Dans la rue

Par Mansuz
Notes de l’auteur : Pour ceux qui n'aime pas lire sur l'ordinateur ou les tablettes, une version papier (améliorée et corrigée) est disponible à la vente.

https://www.thebookedition.com/fr/l-homme-a-la-hache-p-378183.html

Bonne lecture à tous. ;)

La cinquantaine, écrasé par le système et abandonné de tous, il vivait dans la rue depuis peu. Crasseux, poisseux et mal rasé, Victor avait honte. À Lyon, avec le début de l’automne, la température commençait à chuter. Plongé dans la misère, il enchaînait les journées de galère, quand il n’était pas fatigué, la faim le tenaillait. Hier au soir, il avait rencontré une belle et jeune fugueuse. En causant avec elle, il avait appris qu’elle s’était échappée de chez ses parents à la suite d’une dispute et qu’elle vagabondait dans les rues depuis une bonne semaine. Dans cette immensité bétonnée, c’était la loi de la jungle et des proies si jolies, ça ne faisait pas long feu. Inquiet, il l’avait raisonné en choisissant les mots justes pour qu’elle rentre retrouver les siens. En retour, elle lui avait donné un bon tuyau, enfin, c’est ce qu’elle prétendait… Pourtant, ses quelques mots avaient redonné de l’espoir à Victor.

« Va à la Place Louis Pradel entre treize heures et quatorze heures, le vendredi, samedi ou dimanche. Ouvre grand les yeux, admire le spectacle et régale-toi. »

Curieux, il était sur la place, mais il n’y avait rien de particulier en vue, à part peut-être un peu plus de monde que d’habitude. En croisant Victor, beaucoup de passants le dévisageaient ou s’écartaient comme s’il avait la peste, c’était dur d’être un paria.

Un personnage en sandales, vêtu d’une tunique orangée se détacha du reste. Cette tenue rappelait à Victor les reportages qu’il avait vus sur l’Inde. L’homme marchait tranquillement avec un baluchon et il s’arrêta pour le déposer à terre.

Déplié au sol, le baluchon servait de tapis. Par-dessus, en quelques secondes, il monta une structure métallique et recouvrit l’ensemble d’une toile sombre. En la soulevant, l’homme pénétra dans la structure puis le drap s’agita de l’autre côté pour le laisser ressortir. C’était comme une cabine d’essayage, sauf qu’elle avait une entrée et une sortie. Victor était intrigué, qu’est-ce que cet hurluberlu allait faire ?

Le type se précipita dans la cabine pour ressortir avec une pancarte et une corbeille. Il accrocha l’écriteau sur la toile puis posa la panière au sol. L’homme pointa le panneau du doigt puis se désigna en posant la main sur son torse. Victor venait de comprendre, ce personnage se présentait à son public, il s’appelait Sadjo Bel !Curieux, il s’approcha pour profiter de la suite du spectacle. L’individu avait une barbe blanche imposante et une tignasse grisonnante. Personne ne pouvait s’y tromper, sa barbe était postiche mais pour les cheveux le doute était permis.

Sadjo traversa la cabine pour en ressortir avec deux chaises en bois, puis il les posa devant la scène. Ensuite, il cogna dessus à plusieurs reprises pour prouver qu’elles étaient robustes avant de s’asseoir dessus. Tranquillement, il répéta l’opération. Victor comptait dans sa tête, il y avait maintenant six chaises. À chaque fois qu’il passait sous cette toile, Sadjo sortait chargé d’objets encombrants. Comment faisait-il ? Les chaises traditionnelles rempaillées ne pouvaient pas se plier, c’était de la magie.

Le magicien tira une petite table de la cabine, quelques secondes après, une deuxième table apparaissait, il les plaça côte à côte et recouvrit l’ensemble d’une nappe en tissu.

Sadjo observait son public, chaque minute un peu plus nombreux. Son regard inquisiteur se posa sur Victor. Le magicien s’avança doucement vers lui, puis s’empara de sa main pour le conduire sur la scène, et chaleureusement, il l’invita à s’asseoir sur une chaise. L’illusionniste alla chercher d’autres individus dans la foule. Victor en connaissait certains, c’étaient des sans-abris.

Une fois tous les convives en place, Sadjo fit apparaître un plateau chargé d’assiettes, de verres, de couverts et de serviettes. Ensuite, il dressa la table avec délicatesse, puis il s’esquiva derrière la toile. La foule était en ébullition. Qu’est-ce que Sadjo Bel, l’illusionniste leur réservait ?

Soudain, une odeur très commune embauma la scène. Dès cet instant, les convives savaient ce qu’ils allaient manger. La toile s’agita et laissa apparaître le dos du magicien. Il marchait à reculons et semblait porter quelque chose de lourd, c’était une marmite. Il déposa le plat sur la table et leva le couvercle pour dévoiler une formidable choucroute garnie. Sous un tonnerre d’applaudissements, Place Louis Pradel, les invités furent servis généreusement, et pendant qu’ils dégustaient leurs repas, Sadjo Bel plaça une pancarte « entracte ». L’homme se mit en tailleur et il ferma les yeux. Subjugués, des passants jetèrent des pièces dans la panière. Une fois leur assiette terminée, les convives goûtèrent aux fromages apportés par le magicien et rassasiés, ils sortirent de table, pour se fondre dans la foule.

Heureux, Sadjo Bel commença le dernier acte de son spectacle. Dans la marmite, l’homme empila les assiettes, les verres et les couverts puis il s’assit en tailleur avec l’ensemble sur ses genoux. De sa tunique, il fit apparaître un feutre et une feuille de papier pour écrire quelques mots. Il présenta le message à la foule et interpella deux hommes du regard.

« Recouvrez-moi de la nappe, retournez dans le public, et comptez jusqu’à dix ».

Deux convives s’avancèrent pour se saisir de la nappe et ils recouvrirent le magicien avant de s’éloigner. Bravant leur timidité, à voix haute, ils entonnèrent : « un, deux, trois ». Et la foule se joignit à eux : « quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix ».

Victor ne remarqua aucun changement, mais doucement, la toile s’effondra au sol. Sadjo Bel, l’illusionniste s’était volatilisé et le public resta estomaqué. Soudain, la toile de la cabine s’agita, le magicien était de retour. Acclamé par des spectateurs comblés, il salua la foule avec une gestuelle théâtrale puis durant l’ovation, il rangea les tables et les chaises dans la cabine. Ensuite, il décrocha la toile et démonta les tiges de la structure. Après avoir plié le tapis pour reformer son baluchon, il salua une dernière fois son public avant de partir.

Victor n’avait jamais assisté à quelque chose d’aussi grandiose. Sadjo Bel était arrivé avec un baluchon et sans dire un mot il avait fait apparaître une table, des chaises et une marmite pour leur servir un repas. En plus, il s’était régalé avec la choucroute et le plus extraordinaire, c’était sans conteste la disparition sous la nappe. Cet instant-là était bluffant, mais ce magicien ne semblait en avoir conscience, il se remettait en route simplement, comme un type ordinaire. Ravi, Victor songea que la jeune fugueuse avait raison, c’était un bon tuyau.

 

 

 

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