DE L’OMBRE À LA LUMIÈRE

Notes de l’auteur : Dixième chapitre

Deux ans ont passés comme un rêve. L’ombre a repris les choses en main. Maintenant, nous sommes quelqu’un de connu. Notre baston mémorable a fait la une des journaux et le milieu nous a rapidement pardonné notre petite incartade. Bien entendu on a eu quelques petits ennuis avec la justice, mais quel coup de pub ! Un mec avait même réussi à filmer une grande partie de la bagarre avec son portable et l’avait diffusé sur internet. La vidéo avait fait le buzz et contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre, nous étions devenus une sorte d’icône. On avait dû expliquer à plusieurs reprises les causes de cette folie passagère, on nous avait invité dans toutes les émissions télé et télé-réalité du moment, on nous voyait partout. Notre carrière avait littéralement décollé. Bienvenue dans un monde où l’on célèbre la bêtise, où l’on ovationne le self made man.

La pièce dans laquelle j’ai joué a fait un triomphe et j’ai été nominé. J’ai tourné trois films et j’ai reçu un César. Mais ce n’est pas moi qui ai accompli tout ce travail. C’est l’usurpateur. J’étais de moins en moins moi même. Est-ce que j’avais encore une existence ? Rien n’était moins sûr. La partie qui était enfouie en moi s’était exprimée pleinement grâce à l’ombre mais dans le même temps, cette dernière avait pris totalement le pouvoir et le contrôle. Je la suivais comme un toutou, tout esprit de révolte anéanti. J’avais bien parfois des moments de lucidité, où l’idée de me reprendre en main me traversait l’esprit, mais cela ne durait jamais très longtemps et tout espoir était tué dans l’œuf. L’arrogance de l’ombre m’avait permis de réussir dans ma vie professionnelle, mais elle avait bousillé complètement ma vie affective. Je ne voyais plus mes parents, mes frangins, même ma sœur, avec qui j’étais si proche, ne m’adressait plus la parole. J’étais un étranger.

Dans les rares moments de lucidité où j’avais la sensation de me retrouver moi même, je n’envisageai qu’une seule issue. Mettre fin à l’hégémonie de ma geôlière, cette foutue copie carbone de moi-même, m’en séparer. Un choc électrique avait donné naissance à cette partie obscure de moi même et je savais confusément qu’un autre choc électrique y mettrait fin. Mais dans le processus, je risquai salement d’y laisser ma peau. Je ne m’étais jamais électrocuté. Enfin… jamais de façon délibérée. D’ailleurs, le terme est inexact, car l’électrocution signifie toujours la mort. Et je ne m’en voulais pas à ce point là. Il s’agissait ici plus d’électrisation, c’est à dire un passage de courant électrique au travers du corps sans entrainer le décès. Mais mis à part l’épisode du photomaton, je n’avais jamais subi un tel choc. J’avais bien déjà pris quelques châtaignes comme tout le monde. De plus en plus souvent d’ailleurs depuis que j’avais ces problèmes de conductivité. De mémoire, la première fois c’était une clôture dans un champ. Cela m’avait refilé une petite secousse, suffisante pour éloigner les chevaux s’ils s’approchaient un peu trop près de la barrière. Pas très agréable, mais rien de bien méchant. Mais le projet que j’avais en tête était beaucoup plus radical. Là, ce n’était pas une châtaigne, mais une forêt de châtaigniers. Le gros coup de jus. Mais comment faire ? Je n’allais pas me choper à pleine main une ligne à haute tension ? Je n’étais pas complètement abruti non plus, ni suicidaire. Prendre un bain et balancer un grille-pain dans la baignoire ne me semblait pas non plus une bonne idée. Mais il fallait que le choc soit conséquent, sinon il risquait de ne rien se produire. J’avais bien conscience que tout cela n’était pas très rationnel, ni scientifique. Mais il faut savoir qu’à ce stade de la réflexion, je n’étais pas la personne le plus rationnelle que l’on puisse trouver. J’étais en mode basique. Je devais subir un choc intense et dans la mesure du possible, non mortel. Je me voyais mal demander à quelqu’un comment faire pour s’électrocuter sagement sans compter le fait, qu’encore une fois, je n’étais pas totalement libre de mes mouvements et de mes actes et j’avais toutes les raisons de penser que si ma ténébreuse maîtresse se doutait un instant de mes projets, elle essaierait de s’y opposer fortement.

Les nombreuses heures que j’avais passé à me documenter pour instruire l’ombre n’avaient pas été vaines et j’en avais appris depuis beaucoup sur ce qui concernait les phénomènes électrostatiques. J’en étais arrivé à la conclusion que mon corps faisait office de conducteur. Il fallait que j’interrompe ce cycle, que je passe de conducteur à isolant. Je n’allais quand même pas me revêtir d’une combinaison en caoutchouc, et mis part le fait de me faire ressembler à un super héros gay tout droit sorti d’un album des « village people », je ne pensais pas que cela aurait un effet quelconque sur mon occupante. Le bois, le tissu ou la matière plastique étant aussi d’excellent isolants, je réfléchissais à la manière dont j’aurais pu les utiliser, mais finalement aucun de ses éléments ne semblait à même de pouvoir résoudre mon problème. Je voulais juste retrouver le cours de ma vie. Extirper mon démon, le renvoyer à l’âge des ténèbres. Mais s’il est une chose d’imaginer ce que l’on doit faire, il en est une autre de porter le plan à exécution. Et d’ailleurs quel plan ? Je ne savais toujours pas comment m’électriser. Je trouverai bien une solution le moment venu. C’est ce que je me disais. Je trouverai une solution. Et puis le moment est venu. Bon, ça ne s’est pas tout à fait déroulé comme je l’avais imaginé…

 

Tout commence par une lumière éblouissante. Un projecteur. Un autre aussi s’allume, puis un troisième. Des dizaines de projecteurs. Je suis projetée sur un mur. Ombre, je suis.

 

"Je suis sûre qu’il se trame quelque chose. Je le sens au plus profond de nous. Je dois être vigilante. A la moindre occasion il va revendiquer son existence. La dernière fois qu’il a agi, nous avons été privés de lumière pendant… un temps inquantifiable. Je dois me séparer de lui mais j’ai besoin de son corps. Comment faire ? J’ai lu quelque part que corps et esprit ne faisait qu’un. Mais je suis son esprit. Le suis-je vraiment ? Je n’ai besoin que du support. Comment le chasser de son corps ? Comment expulser ce « locataire » indésirable ? Il existe forcément un moyen. Il le faut ! Je trouverai. J’y passerai le « temps » qu’il faut mais j’y parviendrai. Mais pour l’instant, je dois chasser ces idées de mon esprit. J’ai un film à tourner aujourd’hui. Je dois me concentrer sur la scène. Une scène d’action avec de nombreuses cascades. J’ai l’impression de peser des tonnes. Je marche lentement au milieu des câbles. Le réalisateur me donne les dernières indications. Intérieur/extérieur nuit. Une course poursuite dans un hangar. Je dois courir derrière une voiture, tirer dans ses pneus et celle-ci, après avoir fait un tonneau va se scratcher contre un pilier. Tout est en place. La scène peut commencer.  On me fourni l’arme avec laquelle je vais tirer des balles à blanc. Action ! C’est le moment. Je cours derrière la voiture. Le conducteur fait une fausse manœuvre et la voiture vient percuter l’armoire de distribution. Tous les projecteurs s’éteignent en même temps."

 

J’émerge instantanément. Autour de moi, c’est le chaos. Une voiture fumante est encastrée dans une armoire électrique. Des câbles déchiquetés sortent du ventre de cette dernière. Je ne comprends pas tout de suite ce que je fais là et je mets un certain temps à apprécier la situation. J’erre au milieu du chaos, l’œil hagard. Des étincelles crépitent perçant la pénombre et un gros câble sectionné vient lécher la tôle de la voiture. J’entends des cris derrière moi m’enjoignant de ne toucher à rien. Toucher à quoi, je ne sais même pas où je suis et ce que je fous là ? Et puis soudain, un éclair de lucidité me traverse et je comprends. J’englobe la situation ; je perçois très nettement le câble, la voiture et l’association des deux. Je sais que c’est l’occasion que j’attends. Au milieu de la lumière vacillante des étincelles, je perçois mon ombre qui tente vainement de reprendre forme. Les contours tantôt nets, tantôt flous, elle ne parvient pas à prendre de la consistance. Je peux voir comme une sorte de détresse au fond de ses orbites sans vies. Elle sait ce que je m’apprête à faire. Elle crève de peur. Elle rugit au milieu des flammes. Je ferme les yeux et je pose la main sur le coffre de la voiture. Un cri d’horreur silencieux s’échappe de sa bouche d’ombre tandis qu’une douleur fulgurante et intense me traverse le corps de part en part. Je suis éjecté dix mètres en arrière, le souffle coupé.

Bordel je ne m’imaginais pas que ça soit aussi douloureux.

J’atterris comme une masse au milieu des câbles et je reste là, affalé tel un sac de viande. Mon corps fait des petits soubresauts comme un poisson qu’on aurait arraché à son élément vital et qui chercherait son souffle de vie.

 Le chef électro se précipite à mon chevet et entreprends de me faire un massage cardiaque. Je l’entends comme à travers du coton. Il parle d’urgence, de fibrillation ventriculaire. Je perçois un tas de personnes autour de moi, les contours sont flous et les voix se mélangent et forment un magma sonore. Je suis tendu, raide comme un piquet. Malgré mon état critique, une chose me paraît tout de suite évidente. Je suis bien moi. C’est moi qui suis allongé par terre au milieu du plateau avec toutes ces personnes qui s’affairent et qui paniquent. Ma sombre présence n’est plus. Elle a disparue. Je le sais, je le sens.

Je l’ai baisée !

J’ai gagné !

Il ne me reste plus qu’à survivre.

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Flou artistique…

Des sirènes de pompier. Elles se rapprochent. Quelqu’un me fait du bouche à bouche. J’espère que c’est Anne, la première assistante. Non, je sens une moustache. C’est Hervé, le chef op. Ne mets pas la langue, Hervé, s’il te plait ! On me soulève et on me pose sur un brancard. Bon allez, je laisse faire les professionnels. Je vais juste fermer un petit peu les yeux, histoire de me reposer. Je vais même les fermer complètement. Voilà, comme ça, c’est mieux. Je me sens bien. Je glisse sur un toboggan. Mais je glisse vers le haut. J’adore. Je glisse de plus en plus vite. Putain, ça c’est de la glissade ! Je lâche complètement prise. Je vais vite, très vite. Une vitesse supersonique.

Et boum !!!

Plan large…

Saut de carpe magistral ! Mes yeux s’ouvrent à moitié. Je distingue vaguement un type en blanc avec deux drôles de manettes dans les mains. Il les frotte l’une contre l’autre, les placent sur ma poitrine.

Boum !!!

Plan américain……

Saut de carpe, tous les nerfs tendus ! A chaque saut, les choses autour de moi se font plus précises.

BOUM !!!

Gros plan…

Troisième et dernier saut de carpe, je reviens totalement à moi.

Maintenant je suis dans une ambulance qui trace la route à fond la caisse. J’ai des brûlures sur la peau. Je ferme les yeux de nouveau.

Je ne sais pas pourquoi, mais ces mots de « Mathilde » de Mme. Cottin me reviennent en mémoire : « … son âme frissonne ; et, pour la première fois, s’ouvre à la frayeur de la mort… quand les longues ombres de la nuit descendent sur la terre et la peuple d’images fantastiques… »

J’ouvre les yeux de nouveau et j’ai un petit sentiment de panique. Une infirmière pose sa main sur mon bras et me sourit. Elle me dit que tout va bien se passer. Je la crois. Cette fois, je sens que je peux me laisser aller sans crainte. Je ferme les yeux.

Quand je vais les ouvrir à nouveau se sera sur un nouveau monde.

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