Coup du sort.

Notes de l’auteur : Pardon pour la dernière description du chapitre, j'avais aucune inspiration. 😭 Promis elle changera à la réécriture !

"Isaac ? T'es avec moi ou…?

— Hein ? Oui oui., bégaie-je en me concentrant sur le reflet de Cole, éclairé par sa lampe de chevet, que me renvoie la fenêtre. Ceint seulement d'une serviette à la taille, il est nonchalamment allongé sur le grand lit double de la chambre, la peau d'ivoire nue de son tronc constellée de taches rouges par endroits. Jusqu'à présent, il me semble qu'il faisait rouler la perle entre ses doigts, captivé par ses étranges reflets vaporeux. Mais je ne le regarde pas, pas vraiment. Lui si maintenant, et mon mutisme l'agace.

—Pas sûr hein. Qu'est-ce que t'as ? T'es planté devant là depuis qu'on est arrivé. J'ai raté quelque chose ?

—T'inquiètes, R.A.S. dis-je avec un sourire, peu désireux d'exposer les pensées qui me traversent la tête depuis que nous avons mis les pieds dans notre chambre. Tu disais ?

—Pleins de trucs éminemment intéressantes, rouspète-t-il en me toisant d'un regard de reproche. Déjà, t'as vu comment il nous regardait le mec à la réception ? Je suis sûr qu'il nous prend pour des Illuminatis !

—Mh, je crois qu'il se demandait plutôt s'il était judicieux de prendre des clients aussi mal sapés que nous à quelque chose comme 11 heures du soir.

—Je te signales que tu les as faites toi-même nos tuniques, c'est très autodégradant comme remarque, mon pote. D'autant que ça va, nos capes nous couvrent non ? Et puis ce serait l'hôpital qui se moquerait de la charité de nous juger sur nos fringues sachant qu'on en a plus sur nous que l'écrasante majorité des gens qu'on a croisé en ville, tu te souviens ?

—Touché. Mais je te rappelle que ça fait des jours qu'on porte les mêmes, et la mienne et complètement fichue…

Cole hausse les épaules après avoir jeté un œil à l'épave qui git sur un des deux fauteuils de la chambre au décor impersonnel

—Bah, j'irai t'en acheter une nouvelle demain au pire, j'ai repéré quelques boutiques tout à l'heure. Ah, en parlant de ça ! (Il pousse énergiquement sur ses coudes pour se rassoir). Tu crois vraiment que le vieux nous l'a payé au bon prix ce bouquin ? j'veux dire, t'as bien vu sa tête quand il l'a regardé non ? On aurait dit les Rois Mages à la naissance du Christ.

Ah, athéisme quand tu nous tiens…

—Sais pas, réponds-je sans conviction après un silence. Te fais confiance sur ce coup, c'est toi l'expert.

D'autant que c n'est pas la part de son comportement qui m'inquiète le plus, moi.

—Ah ! rétorque-t-il avec un sourire. C'est toi qui es sensé savoir quand on te ment bébé.

Je me retourne vivement, sourcils froncés, croise les bras et souffle bruyamment. Mon ton traduit sans équivoque ma frustration quand je réponds.

—Ouais… En principe. C'est plus si facile tu sais, explique-je sous son regard interrogateur. Ces gens sont bizarres ! Ils s'allument comme des boules à facettes à chaque fois que j'essaie de voir leur aura. La dernière fois que j'ai essayé c'était avec Galdor et j'en ai récolté une horrible migraine.

Quand je me rends compte de  mon erreur il est trop tard : le visage de mon ami a perdu son sourire, remplacé par cette mine renfrognée qui m'est maintenant détestablement familière. Ses mâchoires serrées prouvent qu'il est aussi loin d'avoir digérer les accusations portées par Jayden plutôt dans la journée que sa façon de les manifester. Entre autres sans doute...

—Et puis, tente-je précipitamment pour détendre l'atmosphère, tu sais bien que si ça avait été moi, il m'aurait embrouillé de sorte que je le lui laisse juste pour qu'il la ferme.

—Où dans le cas présent, tu le lui aurais jeté en pleine face, nuance-t-il en se mettant à jongler d'une main avec la grosse perle, l'espièglerie déformant ses lèvres malgré la tension de sa voix.

—Laisse-moi, bougonne-je sans parvenir à retenir le rire qui me saisit en écho au sien. Ce type s'applique à me taper sur les nerfs depuis l'instant où il m'a remarqué, t'as bien vu ! Si j'avais maîtrisé la technique arcanique du lancer de projectiles, oui je l'aurais fait et il l'aurait mérité !"

Ses éclats de rire m'accompagnent jusqu'à ce que j'aie fermé la porte de la salle de bain. Les deux vasques qui s'y trouvent – une qui s'étend sur tout un mur, l'autre posée sur une petite étagère de bois clair face à un miroir – sont déjà remplies aux trois quarts d'eau sans que j'aie eu à actionné de robinet. A notre arrivée Cole l'avait littéralement prise d'assaut, émerveillé par l'efficacité du service d'étage qui, il en était persuadé, les avait préparées pour nous. Je me suis bien gardé de m'y opposer. Tout comme je me suis gardé de relever l'absence d'une quelconque tuyauterie.

J'avais eu raison. Il avait passée une heure à se prélasser et s'essayait – à grand renfort de grognements inamicaux– à déterminer la composition des flacons posés sur l'étagère au-dessus du lavabo, quand les symboles finement tracés sur les lattes en bois se sont mis à dégouliner d'eau claire. Cole s'est littéralement enfuit la queue entre les jambes sans même chercher à savoir comment la baignoire s'était vidée en premier lieu.

Je retire vivement mon vêtement avant de m'immerge dans l'eau brulante. Un moment de quiétude et Gaïus et son comportement aussi condescendant qu'inquiétant revient asticoter mes nerfs. Mon regard court distraitement sur d'autres symboles tracés sur les bords de la vasque qui, par alternance, luisent faiblement de bleu et de rouge sans doute pour maintenir l'eau à une température optimale. Dans mon et sur toute la longueur de la baignoire une ligne de symboles identiques remplit le même office et imprègnent les lattes d'une tiédeur apaisante.

Le souvenir de son regard lourd sur mon dos tourné me fait frissonner toutefois. Qu'est-ce que c'est que cette attitude ? Comment un homme saint d'esprit peut-il déborder d'un mépris si virulent et, se montrer aussi… Et puis comment qualifier cet état d'esprit déjà ? Que signifie l'intensité avec laquelle il m'a fixé ? Il ne peut s'agir de sénilité bien entendu, car malgré toute l'antipathie que peut m'inspirer le testeur, l'expertise de son regard sous sa surprise quand il a détaillé l'objet de notre échange sont indéniables. Cet homme est intelligent et saint d'esprit. Alors quoi ?

Tout entier consacré à mes réflexions, je m'étonne à peine de cette autre gageure à la physique qui avait hérissé le poil de mon ami, par laquelle l'eau ne dégoulinait pas des rainures de la vasque, pourtant dépourvues de joints ou de colle quelconque. Ce pourrait-il que… Non, personne ne s'est retourné sur nous quand nous avons traversé toute la ville et nous n'avions eu vent, Cole et moi, d'aucun attroupement suspect devant la guilde après l'explosion du bateau alors que – je ne suis pas dupe – cette histoire a sans doute déjà fait le tour de Mifehil… Ainsi, si la ville entière sous tension depuis un bout de temps déjà, ne nous est pas encore tombée dessus, c'est que Jayden doit être seul à nous suspecter, n'est-ce pas ?

Ecarquillant soudain les yeux, je réalise quelque chose de tellement évident que c'est profondément imbécile même de ma part, de ne pas y avoir penser : le test ! Il me l'a fait passer ok mais, il ne m'a rien expliqué ! Je balance un poing rageur dans l'eau, si seulement je n'avais pas été distrait par mon ressentiment !

Tout en m'appliquant à ne pas regarder l'ensemble de petites fioles et flacons de substances huileuses et colorés aux parfums floraux savamment rangés à côté, je m'empare du gant de toilette posé sur le rebord coté mur (un des rare éléments ici-bas qui soit dépourvu de capacités magiques. Je crois.). "Nous" avions en effet jugé préférable de ne pas user des produits de toilette d'ici des fois qu'ils nous "transformeraient en crapauds ou pire, en princesse Disney"…

Je gémis. Mais me contente de jurer à mi-voix : je suis bien assez remonté comme ça pour supporter que mon compagnon me fasse la tête, et je me serais senti coupable aussi... Argh, je soupire sans cette fois m'occuper de qui pourrait m'entendre. Il faut vraiment que j'essaie de parler avec Cole, toutes les questions et les évènements de ces derniers jours commencent à être beaucoup trop gros pour mo seul cerveau et, sa réaction dans la salle de bain le montre bien, mon pauvre chéri est dans le même cas que moi…

De retour dans la chambre, je m'affale à la gauche de mon ami, qui a cessé ses jongleries et examine à présent la perle de près. Je m'étire en baillant.

"C'est beau quand-même...

—C'est magique., dis-je d'une voix faussement détachée alors que je m'étire paresseusement. – Du coin de l'œil je vois Cole tiquer. – Bon, crache le morceau, qu'est-ce qu'il y a.

—Rien.

Bien, je vais donc vraiment devoir lancer les hostilités…

—Crache le morceau ou je répète le mot tabou jusqu'à ce que tu t'arraches les cheveux.

—C'est pas tabou, t'as rien compris !

—C'est l'impression que ça donne alors explique-moi.

—Isaac, tranche-t-il en se retournant vivement vers moi, plus fermé que jamais. Tu en as vu beaucoup dans ta vie toi, des baignoires qui se remplissent toutes seules ? des livres qui volent et des liquides qui bougent dans leurs récipients ?!

—Je peux répondre "oui" à deux sur trois, il me semble. Ce serait possible à… Mildard.

Il avait haussé le ton pendant qu'il listait l'échantillon des bizarreries qui l'avaient le plus heurtées ces derniers temps. Moi, j'étais trop crevé pour ça.

—Hein c'est quoi ça encore ?

—Gaïus m'a appelé "mildarien" la première fois qu'on est allé le voir tu te souviens ?

—Tu pourrais dire "sur Terre " tout simplement, bougonne-t-il en soupirant bruyamment, le regard torve.

—Tu sais Cole ici c'est aussi-.

—C'est pas du tout pareil Isaac, commences pas., me coupe-t-il en balayant ma remarque d'un revers de la main agacé.

—Ok ok, me replie-je devant tant d'hermétisme. Mais je comprends quand-même pas pourquoi tu réagis d'une façon aussi radicale dès que je prononce ce mot. C'est vrai que c'est surprenant et parfois un peu flippant mais… Le fait est que qu'on ne peut plus prétendre que c'est nouveau pour nous avoue-le !

—Ça ne rend pas les choses plus simples pour moi !

Je me lève un peu trop vite à mon goût et reprends ma place favorite devant la fenêtre, tendu. Seul le bruit de mes pas sur le parquet meuble le silence qui s'est installé.

—Que tu le veuilles ou non chéri, c'est par magie qu'on est arrivé ici, et c'est pas en Poudlard Express inter-dimensionnel qu'on va (je mime à grands gestes le fait de repartir) repartir, je te le dis de suite.

—Et ben justement c'est ça le problème ! C'est tellement… Illogique, irrationnel et dangereux ! Tu as bien vu ce que l'autre mauvais sosie d'Aladdin à faillit nous en mettre une et proprement nous exploser la figure juste sur un coup de colère ! Tout ce délire là c'est-.

—Effrayant., achève-je à sa place.

Sa voix avait gagné à nouveau peu à peu en volume de sorte que le silence laissé par ma dernière remarque soit assourdisant.

—J'ai pas peur de leurs tours de passe-passe débiles, crache-t-il en se retournant les bras croisés sur son torse, droit comme un "i". Puis il passe vivement sa main sur le socle de sa lampe de chevet et celle-ci s'éteint.

Le sujet est donc clos pour Monsieur. Vraiment su-per.

Je me tourne vers la fenêtre que je regarde sans la voir. Je comprends son point de vue bien-sûr, si bien qu'au départ, dans la forêt, j'ai essayé de modérer mon intérêt pour ce monde. Mais outre mon attrait personnel pour Lydraghis, il est temps qu'il comprenne aussi le corolaire de tout ce qu'il redoute. Après tout, comme il l'a si bien rappelé, depuis notre arrivé nous sommes constamment confrontés à la magie, et qui plus est, depuis notre réveil sur cette plage déserte nos rencontres avec ce phénomène ont été hostiles le plus souvent. Dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le comprendre (et pourquoi pas d'apprendre à le maîtriser nous aussi ?) plutôt que de se borner à le réfuter comme il le fait ?

            Fort de cette certitude et fermement décidé à lui faire entendre raison, c'est tout juste si je remarque les mouvements dans les ombres sur la place sur laquelle donne la fenêtre. Intrigué, je colle mon visage contre celle-ci et mets mes mains en coupe pour occulter le reflet engendré par ma veilleuse encore allumée. Je vois alors le brouillard qui se lève au dehors.

Le phénomène déjà bien étrange en lui-même au vu des conditions météo du moment, l'est encore plus si on considère la localité de la brume. En effet les nuages bas semblent ne concerner qu'une partie de la place et ils rampent tels des reptiles insaisissables sur le pavé et le long des murs, couvrant méticuleusement portes et fenêtres sur leurs passages. Le tout dans une direction bien précise : les quartiers résidentiels de la ville.

"Euh Cole…"

Ma vois n'est qu'un souffle et il n'y répond pas. J'insiste. J'ai besoin qu'une autre paire d'yeux confirme la réalité de la scène qui se joue juste à quelques mètres en contrebas. Et surtout, il faut absolument que sa vision infaillible confirme ce que je viens de voir à l'instant… Que je crois avoir vu, entre les langues de brouillard entremêlées…

"Tu vois pas que je dors ?"

La sécheresse de son ton me fait sursauter.

-D'accord, bonne nuit."

L'instant d'après je dévale les escaliers et le suivant, je suis sur la place. Elle est bien là, la brume qui à coup sûr ne peut être que magique. Ce n'est que maintenant je la vois je près que je me rends vraiment compte de son opacité, impossible sans doute de voir ses propres orteils à l'intérieur d'une telle purée de poids ! Mais si j'ai bien vu ce que je crois avoir vu et que mes craintes sont avérées, il faut impérativement que je fasse quelque chose !

"Mais Isaac à quoi tu joues bon sang !, fulmine Cole en m'empoignant par le bras, stoppant mon élan.

-Ah, t'es réveillé toi finalement.

Il me tire en arrière.

-Ne fais pas l'enfant c'est pas le moment Isaac, rentres ! (Je veux protester et il me tire à nouveau, me ramenant malgré moi quelques pas en arrière, à sa hauteur.) Non mais tu as vu ce… Ce truc ?!

-Oui justement je l'ai vu !, rage-je à mon tour en me dégageant à grand peine (quoiqu'il a peut-être eu pitié en voyant mes pitoyables gesticulations plutôt). Et tu l'aurais vu plus tôt toi aussi si tu ne t'étais pas "endormi". Poursuis-je en mimant des guillemets.

-D'accord d’accord, mais est-ce que t'es au moins au courant que-.

-Je sais et j'en ai rien n'à faire que ce soit de la magie Cole ! Reste là à te ronger les sangs si ça t'amuse, moi j'ai plus de temps à perdre !"

Et sans plus perdre de temps, je m'élance dans la brume.

            Ce n'est qu'après avoir atteint le premier embranchement – le premier visible du moins – que m'apparait l'évidence : j'ignore totalement quelle direction prendre. Je me souviens que les silhouettes que j'avais vu s'enfonçaient dans le quartier résidentiel par la large avenue qui formait le carrefour de la place principale, et qui scindait sans doute le quartier en deux. Mais après, par où étaient-elles allées ? Avaient-elles continué tout droit ? Pris un embranchement ? Ou pire, l'un des nombreux chemins de traverses que constituaient sûrement des ruelles aussi étroites que celles qui veinent le quartier commerçant ?! Le seul semblant de certitude que j'ai, c'est le nom de cet orphelinat d'où viennent apparemment tous les enfants enlevés : Alya Daÿle

J'ai beau réfléchir, la seule chose que j'arrive me dire c'est que si Cole avait été là, il n'aurait pas eu ce problème avec sa vision littéralement télescopique. Ressaisie-toi mon vieux !, me morigène-je. Cole n'est pas là et mon seul réconfort dans sa défection c'est qu'il n'ait pas traversé seul… Je tape rageusement du pied sur le sol et me force à mettre tout ce qui concerne Cole dans tout petit coin de mon esprit.

J'ai alors une illumination, quelques mots que j'ai prononcé plus-tôt dans la soirée éclipsent tout mon tohu-bohu intérieur :

"Ces gens sont bizarres, ils s'allument comme des boules à facettes à chaque fois que j'essaie de voir leur aura."

J'ai encore en mémoire l'effet que celle de Galdor avait eu sur moi : l'aveuglement identique à celui provoqué par la contemplation d'un soleil d'été – avec quelques couleurs en plus. Ainsi, si elle ne m'indiquera par précisément quel chemin les noctambules ont pris, au moins, à cette distance, leur aura me permettra-t-elle de les localiser, de connaitre leur nombre et d'estimer l'avance qu'ils ont sur moi ?

            C'est ainsi que, mon calme retrouvé, je repère sur ma droite une tâche de lumière vive aux couleurs changeantes parmi la faible lueur pale émanant de la brume ambiante. A tâtons, je commence par chercher une surface plane pour me guider. Mes doigts finissant par rencontrer un mur de briques – d'après l'enchaînement régulier de plats et de creux détecté par la pulpe de mes doigts – je m'y plaque sans attendre, le longeant d'un pas rapide, ma main gauche levée devant moi (quitte à ce que mon karma du moment me dirige vers une impasse, autant ne pas attendre de m'ouvrir le crâne contre pour m'en rendre compte).

Heureusement, pas d'impasse en vue si je puis dire. Il semblerait que mon G.P.S. de fortune me fasse emprunter un itinéraire diagonal sinueux, me permettant de me rapprocher de mes cibles tant et si bien que l'unique éclat vif qu'elles formaient au départ se scinde rapidement en cinq flammes dansantes, chacune dotée de sa propre teinte. A deux pas devant elles, un monticule de brume leur ouvre la voie. Continuant mon avancée hasardeuse, je relève cependant que leur intensité elle, reste inchangée et, tout en m'approchant encore, je ne peux m'empêcher de penser que si mon pressentiment à propos du rapport entre cette intensité et la puissance de ses sources est avéré et bien… Karma is a bitch comme on dit.

En levant les yeux, je parviens à distinguer une haute forme arrondie, saturée de brouillard et surmontée de ce que qui à l'air d'être une girouette. L'orphelinat, j'en suis certain !

Un son perché et mélodieux me ramène à la scène qui se déroule devant mes yeux : les individus, au nombre de cinq, se sont écartés les uns des autres devant une lourde porte en bois brut. Quatre d'entre eux forment une sorte de haie d'honneur débouchant sur le cinquième, duquel provient ce son envoutant. Je me mets à papillonner des yeux, mes paupières s'alourdissent peu à peu… Mais en même temps, une sensation de déjà-vu me saisit et un souvenir s'impose à moi dans un flash.

La forêt. L'encapé de noir. Les étincelles jaillissant de sa main. Le sommeil forcé... Hors de question que je m'fasse avoir une deuxième fois !

Je pince fortement mon avant-bras et, comme je l'escomptais la douleur me maintient – difficilement – éveillé. Je me reconcentre sur le cinquième homme. Je peux distinguer deux teintes dans son aura : la première, vive, qui émane directement de lui. La seconde, plus pâle, laiteuse, qui se répand dans l'atmosphère et investit maintenant de plus en plus le haut édifice : s'infiltrant par le minuscule espace entre le sol et le bas de la porte, par les gonds en fer forgé ou encore les jointures des hautes fenêtres, entrebâillées pour certaines et les fissure de l'édifice vieillissant.

Des sons de murmures solennels s'ajoutent à la musique – dont je ne parviens pas à voir l'instrument qui l'émet de là où je suis, mais que je suppose être une flûte – le tout s'harmonisant dans ce qui m'a l'air d'être un chant rituel, les paroles psalmodiées par la haie d'honneur m'étant bien évidemment incompréhensibles.

            Je change immédiatement de stratégie, bouche mes oreilles avec force et me mors la langue. Tandis que la musique engourdis mes sens et endors ma vigilance, les chants et les intonations des chœurs de cet orchestre clandestin exerce sur moi une attraction hypnotique. Tentant désespérément de mettre de l'ordre dans mes idées de plus en plus embrouillées, je me récite comme un mantra les raisons qui m'ont amenées ici : les enfants, le bateau, les trafiquants, les accusations mensongères. Enfants, bateau, trafic, mensonges. Enfants, bateau, trafic, mensonges. Enfants, bateau, trafic-.

Comme pour répondre à ma litanie, la lourde porte s'ouvre dans un grincement sinistre et, d'un coup d'un seul, les évènements prennent une tournure encore plus terrifiante qu'auparavant. Ce sont des enfants ! Des enfants pas plus âgés que quinze ans et pas moins que dix qui – qui les paupières clauses, qui les yeux vides ouverts à demi – ont ouvert la porte ! Ils s'avancent à présent, à pas trainant, hagards, en une file indienne confuse droit vers l'homme à la flûte. Paralysé, je ne peux faire le moindre geste, certain que d'une chose : bouger d'un millimètre me condamnerait au même sort qu'eux. C'est donc avec une impuissance totale que je vois devant moi se jouer cette parodie du Joueur de flûte de Hamlin version trafic d'êtres humains. Avec cette fois-ci dans le rôle principal le plus, laid, le plus immonde et répugnant des rats guidant un auditoire de plus en plus fourni d'enfants innocents vers la servitude absolue et irrémédiable.

C'est alors que, d'un pas plus chancelant que les autres, il sort de l'ombre de la bâtisse. Son expression est plus tourmentée, plus vivante que celle des autres alors qu'il se démène pour garder ses yeux ouverts sur sa petite bouille de bébé de onze ans, constellée de larmes. Je le reconnais immédiatement : le petit garçon que j'avais tenté de protéger sur le bateau.

"STOP !, m'écrie-je comme par réflexe. ASSEZ, FERMEZ-LA !"

            Presque immédiatement, profitant de la baisse significative du volume ambiant due à mon intervention inopinée, je m'élance vers le garçonnet. A peine ai-je fait quelques foulées titubantes cependant, que je me retrouve étalé parterre, une douleur lancinante explosant dans mon nez. Et bien que je m'y sois d'abord attendu, la sensation de pression autour de ma cheville gauche et le poids qui comprime de plus en plus ma poitrine contre le sol me font dire que cette chute lamentable n'a rien n'a voir avec la magie dont, comme les enfants, j'ai été victime.

Lâchant une série d'injures de mon meilleur cru, je me tords le cou pour essayer de voir à qui je la doit quand une main tire violement mes cheveux vers l'arrière. J'émets un grognement rageur et toise celui qui me prends pour son paillasson personnel. Tout en fixant mon visage ensanglanté de ses prunelles enfoncées dans leurs orbites, et derrière la brume desquelles ses pupilles sont à peine devinables, l'homme au teint sombre s'adresse à ses complices sans que je ne comprenne un mot de ses propos entrecoupés d'éclats de rire bondissants.

"Enfoiré…", gronde-je en notant la langue de brume qui enlace ma cheville et à cause de laquelle j'ai le nez en sang. C'est alors que je note les vagues volutes de fumée dont il est l'origine… Et que je conviens mentalement de mettre l'erreur que j'ai commis durant les dix dernières minutes, dans le top ten des plus édifiantes preuves de mes bas instincts suicidaires : c'est lui l'origine du brouillard ! Lui qui était au centre de la procession plutôt et que je n'avais pas repéré en m'arrêtant. Ce sac d'os fumant lui – et je me doute par quel moyen – m'avait repéré !

Rendu à la fois plus enragé par ma négligence et alarmé par le volume sonore qui raugmente à mesure que le chœur se désintéresse de ma misérable tentative de sauvetage, je donne le meilleur de moi-même pour me libérer de la poigne de mon adversaire qui emprisonne mes mains. En vain évidemment.

Ce doit aussi être une forme de magie !

Il n'y a aucune autre théorie acceptable par mon amour-propre pour expliquer que des gens au gabarit de phasmes comme ce sale type soient capables de me maitriser aussi facilement ! J'ai vaincu à moi seul un loup extensible oui ou non bordel !?

            Soudain, un bruit sourd de choc au-dessus de moi arrête net mon onologue intérieur, alors que son rire se mue en gémissement avant de s'éteindre et que je le sente tomber à la renverse. Je me dégage vivement, me retourne et repousse avec force le corps apparemment inanimé. A ma gauche, à quelques centimètres de l'homme inconscient, se trouve un lourd pavé de la taille de ma main, de ceux qui pavent certaines rues de la ville. Sans demander mon reste ni me poser de question, je me précipite vers l'endroit d’où il provient, il n'y a qu'une personne pour me sauver les miches dans des situations aussi désespérées.

"Maintenant que t'as encore failli te faire bêtement serrer par des gens douteux, est-ce que tu vas enfin consentir à décamper avec moi ?

—Et laisser ses gosses disparaitre entre leurs mains ? Tu déconnes Cole j'espère ?

Mon sauveur me saisit fermement par le bras, me secouant presque tandis qu'il me répond dans un sifflement.

—Je te signale que j'ai grillé mon effet de surprise pour t'éviter de finir comme eux imbécile. Alors fais ce que je te dis tout de suite pour une fois !

Je n'ai pas le temps de manifester mon indignation que Cole m'entraine avec lui contre le mur gauche de la rue, juste avant que le droit ne soit percuté par une boule de flame grosse comme ma tête. Derrière moi, deux des cinq encapés postés devant l'orphelinat nous font face, l'air pas contents du tout qu'on ait interrompu leur petit concert V.I.P. Leurs trois autres comparses quant à eux – dont le maudit flutiste – filent à l'anglaise avec leur "prise" du jour. L'un des deux marmonne une incantation les mains croisées devant lui, tandis que l'autre se lance à notre poursuite, glaives au poing.

—La seule chose qu'on va faire pour l'instant c'est courir !"

Nous filons donc à toutes jambes. Je m'attendais à ce que, dès l'instant où nous lui avons tourné le dos, il se matérialise devant nous "comme par magie". Mais malgré ses foulées aussi longues que des sauts et les assauts invisibles de son compagnon, nous parvenons quand-même à parcourir une distance respectable. Sans doute que les virages (déjà assez imprévisibles car camouflés encore par un filet de brouillard) que nous prenons consciemment à la dernière minute – leçon apprise à force de courses poursuites avec la faune de notre ancienne prison végétale – jouent en notre faveur.

"Tu crois qu'on l'a semé ?! halète-je, les poumons en feu.

—Pas envie de savoir ! Accélère !"

Facile à dire pour monsieur qui ne montre pas un signe d'essoufflement, même minime !

Nous esquivons – chacun à notre manière – une autre salve d'attaques incandescentes : Cole en s'écartant lestement de la trajectoire, profitant habilement du décor au passage pour creuser l'écart ; moi en me jetant dans un virage, derrière un mur ou en embrassant le sol avec autant de gratitude que s'il m'avait donné un rein (les dents toutefois à chaque fois que ce dernier effleure mon nez endoloris).

Au bout d'un moment de silence total et sans assauts magiques, nous nous arrêtons. Sous l'effet du changement brutal de rythme, je trébuche et Cole me rattrape juste avant que je tombe à la renverse.

"Oh merde Isaac…

Sur le point de lui répliquer que je suis bien assez au fait que mes misérables capacités physiques pour qu'il en rajoute, je m'abstiens quand je me rends compte qu'en fait, c'est plutôt le haut mur de brique qui se dresse devant nous qui est à l'origine de sa consternation. Une impasse.

Un cul de sac, le rire bourru désagréablement familier de notre poursuivant qui retentit dans notre dos et le visage de squale sur un corps dégingandé qui joue les funambules au sommet du mur… Tout ce qu'il faut pour me faire comprendre que notre succès jusqu'à présent n'a rien n'a voir avec un miracle, ou une bonne mise en pratique d'une quelconque expérience en courses poursuite. Non, nous nous sommes tout simplement jetés droit dans leur piège !

Pris en tenaille entre l'homme-squale devant et l'homme-babouin derrière, Cole et moi ne pouvons qu'attendre, dos-à-dos, que le couperet tombe. Seules deux options paraissent s'offrir à nous : flammes ou glaives. Au bout d'une poignées de secondes pendant lesquelles nos assaillants se délectent, littéralement hilares, de leur victoire acquise, j'espère en avoir trouvé une troisième cependant.

"Provoque-le et attends mon signal", ordonne-je à voix basse à mon partenaire.

Si ma demande le surprend, il n'en montre rien feint une contre-attaque. L'orbe de flammes fuse à l'instant même où l'homme-babouin charge Cole, et dans un timing parfait, lui et moi nous écartons juste à temps pour qu'il se la prenne en pleine figure… Avant de se relever en hurlant de rage contre son acolyte ?! Je laisse échapper un rire hystérique. Génial ! Ce babouin est bête comme ses pieds mais à l'épreuve des flammes ! Si c'est pas magnifique ?!!

Je me fige instantanément et mon cœur rate un battement : le babouin grillé vient de se retourner et me fixe de son regard borgne, la tête sur le point d'exploser d'une fureur que son visage peine à refléter. Il m'a entendu rire. Il croit que je me moque de lui. Et donc je vais mourir, dans cette impasse, transpercé par la lame qu'il serre à en blanchir les jointures de ses doigts couleur de crasse. Pour de bon. Sans seconde chance ni renaissance à la clef, mon quota de miracles définitivement épuisé.

Je ferme les yeux, vaincu par la fatalité de ma mort imminente et définitive. Je réalise alors tout un tas de choses sur tout un tas de points, mais qui sont immédiatement éclipsées par un fracas tonitruant, une onde de choc colossale et une lumière aveuglante même à travers mes paupières clauses. Rouvrant vivement les yeux – énième erreur monumentale de la nuit – je plaque immédiatement mes mains sur mon visage sans pouvoir retenir un glapissement de douleur.

            Finalement, quelques secondes après que le flash se soit dissipé, je baisse lentement les mains et rouvre les yeux. Face à moi, l'homme babouin et cette fois indiscutablement et possiblement définitivement grillé à point. Etendu au centre de l'étoile sombre caractéristique d'une marque d'impact de foudre, l'inconscience a figé son visage repoussant dans une expression de douleur et de surprise mêlée, son œil unique révulsé et sa langue pendant sur le pavé.

Sur le point de scruter le ciel des yeux, me demandant quelle divinité de ce monde je devrai prier un bon moment pour ce littéral "coup du sort", je m'arrête net en cours de route. De l'autre côté de l'impasse, Cole est là, à l'endroit exact où il s'est sans doute retrouvé après avoir esquivé la dernière attaque de Face-de-requin, prostré, raide, les mains sur les oreilles et les paupières fermement clauses.

Le brouillard dissipé depuis longtemps, je remarque vite les légers tremblements qui secouent son corps et font claquer ses dents lorsque je me rue vers lui. Je m'assois à ses côtés et passe mes bras autour de sa nuque pour l'amener à s'appuyer contre moi. C'est là, pendant que je berce délicatement mon ami en lui murmurant des paroles rassurantes, que je localise Face-de-requin : étendu lui aussi face contre terre au pied de son perchoir, il ne me surprendrait pas qu'il soit dans le même état que l'homme-babouin.

Au sommet du mur d'impasse en revanche, se trouve à sa place un autre homme, bien plus massif que lui. Du gabarit de l'homme-babouin, il me fait cependant une impression bien différente : vivement éclairé par les gerbes d'électricité qui parcourent aléatoirement son corps, il se tient plus droit, son port est bien plus équilibré, plus conscient et sûr de lui-même. Son apparence en revanche, même si plus élégante que celle des lidrags que j'ai rencontré jusqu'à présent, est clairement décalée avec sa chemise de tissu fin et ample sous son blazer de cuir noir, son pantalon brun à frange et l'épaisse cape de fourrure jaune vif qui virevolte derrière lui.

Je ne saurais prétendre éprouver de la sympathie pour lui cependant – tout sauveur de ma vie qu'il puisse être – car la colère qui marque ses traits et le dédain que me crachent ses yeux rivés sur moi ne laissent aucune zone d'ombre en ce qui concerne son opinion à mon égard.

            Les bruits de pas anarchiques d'une multitude de personnes accourant vers notre position me forcent malgré moi à me détourner du duel silencieux qui s'est engagé entre-nous. Bientôt l'impasse est bondée de visages connus : Galdor dont l'expression est indéchiffrable, Jayden et Leith plus que jamais près à en découdre, Ley dont – à contrario – l'angoisse est à son paroxysme. Gaïus quant à lui, arrive son encyclopédie fraichement acquise à la main, l'index marquant parmi les pages l'endroit où sa lecture a dû être brusquement interrompue, et prêt apparemment à tordre le cou au responsable.

Il y a également d'autres têtes inconnues au bataillon : trois hommes vêtus identiquement à ceux que j'avais vu lors de mon tour de la ville et à qui j'avais attribué la fonction de police. Et un dernier au visage carré imberbe et au corps fin paré d'une toge pourpre et de sandales dont les broderies de fil d'or scintillent sous l'éclairages aléatoire des étincelles de Mr. Coup-de-Foudre.

Leurs expressions respectives laissent cependant bien vite place à une surprise générale alors que leurs regards se focalisent respectivement sur les deux hommes foudroyés puis sur moi, me détaillant de haut en bas. Pensent-ils vraiment que moi, j'ai été capable d'un tel prodige ? Ce que Cole me grogne à l'oreille – me rappelant ce qu'il a tenté de me dire par deux fois sans que je lui en laisse l'occasion – me détrompe immédiatement et, au passage, me donne très très envie de disparaitre :

"D'accord d’accord, mais est-ce que t'es au moins au courant que t'est en serviette de bain là tout de suite ?" et "Oh merde Isaac, t'es complètement à poil."

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