rembourrée ancienne, Roberts prenant son fauteuil favori à côté de la cheminée, bien qu'elle fût éteinte en cette saison.

— Je vous écoute mademoiselle Renver, qu'y-a-t-il donc de si important ?

— C'est compliqué à expliquer... Mais...imaginez que quelqu'un se serve de ses compétences scientifiques pour faire quelque chose de contraire au bien.

— A l'éthique Victoria, corrigea le professeur. J'imagine qu'une personne aussi brillante que vous n'a pas déjà oublié ce dont j'ai parlé à ma cérémonie de départ.

— C'était un cours magistral professeur Douglas, le dernier certes, mais cela n'avait rien d'une cérémonie, tenta d'éluder Victoria.

— J'ai juste choisi de le voir ainsi, rien ne vous empêche de concevoir cela autrement. Par contre, je n'ai plus le titre d'enseignant à l'université de Lakeland, vous pouvez donc arrêter de me donner du « professeur ». Mais reprenons, vous disiez que monsieur Slart utilisait ses capacités à mauvais escient...

Victoria devint blême. Elle qui devait être discrète, quelle idiote ! Comment savait-il ?

— Votre teint m'indique que j'ai vu juste, continua le vieil homme, voyez-vous, mademoiselle Renver, j'ai également quelques compétences de psychologie dans mon bagage et je sais pertinemment, au bout des longues années où je vous ai instruite dans ma classe, que vous ne fréquentiez que monsieur Slart. Le reste n'est que de la déduction on-ne-peut plus basique, comment pourriez-vous être au courant de quelques chose n'émanant pas de Jeffrey ? J'ajouterai également que cette déduction en émane une autre : Jeffrey est donc le vigilant obscur qui parcourt de nuit le labyrinthe de notre ville.

La chercheuse ne put opposer qu'un long silence, qui trahissait une vérité pourtant bien loquace. Douglas se remit à sourire.

— Enfin tout cela ne sont que des allégations n'est-ce pas ? Je n'étais sûr de rien avant votre réaction, ou, devais-je dire, votre absence de réaction. En tant que future grande chercheuse, il va falloir apprendre à protéger vos secrets mieux que ça, mademoiselle Renver.

— Il m'inquiète monsieur Roberts, put enfin articuler Victoria. Il a changé depuis qu'il a commencé à s'injecter cette substance. Il avait toujours été quelqu'un de gentil, d'avenant, incapable ne serait-ce que d'en vouloir à quelqu'un, encore moins lui faire du mal volontairement. Aujourd'hui il est froid, blessant, détaché et absent. Je ne le reconnais plus...

Douglas se frotta le menton, perdu dans ses pensées.

— Il a donc obtenu ces effets en synthétisant un nouveau produit, stupéfiant...

Le professeur retraité se gratta le menton, les yeux hagards.

— Et vous dites que cela l'a changé mentalement ? reprit-il, cela a donc dû se faire de manière progressive, s'il s'en est servi pour des actes héroïques...

Douglas Roberts se leva brusquement et chercha dans sa bibliothèque un ouvrage particulier, à la reliure rouge. Il se rassit ensuite, non sans avoir allumé sa vieille pipe en bois.

— Malheureusement, si ce que vous dites se trouve être exact, cela ne durera pas. J'ai moi-même été le témoin indirect du sentiment d'inutilité et du complexe d'infériorité dont monsieur Slart a été victime durant bien des années. D'un certain point de vue, il est possible que ce genre de personnes non-épargnés par l'abus des autres développe un sentiment de revanche, fit-il en lisant du doigt un passage de son livre.

— Je lui ai promis de rester discrète vis-à-vis de ça. Mais...devrions-nous aller voir la police ?

Douglas Roberts se mit à soupirer, songeur.

— Non. Vous étiez comme moi à l'allocution publique de notre maire. Jeffrey a dû irriter de nombreuses personnes haut placées, très haut placées même. Le genre de personnes qui ne se gêneraient pas pour réussir à mettre la main sur lui sans avoir recours à la police si vous voyez ce que je veux dire. En tant que proches de monsieur Slart, nous pourrions être mis en danger. Le commissaire Vermont est un homme droit mais il doit plus ou moins se plier à des autorités qu'il n'approuve pas forcément, il serait trop risqué de se confier à lui pour le moment.

— Que suggérez-vous que l'on fasse alors ? rétorqua Victoria pleine d'inquiétudes.

— Nous devons empêcher Jeffrey de nuire mais sans nous impliquer directement. Si ses, hum, aptitudes sont ce qu'elles semblent être, il ne sera pas si aisé de l'arrêter, mais viendra le moment où il fera une erreur. J'espère juste que ce sera quand les bonnes personnes seront là. Il faudrait alors que nous puissions étudier la substance qu'il a fabriquée, et trouver un antidote le cas échéant. S'il tombe entre les mains de la police, Derek Marlow ne pourra rien y faire. Je pourrai alors demander d'analyser ce fameux produit, conclut le professeur en fermant son ouvrage.

Victoria se maudit de ne pas avoir gardé cet injecteur ce soir-là. De toute façon Jeffrey l'avait remarqué, mais cela aurait rendu la tâche plus facile.

— Et si jamais il tombe entre... les griffes de Marlow ou de ses sbires ? risqua la jeune femme.

Ce fut au tour de Douglas Roberts de répondre silencieusement à cette question. N'entendant pas de réponse, Victoria se leva brusquement de sa chaise, submergée par la pression de l'implicite réponse.

— Je vous remercie monsieur Roberts, dit-elle d'une voix tremblante, navrée de vous avoir dérangé.

Lorsqu'elle fut sur le seuil, elle entendit le professeur retraité l'appeler.

— Je sais que c'est ardu Victoria, mais il ne faut jamais mêler la logique et les émotions dans nos décisions, surtout si celles-ci peuvent avoir de lourdes conséquences.

— Que sous-entendez-vous ?

— Dans les jours qui viennent, tâchez de ne pas trop faire transparaître que vous êtes amoureuse de Jeffrey Slart.

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robruelle
Posté le 07/10/2020
Hello !
Ha ! Je suis content, j'attendais le nouveau chapitre ! :)
J'aime bien le personnage du vieux prof, et j'aime bien la description que tu fais de sa maison. C'est comme ca je pense qu'on imagine l'intérieur de nos vieux prof "à l'ancienne" !
Il est perspicace le vieux Roberts, mais est ce qu'il ne s'implique pas un peu vite dans tout ce mer... bazar :) ? encore que ... c'est évidemment une situation intéressante pour un chercheur. (et peut être a-t-il des idées derrière la tête ? on le saura par la suite :) c'est un perso intéressant en tout cas)

Sinon sur la forme, pas grand chose à dire, peut être la phrase suivante où il y a deux fois le verbe "emaner"

" Le reste n'est que de la déduction on-ne-peut plus basique, comment pourriez-vous être au courant de quelques chose n'émanant pas de Jeffrey ? J'ajouterai également que cette déduction en émane une autre "

Il manque un "de" dans la 2eme phrase non ?
on émane de quelque chose je crois
j'aurais dit : "de cette déduction en émane ..."
mais je peux me tromper !

Hâte de lire la suite en tout cas :)
A bientôt
Kara Warren
Posté le 07/10/2020
Roh, que d'etourderies... C'est à croire que je ne me relis pas...

C'est un peu cliché certes, mais disons que, comme c'est un anglais, je me suis imaginé un style très "noble" peut être même un peu trop.

C'est pour lancer une sous-intrigue :p
Kara Warren
Posté le 07/10/2020
En tout cas merci pour ton commentaire comme toujours ^^ je passerais ce soir
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