« Tu verras, en école d’ingé’, c’est toujours pareil. Peu importe dans laquelle tu seras prise, tu vas rencontrer les mêmes genres de personnes, il va se passer les mêmes événements, les mêmes histoires, les mêmes embrouilles… »
Mon cousin avait fait deux écoles d’ingénieur·es différentes. Il avait fait sa prépa dans la première, puis avait changé pour le cycle ingé’, par un de ces tours de passe-passe dont lui seul avait le secret. Il était maintenant quasi diplômé, au dernier semestre de la dernière année, et il m’expliquait d’un ton blasé, appuyé nonchalamment sur le muret, que je n’avais aucune raison de me stresser pour ma future école. On était en juin, je venais de passer les oraux et j’attendais avec fébrilité mes résultats d’admission.
Ma mère nous appela depuis la porte-fenêtre du salon : « Daphnée, Paul, venez prendre le dessert ! » Paul écrasa sa cigarette dans un bégonia et nous rentrâmes dans la maison.
C’était un repas de famille, tranquille, avant les vacances d’été. J’étais trop contente que Paul soit là et qu’il réponde à mes questions. J’allais quand même passer trois ans dans une école inconnue, je ne sais où en France, sans connaître personne. Tout dépendait de mes résultats aux oraux. Ma mère était super fière de moi, sa seule fille. Entrer en école d’ingénieur·es alors que mes frères avaient tous fait des études de commerce, elle trouvait ça trop classe. J’osais pas lui dire que j’étais tétanisée en pensant à ce qui m’attendait dès les résultats : trouver un logement dans une ville où je ne connaissais personne, apprendre à tout faire seule, loin de ma famille et de mes amis. J'allais peut-être passer les trois prochaines années à Mulhouse, à Perpignan ou à Lille, aucun repère, tout à découvrir. Étant d'un naturel plutôt introverti, je sentais que ça allait être difficile.
Paul tendit son assiette pour avoir une part de charlotte aux fraises et se tourna vers moi : « Au début de l’année, tu as la semaine d’inté’. Il ne faut absolument pas que tu rates ça. C’est organisé par le Bureau Des Elèves, le BDE. Si tu veux t’intégrer et faire partie de celles qui vont compter, tu dois y être et tu dois te faire remarquer. Le principal à retenir si tu veux survivre, c’est que tu dois être assez bourrée pour être dans l’ambiance, mais pas trop pour le regretter. »
Il posa son assiette et fit une pause pour enfourner une cuillère de gâteau. Il me regardait tout en mâchant et il ajouta : « Tu sais que t’es comme ma sœur, mais je vais te donner un conseil : fais gaffe avec les gars, surtout quand ils sont bourrés ; encore plus quand toi tu l’es aussi. En vrai, il y a pas beaucoup de connards, mais quand t’es en soirée, tu sais pas sur qui tu vas tomber. »
J’avais déjà discuté des mecs avec d’autres filles de ma prépa. Certaines avaient carrément peur de partir en école d’ingé’, elles imaginaient des charos qui les harcèleraient H24. Tout le monde sait qu’en école d’ingé’, les filles, c’est aussi rare que de tomber sur une khôlle easy en prépa.
« C’est clair que le ratio filles/mecs doit être d’une pour dix donc même les moches elles se font draguer à un moment ou à un autre… sauf en école de chimie, là il y a trop de meufs, c’est le contraire quoi... » Paul se tut un instant, le temps de finir son dessert. Je résistais à l'envie de lui dire ce que je pensais de ce genre de considération misogyne.
Il reprit : « Après la semaine d’inté’, si tu y survis, ricana-t-il, tu auras le forum des associations. Tu verras tout ce qui se fait à l’école. Fais le tour des bureaux pour voir ce qu’ils proposent. En vrai, ils vont faire peut-être vingt pourcent de ce qu’ils annoncent, parce qu'il y aura des embrouilles ; certains laisseront tomber, parce qu'ils n'auront pas les financements pour faire certains projets...etc. A toi de bien les cerner dès le départ, si tu veux pas t’engager dans des projets qui ne vont aboutir nulle part… Par contre, tu vas te faire des potes comme jamais, et tu vas passer les meilleures années de ta scolarité. »
Paul louchait sur le plat, attendant de voir qui allait redemander une part, calculant qui, autour de la table, était susceptible de faire la même requête que lui, afin de visualiser l’épaisseur de la tranche de rab qu’il allait pouvoir s’enfiler. Je troublais ce moment de spéculation en lui demandant : « Est-ce qu’on peut faire partie de plusieurs assos ? J’aurais le temps de suivre les cours et de faire plusieurs choses à côté ? »
Paul faillit s’étouffer de rire : « Carrément ! Tu vas voir, c’est plus la prépa… Tu vas pouvoir faire plein de trucs à côté ! De toute façon, tu vas vite te rendre compte que les assos sont noyautées de l’intérieur par les BDE, BDA et BDS. En gros, tu retrouves les mêmes gens partout. »
Je l’interrompis : « Attends, c’est quoi le BDA et le BDS ? »
Il leva les yeux au ciel avec une mine exaspéré : « Le BDA c’est le bureau des animations et le BDS, le bureau des sports. Avec le BDE, c’est eux qui organisent tous les événements de l’école. Le BDE c’est le KGB quoi, ils ont des yeux partout, ils voient tout, ils savent tout. T’as même pas encore embrassé ton crush qu’ils sont déjà au courant. Deux secondes après, c’est partagée sur Snap’ : cent personnes reçoivent l’info que t’as pécho en même temps que toi sur ton tél... Remarque, c’est pratique quand t’es trop bourré pour te rappeler de ce que t’as fait en soirée. Ou pas, d’ailleurs », ajouta-t-il, songeur.
Je notais cette info précieusement dans un coin de ma tête et poursuivis : « Bon, alors, je choisis les assos qui me plaisent, je m’inscris et je profite, en évitant les embrouilles. Ça m’a pas l’air si compliqué.
- Ouais, laisse toi porter, profite des soirées, regarde les autres et apprends. Surtout si tu décides de lister.
- De quoi ?
- De lister. Vers février, mars, t’as déjà des groupes qui se sont formés entre premières années, en fonction des affinités. Tu t’es fait des potes, et les élections pour le changement des bureaux des BDE, BDA, BDS se profilent à l’horizon… Dans le plus grand secret, des premières années créent des listes de personnes, se choisissent un nom, un logo, une couleur, un thème... Ils font une vidéo de présentation qu’ils dévoilent à toute l’école en amphi et on enchaîne sur les campagnes… Là tu imagines les listes sont à bloc, on dirait les mecs de la Casa de Papel qui attendent dans la banque… Ils sont sur les nerfs, on ne sait plus qui est qui dans l’école, ils sont prêts à tout pour rallier des voix à leur liste. Ils organisent des défis de ouf, des soirées où ils sont prêts à tout pour se démarquer et remporter des voix. »
Paul était absorbé par son récit. J’en profitais pour tendre mon assiette à ma mère, chopant sous son nez la plus grosse des parts de gâteaux restantes. Il me lança un regard mi assassin, mi amusé : « Tu as toujours été très maligne. Je ne m’en fais pas vraiment pour toi. Je sens que tu vas carrément gérer en école d’ingé’ ! »
A la mi-septembre, alors que je franchissais l’entrée de mon école pour la première fois, cette dernière phrase me revint à l’esprit. Je soufflais un bon coup et je m’approchais de mon avenir. J’avais le pressentiment que ce qui m’attendait allait changer ma vie à jamais.
« Tu verras, en école d’ingé’, c’est toujours pareil. Peu importe dans laquelle tu seras prise, tu vas rencontrer les mêmes genres de personnes, il va se passer les mêmes événements, les mêmes histoires, les mêmes embrouilles… »
Mon cousin avait fait deux écoles d’ingénieur·es différentes. Il avait fait sa prépa dans la première, puis avait changé pour le cycle ingé’, par un de ces tours de passe-passe dont lui seul avait le secret. Il était maintenant quasi diplômé, au dernier semestre de la dernière année, et il m’expliquait d’un ton blasé, appuyé nonchalamment sur le muret, que je n’avais aucune raison de me stresser pour ma future école. On était en juin, je venais de passer les oraux et j’attendais avec fébrilité mes résultats d’admission.
Ma mère nous appela depuis la porte-fenêtre du salon : « Daphnée, Paul, venez prendre le dessert ! » Paul écrasa sa cigarette dans un bégonia et nous rentrâmes dans la maison.
C’était un repas de famille, tranquille, avant les vacances d’été. J’étais trop contente que Paul soit là et qu’il réponde à mes questions. J’allais quand même passer trois ans dans une école inconnue, je ne sais où en France, sans connaître personne. Tout dépendait de mes résultats aux oraux. Ma mère était super fière de moi, sa seule fille. Entrer en école d’ingénieur·es alors que mes frères avaient tous fait des études de commerce, elle trouvait ça trop classe. J’osais pas lui dire que j’étais tétanisée en pensant à ce qui m’attendait dès les résultats : trouver un logement dans une ville où je ne connaissais personne, apprendre à tout faire seule, loin de ma famille et de mes amis. J'allais peut-être passer les trois prochaines années à Mulhouse, à Perpignan ou à Lille, aucun repère, tout à découvrir. Étant d'un naturel plutôt introverti, je sentais que ça allait être difficile.
Paul tendit son assiette pour avoir une part de charlotte aux fraises et se tourna vers moi : « Au début de l’année, tu as la semaine d’inté’. Il ne faut absolument pas que tu rates ça. C’est organisé par le Bureau Des Elèves, le BDE. Si tu veux t’intégrer et faire partie de celles qui vont compter, tu dois y être et tu dois te faire remarquer. Le principal à retenir si tu veux survivre, c’est que tu dois être assez bourrée pour être dans l’ambiance, mais pas trop pour le regretter. »
Il posa son assiette et fit une pause pour enfourner une cuillère de gâteau. Il me regardait tout en mâchant et il ajouta : « Tu sais que t’es comme ma sœur, mais je vais te donner un conseil : fais gaffe avec les gars, surtout quand ils sont bourrés ; encore plus quand toi tu l’es aussi. En vrai, il y a pas beaucoup de connards, mais quand t’es en soirée, tu sais pas sur qui tu vas tomber. »
J’avais déjà discuté des mecs avec d’autres filles de ma prépa. Certaines avaient carrément peur de partir en école d’ingé’, elles imaginaient des charos qui les harcèleraient H24. Tout le monde sait qu’en école d’ingé’, les filles, c’est aussi rare que de tomber sur une khôlle easy en prépa.
« C’est clair que le ratio filles/mecs doit être d’une pour dix donc même les moches elles se font draguer à un moment ou à un autre… sauf en école de chimie, là il y a trop de meufs, c’est le contraire quoi... » Paul se tut un instant, le temps de finir son dessert. Je résistais à l'envie de lui dire ce que je pensais de ce genre de considération misogyne ; qui plus est en repensant au laideron qu’il nous avait ramené l’an dernier au même repas de famille.
Il reprit : « Après la semaine d’inté’, si tu y survis, ricana-t-il, tu auras le forum des associations. Tu verras tout ce qui se fait à l’école. Fais le tour des bureaux pour voir ce qu’ils proposent. En vrai, ils vont faire peut-être vingt pourcent de ce qu’ils annoncent, parce qu'il y aura des embrouilles ; certains laisseront tomber, parce qu'ils n'auront pas les financements pour faire certains projets...etc. A toi de bien les cerner dès le départ, si tu veux pas t’engager dans des projets qui ne vont aboutir nulle part… Par contre, tu vas te faire des potes comme jamais, et tu vas passer les meilleures années de ta scolarité. »
Paul louchait sur le plat, attendant de voir qui allait redemander une part, calculant qui, autour de la table, était susceptible de faire la même requête que lui, afin de visualiser l’épaisseur de la tranche de rab qu’il allait pouvoir s’enfiler. Je troublais ce moment de spéculation en lui demandant : « Est-ce qu’on peut faire partie de plusieurs assos ? J’aurais le temps de suivre les cours et de faire plusieurs choses à côté ? »
Paul faillit s’étouffer de rire : « Carrément ! Tu vas voir, c’est plus la prépa… Tu vas pouvoir faire plein de trucs à côté ! De toute façon, tu vas vite te rendre compte que les assos sont noyautées de l’intérieur par les BDE, BDA et BDS. En gros, tu retrouves les mêmes gens partout. »
Je l’interrompis : « Attends, c’est quoi le BDA et le BDS ? »
Il leva les yeux au ciel avec une mine exaspéré : « Le BDA c’est le bureau des animations et le BDS, le bureau des sports. Avec le BDE, c’est eux qui organisent tous les événements de l’école. Le BDE c’est le KGB quoi, ils ont des yeux partout, ils voient tout, ils savent tout. T’as même pas encore embrassé ton crush qu’ils sont déjà au courant. Deux secondes après, c’est partagée sur Snap’ : cent personnes reçoivent l’info que t’as pécho en même temps que toi sur ton tél... Remarque, c’est pratique quand t’es trop bourré pour te rappeler de ce que t’as fait en soirée. Ou pas, d’ailleurs », ajouta-t-il, songeur.
Je notais cette info précieusement dans un coin de ma tête et poursuivis : « Bon, alors, je choisis les assos qui me plaisent, je m’inscris et je profite, en évitant les embrouilles. Ça m’a pas l’air si compliqué.
- Ouais, laisse toi porter, profite des soirées, regarde les autres et apprends. Surtout si tu décides de lister.
- De quoi ?
- De lister. Vers février, mars, t’as déjà des groupes qui se sont formés entre premières années, en fonction des affinités. Tu t’es fait des potes, et les élections pour le changement des bureaux des BDE, BDA, BDS se profilent à l’horizon… Dans le plus grand secret, des premières années créent des listes de personnes, se choisissent un nom, un logo, une couleur, un thème... Ils font une vidéo de présentation qu’ils dévoilent à toute l’école en amphi et on enchaîne sur les campagnes… Là tu imagines les listes sont à bloc, on dirait les mecs de la Casa de Papel qui attendent dans la banque… Ils sont sur les nerfs, on ne sait plus qui est qui dans l’école, ils sont prêts à tout pour rallier des voix à leur liste. Ils organisent des défis de ouf, des soirées où ils sont prêts à tout pour se démarquer et remporter des voix. »
Paul était absorbé par son récit. J’en profitais pour tendre mon assiette à ma mère, chopant sous son nez la plus grosse des parts de gâteaux restantes. Il me lança un regard mi assassin, mi amusé : « Tu as toujours été très maligne. Je ne m’en fais pas vraiment pour toi. Je sens que tu vas carrément gérer en école d’ingé’ ! »
A la mi-septembre, alors que je franchissais l’entrée de mon école pour la première fois, cette dernière phrase me revint à l’esprit. Je soufflais un bon coup et je m’approchais de mon avenir. J’avais le pressentiment que ce qui m’attendait allait changer ma vie à jamais.
Sincèrement, j'ai lu le résumé et j'ai immédiatement eu envie de le lire, reste à voir comment vont évoluer les personnages, en tout cas, j'ai un bon présentiment ; )
Aaaah ça rappelle des souvenirs ! J'ai personnellement fait une école de commerce mais c'était exactement ça !
Le style utilisé se lit très bien, il est très fluide et vraiment en accord avec la période décrite dans ton récit.
Et j'apprécie beaucoup la taille de tes chapitres :)
Il y a juste cette phrase qui m'a un peu dérangée : "Je résistais à l'envie de lui dire ce que je pensais de ce genre de considération misogyne en repensant au laideron qu’il nous avait ramené l’an dernier" => elle juge que ce qu'il vient de dire est misogyne (ce qui est vrai) mais le contre-argument qu'elle utilise l'est tout autant à mon avis.
En tout cas je vais continuer à lire ton histoire :)
Si c'est volontaire alors au contraire ça peut être hyper intéressant ! Je file lire la suite ;)
J'ai hâte de lire la suite !
Intéressant début ! Quelques petites fautes d'ortho/conjugaison/grammaire qui se sont glissées ça et là mais sinon ça donne envie, le dialogue donne de la fluidité. Un peu cliché oui, mais les GE c'est très cliché :p
Je me demande ce que les autres lecteurs/lectrices ont pensé !