De la démocratie en Amérique, tome 1, Alexis de Tocqueville (partie 2)

Par Sabi
Notes de l’auteur : Suite de la partie 1.

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce que montre Alexis dans son ouvrage. Mais je n'ai ni l'envie ni la prétention de penser pouvoir toutes les énumérer. J'y vois cependant encore quelques points importants qui donnent un éclairage intéressant au système politique actuel.

Tout d'abord, vers la fin du tome 1 de son livre, Alexis nous explique une des raisons qui le poussent à écrire sur ce sujet. Il pense en effet que la démocratie est le seul système politique - loin d'être parfait, nous le verrons, même selon ses dires - qui puisse encore garantir la liberté des Français. Et son analyse à ce sujet est intéressante.

Il pointe du doigt qu'avant la Révolution de 89, certes, le pays était gouverné par un despote qui concentrait tous les pouvoirs et tous les droits, tandis que le reste du peuple ne possédait rien, à la merci de son bon vouloir. Cependant, le roi, tout despote qu'il était, ne pouvait pas se servir de sa toute-puissance envers son peuple à cause de l'amour et du respect que celui-ci lui portait. Le roi était ainsi apeuré à l'idée que ses sujets ne se mettent à le détester, et se limitait de lui-même dans l'exercice de sa souveraineté. Cela garantissait ainsi au peuple la liberté ; l'assurance que jamais le roi ne ferait peser sur eux le joug d'une tyrannie implacable.

Cependant, les événements de la Révolution ont rompu cet équilibre. Le roi est désormais source de haine et de mépris par le peuple. Le roi de son côté, n'ayant plus rien à perdre, n'a plus aucune limitation à s'imposer dans l'exercice de son pouvoir. On peut même dire que la peur de ses sujets peut le pousser à réprimer durement. Ainsi, aux yeux d'Alexis, la monarchie en France ne peut plus qu'être une tyrannie où le peuple est opprimé par son souverain, car la confiance est rompue entre le sujet et son roi.

La seule alternative permettant au peuple de retrouver la liberté ne peut être que la démocratie. Mais...

Dans son ouvrage, Alexis met en garde contre la tendance qu'a la démocratie à aller dans le sens de la majorité. Vous me direz que c'est logique. Oui, ça l'est, justement. Et c'est ça qui est ironiquement liberticide. La démocratie, au-delà de ce qu'elle veut dire, c'est-à-dire le pouvoir du (au) peuple, est surtout le pouvoir de la masse majoritaire. La majorité l'emporte, la minorité se taît. C'est la règle. Mais que se passe-t-il lorsque l'on pousse cette logique un peu plus loin ?

Alexis donne l'exemple de la guerre de 1812 entre les États-Unis et le Canada. À ce moment-là, la majorité chez les Américains voulaient la guerre. Mais il arrivait de rencontrer des journaux  contre la guerre, formant ainsi l'opinion minoritaire. Que croyez-vous qu'il est arrivé dans une ville américaine de l'époque ? Une foule de gens possédés par on ne sait quoi a brûlé les locaux d'un de ces journaux. La majorité a écrasé, réprimé, oppréssé la minorité.

C'est ce que Alexis appelle "la dictature de la majorité". 

En somme, Alexis met en garde contre le fait que si rien n'est fait pour contrebalancer la démocratie dans ses instincts naturels, elle dégénérera fatalement dans une dictature où la majorité ostracise et prive du droit de parole la minorité. Toute personne ayant une opinion minoritaire se voit prier de ne pas parler, de ne pas avoir droit à la parole. Il ne sera pas tué, ni jeté en prison. Aucun mal physique ne lui sera fait par le gouvernement. Mais il aura l'impression d'être un paria dans son propre pays : une prison à ciel ouvert.

Voila ce que Alexis craint dans la démocratie. Et le problème qui le travaille, qui l'angoisse est le suivant : maintenant que nous avons rompu l'équilibre ancien existant dans la monarchie, il faut impérativement trouver cet équilibre au sein de la démocratie qui empêche celle-ci de dégénérer, sinon, nous sommes tous condamnés à vivre dans un système répréssif et liberticide.

Il est particulièrement intéressant de voir dans l'oeuvre de Tocqueville poindre déjà les grands enjeux du XXe siècle : la prison de la dictature totalitaire, visible comme invisible. En lisant Alexis, j'ai eu l'impression de voir une introduction à 1984 ou au Meilleur des mondes.

On dit souvent que Dostoïevsky est un prophète qui a anticipé l'intégralité du XXe siècle russe à partir des seuls éléments de son temps. Je pense qu'il en va plus ou moins de même avec Tocqueville. Son inquiétude quant à la liberté du peuple français montre bien qu'il sentait venir les temps où les peuples auraient à faire ce choix : l'esclavage de tous au nom de la majorité, ou bien la liberté ?

 

Il y a des limites cependant à la réflexion d'Alexis. Tout d'abord, il ne pouvait pas anticiper les moyens de communication actuels dont nous disposons. Si je trouve qu'il fait une analyse très pointue et pertinente du système démocratique américain et du système aristocratique français, les garanties qu'il trouve à la démocratie sont biaisées par des moyens que la technologie rend possible et qu'il ne pouvait pas deviner à son époque.

Je fais référence notamment à la manipulation de l'opinion par les élites au pouvoir grâce aux médias de masse. Une telle pratique rend tout exercice de la démocratie une gigantesque farce, et je vous invite à lire La Zone du dehors de Alain Damasio où il en fait une analyse et une critique assez poussée.

Un autre point chez Alexis que je ne partage pas, c'est la croyance en le fait que jamais la planète n'a porté plus grande civilisation que la nôtre. Qu'il le croie n'est pas le problème. Il pense surtout je pense à la culture et à la philosophie produite par cette civilisation occidentale, ainsi que peut-être son mode de vie. Il est d'ailleurs très remuant de voir Alexis parler des autres races d'homme en Amérique (les natifs américains et les noirs). Tout d'abord parce que entendre les termes "race" fait aussitôt penser à une petite moustache en balai-brosse noire. Secondement, parce que s'il est clair qu'il croit que la culture "blanche" est supérieure à celle des noirs et des natifs américains, il reste tout aussi clairement défenseur de la liberté pour tous les hommes. Il s'horrifie de l'esclavage et s'inquiète des conséquences sociales tant pour les noirs que pour les blancs. Il s'inquiète tout autant du devenir des natifs américains dont il prédit l'extinction pure et dure au rythme qu'il observe à son époque. À ce sujet, il critique vertement le gouvernement américain de se faire parjure en spoliant les terres des tribus indiennes qu'il avait pourtant juré par traité avec lesdites tribus de la leur garantir à perpétuité. Donc, Alexis de Tocqueville, occidentophile cherchant à apporter les lumières de sa civilisation aux autres peuples ? Oui. Esclavagiste ? Pas le moins du monde.

Non, je pense juste que notre civilisation occidentale est au contraire l'une des plus retardées du globe sur beaucoup de plans. Nous avons certes la philosophie et la culture, mais au point d'être des cerveaux sans corps. Où sont nos corps ? Où sont les adultes qui s'ébatent dans le milieu naturel de notre espèce : les forêts, les montagnes, les plaines, les plages et les champs ? Qui adore vivre dans des endroits pollués où respirer devient parfois mortel ? Notre civilisation. Et je ne parle pas de la pollution, car à son époque il y en avait fort peu. Déjà de son temps, à Paris, on trouvait des gens à qui ça ne viendrait pas à l'idée d'aller se promener à la montagne, encore moins de la respecter comme un être vivant.

Bien entendu, notre culture a aussi produit de grandes lumières, cela va sans dire. Mais affirmer par exemple que les tribus d'Amérique ont une civilisation moins glorieuse que la nôtre est pour moi la preuve que la meilleure des civilisations entre elles deux, ce n'est pas la nôtre. Sinon, nous n'aurions pas besoin de l'affirmer. Ce serait juste un fait incontestable reconnu de tous.

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