Décembre 86

Par !Brune!

Le nez collé à la vitrine du buraliste, nous examinons l’éventail de stylographes déployé pompeusement sur la tablette de velours rouge, entre des briquets en argent et des montres à gousset. Je suis avec ma mère en ce bel après-midi où la neige a décidé de s’inviter à gros flocons vaporeux ; l’air vif rosit nos joues et transforme en petits nuages chaque parole que nous échangeons. Du bout de mes doigts gantés, je chasse le fantôme d’une larme et cherche au fond de mes poches le carré blanc d’un mouchoir en papier, mais maman est plus rapide que moi ; elle me tend un kleenex en souriant. Comme c’est bon de partager ces brefs instants de complicité où l’insouciance et la gaieté nous prennent à nouveau par la main !

Dans l’effervescence moutonneuse des rues, nous avons marché, bras dessus, bras dessous au rythme de la foule, nous amusant à débusquer derrière la mousse laineuse d’un cache-col ou le feutre épais d’un chapeau, un nez rougi par le froid, un regard brillant d’excitation. Sur la place de l’hôtel de ville où nous nous sommes arrêtées trônent un grand sapin et un vieux carrousel aux couleurs patinées ; enivrées par la ronde des chevaux de bois, des fillettes rient aux éclats tandis que montent à mes narines les arômes du vin chaud aux épices et des marrons grillés. Je sais que ma mère apprécie, elle aussi, ces moments suspendus qui lui font oublier la solitude des jours creusés d’ennui. À la fin de la journée, elle m’emmènera chez Framboise, un salon de thé situé dans un vieux quartier du centre et dans l’odeur de crêpes cousues de miel et de fleur d’oranger, nous bavarderons tranquillement, échangeant avec sérieux des propos futiles et légers comme des papiers de soie.

Pour l’heure, il s’agit de bien choisir le cadeau de Patrick, le nouveau prétendant de Marie, une de mes sœurs aînées. Au vu des relations extrêmement tendues qui existent entre elle et ma mère, la tâche n’est pas aisée. Maman veut à tout prix enterrer la hache de guerre et la peur du faux pas la paralyse ; voilà plus d’une heure que nous courons les boutiques à la recherche du présent idéal. Dans l’ordre, nous avons choisi puis abandonné successivement l’idée de l’écharpe en cachemire, la boîte de cigares, les charentaises moelleuses et la bouteille de whisky.

— Non, pas d’alcool. Je connais ta sœur. Elle n’apprécierait pas…

— Un livre alors !

— Tu crois ?

Nous en étions là de nos investigations, vaguement désespérées, lorsqu’en passant près du tabac j’eus une illumination.

— Maman, offre-lui un stylo !

— Vraiment ? Tu penses que ça lui conviendrait ?

— Pourquoi pas ?

— Dans quelle branche est-il déjà ?

— Il travaille dans le bâtiment.

Le regard hésitant qu’elle me jette me fait craindre le pire, mais je ne lui laisse pas le temps de changer d’avis et la pousse avec fermeté à l’intérieur de l’échoppe.

— Allez, maman ! On y va !

Deux jours plus tard, nous sommes tous réunis au salon, installés autour du feu qui crépite dans la cheminée de briques rouges. Malgré le manque d’entretien, je m’étonne toujours que le conduit ne refoule pas, car ma mère ne l’a pas fait ramoner depuis le décès de papa. Avant l’arrivée des convives, je m’assieds sur les pierres noircies par la cendre et contemple, fascinée, les mille et une ondulations des langues incandescentes, leurs évolutions éthérées dans le souffle changeant du bois qui se consume. Je reste jusqu’à ce que la chaleur des flammes me pique le visage et que je sente, à travers mes vêtements, leur caresse brûlante. Alors, je m’éloigne à regret, saisie par le froid qui m’enveloppe tel un châle de glace qu’on aurait posé sur mes épaules.

Après l’apéritif, nous dînerons dans la salle à manger, condamnée, d’ordinaire, à l’obscurité. C’est une pièce de la maison que j’apprécie particulièrement ; j’aime son parquet ciré, sa grande table en chêne et le doux velours de ses murs tapissés. J’aime encore le carré de pelouse orné de chèvrefeuille sur lequel donnent les portes-fenêtres, enivrant rempart contre le voisinage. À l’approche des fêtes, ma mère se lève à l’aube pour préparer l’endroit ; par les baies grandes ouvertes, l’air du petit matin s’engouffre dans les tentures épaisses, pénètre les bois ternis, fait voler les nuées de poussière accumulée depuis des mois. Dans une rocambolesque armure de chiffons, ses mains de rose gantées, maman s’empare alors du domaine, balai et serpillière au poing. En quelques heures, le cuivre des casseroles retrouve son éclat chaleureux, le bois luit de plaisir dégageant un parfum où se mêlent la cire et l’essence de térébenthine. Tapé, battu, frappé à tour de bras, le drap lourd des rideaux respire à nouveau sans entraves. Même l’œil noir du cerf, dont la tête accrochée au-dessus du grand buffet trône en majesté sur cet humble royaume, semble plus acéré après le passage de la folle ménagère.

Mais le talent de ma mère ne s’arrête pas au simple nettoyage, il s’affiche également dans l’art de la table. Ainsi, sur la nappe de lin brodée, elle disposera en un savant ordonnancement le service en porcelaine qu’elle garde habituellement au fond de son armoire. Viendront s’ajouter aux délicates assiettes, des verres en cristal ciselés comme des bijoux, arrogants sur leur pied haut, dressés comme des sentinelles devant un château fort. Puis l’argenterie entrera en scène, encadrant telles deux flèches métalliques la vaisselle immaculée. Enfin, peu de temps avant le début des festivités, maman apprêtera quelques fleurs de mimosas, qu’elle aura pris soin de mettre au frais tout l’après-midi afin de conserver intact leur bouquet. D’ailleurs, si Noël avait une odeur, ce serait celle-là. Ou bien celle du pain d’épice, qui dore doucement dans le four de la cuisine. Dansez cannelle, muscade, gingembre, entrez dans la ronde des saveurs, épousez l’or exquis des abeilles et offrez-vous, filles subtiles à mon palais gourmand ! Oui, maman sait parfois redonner de la couleur aux choses. Assise à ses côtés, je la regarde farcir les entrailles du malheureux chapon, fagoter délicatement les haricots dans les crépines de lard et je lui souris avec tendresse lorsque, ensemble, nous débarrassons les pudiques châtaignes de leur coque encore chaude. Dommage que ces moments soient devenus si rares…

Mes sœurs ont une nouvelle fois respecté la trêve de Noël en acceptant de venir passer les fêtes à la maison. Comme à l’accoutumée, Lucie est arrivée la dernière. Accompagnée de son mari et de leur fils, Titi, elle paraît très enthousiaste, trop peut-être… Lucie est sans conteste la plus belle de la famille, tout chez elle frôle la perfection. Seins fermes et ronds, taille fine, hanches étroites. Figure d’ange au front court, à la bouche cerise joliment ourlée, aux grands yeux de noisette pailletée. On pourrait croire qu’un physique aussi charmant s’attache à une âme subtile, cependant mon aînée est tout le contraire : elle a le rire tonitruant et le verbe cru. Adolescente, grimée en mauvais garçon, elle s’amusait à choquer son monde, à jouer les mal élevés, surtout en présence de maman. Aujourd’hui encore on sent la rebelle sous le vernis de la jeune mère de famille ; son mariage et l’arrivée de Titi n’ont pas changé sa façon d’être, excessive, bruyante, « un peu vulgaire » dirait le clan des « M ». Le clan, c’est les triplées, nos aînées : Marie, Mathilde et Madeleine. Quinze mois seulement séparent le trio de Lucie et l’écart restreint entre les deux grossesses a traumatisé maman qui ne nous a rien épargné de son chemin de croix. Nous en connaissons le refrain par cœur : les journées harassantes, les nuits sans sommeil, les pleurs incessants des petites, « Sans compter que votre père n’a jamais levé le petit doigt pour m’aider ». À contrario, Ben et moi, nées beaucoup plus tard, avons eu la décence de mettre trois belles années entre nous afin de laisser respirer notre mère.

L’ambiance est détendue en ce début de soirée. Aucun commentaire désagréable n’est venu altérer les échanges et les convives semblent tous heureux d’être là, réunis au pied du sapin dont l’habit de lumière fascine mon neveu. Avec énergie, il joue à faire tourner les boules, tripote les guirlandes, abîme la parure que j’ai si laborieusement conçue dans l’après-midi. Sa mère tente à plusieurs reprises de le maîtriser avant de se résigner à le garder en otage, assis sur ses genoux. Acculé à l’immobilité, l’enfant s’agite comme un vermisseau entre ses bras ; il gémit et pleurniche tant que les conversations finissent par s’éteindre les unes derrière les autres. Nous laissons la crise se dérouler en silence, impassibles, stoïques. Qui osera intervenir ? Qui prendra le risque de briser la fragile concorde qui règne entre nous ce soir ? Je profite de l’incident pour enfiler le costume qui me sied le mieux : celui d’observatrice. Depuis longtemps, je me divertis en étudiant les réactions des gens de ma famille, aptitude certainement facilitée par mon tempérament secret et réservé. Invisible au milieu de tous, j’évalue le jeu des alliances et des rivalités, je surprends des confidences, capte des regards, interprète des silences comme en cet instant où tous les visages expriment le mécontentement. Je pense qu’aucune de mes sœurs ne dira, ce soir, les mots qui blessent, mais il suffirait d’un rien pour mettre le feu aux poudres.

Soudain, les cris de Titi se font plus aigus. Abandonnant les larmes et les rugissements de jeune lion, l’enfant pointe un index rose vers la porte au pied de laquelle attend Sa Majesté le chat. Celui-ci, digne, élégant, se contente de fixer d’un œil condescendant notre petite assemblée.

— À qui est ce matou ? interroge une de mes sœurs aînées.

— Je ne sais pas, il traîne dans le quartier.

— Il est bien gras !

— C’est parce que maman lui donne à manger.

En effet, ce quadrupède à l’oreille affûtée et au regard perçant explore notre maison depuis plusieurs mois en goujat superbe et indifférent. Son miaulement rauque ordonne plus qu’il quémande, mais nous ne saurions rien refuser à ce félin arrogant tant sa présence nous ravit. Même maman qui déteste tout ce qui est à poil le supporte avec bienveillance. Hypnotisés par le royal grippe-minaud, nous remarquons à peine Titi qui, échappant à la vigilance de Lucie, se rue sur le flegmatique animal ; comme s’il voulait narguer le bambin, celui-ci attend le dernier moment pour disparaître entraînant le petit dans son sillage. Chapeau bas le chat ! Avec grâce et panache, tu as, dans le même temps, réussi à évincer l’indésirable et nous éviter l’incident diplomatique.

Les conversations ont repris aussitôt, décontractées, presque chaleureuses. C’est étonnant quand on connaît les habitudes de la maison ! D’ordinaire, la prudence est de mise lorsque nos aînées nous rendent visite, car toute discussion engagée avec l’une d’elles peut dégénérer et transformer une innocente réunion de famille en bataille rangée. La spontanéité et la confiance sont bannies de nos rapports, remplacés depuis longtemps par une hésitation fébrile. Ces tensions, si elles existaient déjà du temps de papa, se sont renforcées avec sa disparition. Son décès n’a fait qu’exacerber des relations compliquées entre ma mère et ses premières-nées, créant une espèce de fracture aux contours plus ou moins nets : d’un côté les triplées, de l’autre maman. Entre les deux, Ben, Lucie et moi, prisonnières involontaires de ce no man’s land aux frontières variables, définies seulement par les sollicitations perverses de chacun des deux camps.

Mais, ce soir, tout va bien ; l’apéritif a donné le ton et c’est dans une atmosphère détendue et bon enfant que commence le dîner. Comme le veut la tradition familiale, chacun des invités a hérité d’un emplacement qui se dévalue au fur et à mesure que s’éloigne de la chaise maternelle. Patrick, nouveau venu, se voit décerner la place d’honneur à côté de la maîtresse de maison tandis que nos sœurs aînées et Julien occupent les suivantes. Bénédicte et moi sommes reléguées comme d’habitude en bout de table, mais je serais de mauvaise foi de dire que cela me dérange. Bien au contraire, cette position judicieuse me permet d’épier chacun en toute tranquillité. Cette année, cependant, je dois composer avec Ed et Titi. Maman n’a eu aucun remords à évincer le beau, mais insignifiant Édouard, l’éloignant d’autorité de l'endroit où elle siège en impératrice sublime et solennelle, fatiguée sans doute par ses causeries cosmétiques. Coincée près de lui, je l’entends chuchoter d’écœurantes sucreries à l’oreille de Ben ; j’en ai des haut-le-cœur ! Par chance, Titi s’agite comme un papillon volubile et me détourne fort opportunément de l’affligeant spectacle.

Le temps passe faisant défiler les mets en cortège ; grisée par le Champagne, j’abandonne peu à peu mon rôle d’observatrice et me laisse aller doucement à rêver. Par-dessus les conversations, je crois entendre les accords vertigineux d’un luth oriental. L’oud enchanteur m’emporte aussitôt vers des contrées magiques… Pudique et sensuelle sous mes voiles transparents, je suis Shéhérazade, l’ensorcelante conteuse qui dompte avec subtilité le plus cruel des sultans dont l’empire immense s’étend jusqu’en Inde, bien plus loin encore que le Gange…

— Tata, pipi !

… chaque nuit, allongée sur la couche impériale, drapée d’étoffes précieuses, je murmure à l’oreille de mon terrible époux une fascinante histoire qui le tient en haleine jusqu’au petit matin, l’empêchant d’accomplir ainsi son monstrueux projet…

— Tata, pipi !

… aujourd’hui encore, j’aurai sauvé ma tête. L’aube se lève enfin, pure et belle. Au loin, on entend le muezzin chanter la prière ; le maître s’est endormi…

— TATA !

Trop tard ! Quand je sors de ma rêverie, une flaque jaunâtre se déploie déjà en étoile sous la chaise de Titi et file rapidement entre les rainures étroites du plancher. Figé sur son tabouret comme une statue de sel, le regard inquiet, le gosse attend le verdict, ses petites mains potelées agrippées à la table. Je ne peux m’empêcher de sourire devant son air déconfit et lui décoche un clin d’œil amusé lorsque tout à coup une étonnante cacophonie résonne à nos oreilles :

— Ahhhhh ! Qu’est-ce que c’est !

— Titi a fait pipi !

— Quoi ?

— Pouah ! C’est dégoûtant…

— C’est pas vrai !

— Ce n’est rien. Ne le dispute pas Lucie, ce n’est pas de sa faute…

Dans un abracadabrantesque tohu-bohu, le pauvre Titi, effrayé et larmoyant, se trouve rapidement encerclé par cinq paires de jambes et de bras frénétiques, soulevé, secoué, emporté comme un fétu de paille loin du malencontreux délit tandis que des mains expertes s’affairent promptement à nettoyer la place. Nous ne sommes pas chez les fous, juste chez nous où tout appelle à la démesure, même la plus petite goutte de pisse.

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Gab B
Posté le 06/02/2023
Hello !

J'ai beaucoup aimé les 3 premiers paragraphes, ils m'ont rappelé la poésie qui m'avait tant plu au début du premier chapitre :) les premières idées de cadeau pour Patrick sont tellement clichés qu'elles en sont drôles ! Par contre, je n'ai pas très bien compris pourquoi l'idée d'un stylo enthousiasmait tant la narratrice (Claire, il me semble ?), c'est plutôt étonnant comme cadeau.
Je suis moins fan de toute la description de la déco de la table, même si ça reste très joli à lire.
Le passage sur les membres de la famille est très chouette. Je plains la pauvre mère qui a accouché de trois filles 15 mois seulement après la première ! Pas étonnant que sa vie soit devenue compliquée ^^
Je comprends l'idée derrière "avons eu la décence de mettre trois belles années entre nous afin de laisser respirer notre mère", je trouve ça un peu gros qu'elle s'en réjouisse comme si elle y était pour quelque chose... Ce n'est pas comme si elle avait elle-même choisi sa date de naissance, c'est plutôt ses parents qui se sont laissé du temps pour souffler... Je ne sais pas très bien comment expliquer mais je trouve son ton un peu condescendant et mal à propos sur le coup.
Elle parle ensuite de son rôle d'observatrice, et je trouve également que c'est celui qui lui va le mieux. En tout cas, mes moments préférés sont ceux où elle décrit ce qui l'entoure et les relations entre les gens. Les rapports ont d'ailleurs l'air assez complexes dans cette famille, je me demande s'il y a une origine à toutes ces tensions ou si c'est quelque chose de diffus qui s'est construit au fil du temps.
J'ai trouvé assez rigolotte sa rêverie des mille et une nuits ^^

Bref, j'ai bien aimé ce chapitre, un peu plus calme ! En revanche, je n'avais pas vraiment fait attention aux titres des chapitres avant et je viens donc de capter qu'on n'est qu'en décembre ; or il me semble me souvenir qu'elle veut repartir en italie pendant les vacances d'été. C'est dans longtemps, elle a le temps de changer d'avis trois fois haha

A bientôt :)
!Brune!
Posté le 23/02/2023
Coucou,
Désolée de te répondre si tard ; je n'avais pas vu que tu m'avais envoyé ce commentaire. Encore merci pour ce retour qui m'est très précieux. C'est vrai, les relations dans cette famille sont assez complexes, pour ne pas dire compliquées. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles Claire cherchera à fuir...mais je n'en dis pas plus ; je ne voudrais pas te spolier si tu souhaites poursuivre ta lecture.
à bientôt !
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