Compression

Par Cléo

Rhé et Verse restèrent figées pendant ce qui leur sembla une éternité. Les paroles de Rhys résonnaient encore à leurs oreilles. Ne vous retournez pas. Surtout, surtout, ne vous retournez pas.

— Je... j'ai les coordonnées, chuchota Verse.

Elle était très pâle derrière la vitre de son casque. Rhé hocha la tête. Le son qui était un cri, un rire et un haut-le-coeur tout à la fois envahit le pont principal, satura ses écouteurs, et il lui sembla entendre quelque chose d'autre palpiter sous le magma auditif.

— On retourne au vaisseau.

— On ne doit pas se retourner, objecta Verse.

— Alors on ferme les yeux et on recule. À trois.

Rhé enroula son bras autour de celui de Verse, ferma les yeux et compta. Elle compta et elle pria pour que la chose ne soit pas juste derrière elles. Elle fit un pas en arrière, puis deux. Le cri saturait ses sens et, pendant un instant, elle éprouva l'envie irrépressible de joindre sa voix à ce choeur démoniaque qui résonnait jusque dans les os de son crâne. Elle se concentra sur le bras de Verse qui serrait le sien à l'en arracher et elle continua à reculer jusqu'à ce que l'écho de ses pas lui indique qu'elles avaient quitté le pont et étaient de retour dans la coursive.

La porte chuinta en se refermant. Le son s'arrêta avec soudaineté. Rhé ouvrit un oeil, regarda devant, puis derrière elle. Elle ne vit rien.

— Cours.

Elles firent volte-face et s'élancèrent aussi vite que le leur permettait leur équipement. Les couloirs se succédèrent, toujours aussi désespéremment vides et morts, et la silhouette tordue des arbustes était semblable à des créatures de cauchemar qui tentaient de les happer de leurs branches déformées. Elles arrivaient en vue du sas de jonction lorsque le son ignoble se reproduisit. Et, soudain, le bruit d'une reptation spongieuse qui se rapprochait d'elles dans la coursive.

Verse s'escrima sur le panneau de contrôle de la porte.

— Merde, merde, merde...

Le panneau coulissa. Elles se précipitèrent à l'intérieur. Verse se retourna pour effectuer la manoeuvre inverse, bataillant avec le générateur presque vide qui peinait à alimenter le circuit. Elle hurla. La porte se referma.

Rhé se précipita sur les commandes du vaisseau pour déclencher la procédure de départ. L'Arche libéra le petit astronef avec un bruit feutré, et l'engin se mit à dériver doucement entre les débris. Le cri, une nouvelle fois, s'était tu. L'habitacle résonnait désormais des sanglots de Verse qui s'était recroquevillée dans un coin. Hors d'haleine, Rhé se laissa tomber en face d'elle et posa les mains sur les genoux de son scaphandre. Cela faisait des semaines qu'elle n'avait pas senti sa peau contre la sienne. Elle désespérait de pouvoir la toucher à nouveau un jour.

— Hé.

— Non, non, non, non, non, non...

— Verse... Verse ! Regarde moi. On va le retrouver. Tu l'as vu comme moi. Il est vivant !

Mais Verse ne l'écoutait pas. Les yeux fixés sur un point invisible, elle continuait de marmonner des paroles incompréhensibles. Rhé soupira. Elle était en état de choc. Il n'y avait rien qu'elle puisse faire pour le moment, à part poursuivre ce pourquoi elles étaient venues.

Ce pourquoi elles avaient jeté leur vaisseau dans un trou noir.

Elle hissa sa compagne sur la couchette de fortune amenagée dans un coin du vaisseau, téléchargea les coordonnées depuis sa combinaison et les transféra dans l'ordinateur de bord. La trajectoire de Mani menait jusqu'à une aspérité dans la surface autrement entièrement lisse de la planète. Le voyage prendrait quelques heures. Rhé décida qu'elle aussi avait besoin de repos et rejoignit Verse sur la couchette.

Elle fut réveillée en sursaut par un bruit si incongru qu'elle eut du mal à l'identifier.

Dans les écouteurs de son casque, Verse riait.

C'était un rire nerveux et compulsif, un son dépourvu de joie. Elle se retourna vers elle.

— Ça va ?

Verse lui jeta un regard vide.

— C'est fini, dit-elle. Tout est fini.

— C'est faux. Tu as vu la vidéo comme moi. Rhys est ici, quelque part, et on va le retrouver.

— Retrouver Rhys, ensuite quoi, Rhé ? s'impatienta Verse. Vivre ici, à trois, au fond d'un trou noir, à dériver dans le vide ou dans une mer de nitrogène qui ne devrait même pas exister ?

— On pourrait retourner sur l'Arche...

— L'Arche est morte, et l'humanité avec elle. L'univers se meurt. Il ne reste que nous. Nous et Rhys et peut-être Mani. Et aucun d'entre nous ne sortira jamais d'ici.

Rhé resta un moment silencieuse. Verse appuya son casque contre le sien.

— Je m'en fiche, finit par dire Rhé.

— Je sais.

— Mon monde c'est toi et Rhys. Je n'ai pas besoin de l'Arche ou de l'univers. Je trouverai une solution. Je nous sauverai. Tu verras.

Verse soupira, sourit tristement et posa sa main gantée sur son casque.

— Je sais.

L'ordinateur de bord émit une série de bips. Elles approchaient de leur destination. À travers le cockpit, la surface de la planète se rapprochait lentement. Elle était irréellement lisse, presque aqueuse, comme faite d'une autre substance liquide qui refusait de se mélanger avec le nitrogène.

— L'ordinateur ne sait pas ce que c'est, dit Verse en regagnant son siège. Les relevés n'ont aucun sens. Les scanners détectent tout.

— Comment ça, tout ?

— Tout, répéta Verse en haussant les épaules. Comme si ce truc était fait d'absolument tous les éléments connus, à part égales.

— C'est solide ?

— On va bien voir.

Les coordonnées de Mani menaient à une aspérité complètement incongrue, un trou dans la surface qui ressemblait à un éclat dans la coquille d'un oeuf. Rhé posa l'astronef à quelques dizaines de mètres, vérifia son scaphandre et celui de Verse puis, à nouveau, enclencha la procédure de sortie. Elle jeta un dernier regard au vaisseau avec la certitude croissante qu'elle n'y reviendrait jamais. L'astronef les avait servies pendant vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans passés à arpenter ce qu'il restait de la galaxie. Vingt-cinq ans à explorer des astéroïdes gelés et des planètes moribondes à la recherche de la moindre matière première exploitable. Vingt-cinq ans, et six semaines de recherche depuis que l'Arche et ce qu'il restait de l'humanité avaient brusquement disparu de leur radar, emportant leur fils et leur monde avec elle.

Elle prit une courte inspiration, puis traversa le bouclier.

Rhys était là, quelque part, et elles allaient le retrouver.

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Isapass
Posté le 04/12/2020
Ah oui... on est sur des enjeux un peu énormes, là quand même ! Il ne s'agit pas seulement de sauver le fiston, mais aussi de savoir où aller après. Or, ça semble assez désespéré comme quête.
Parfait, ça fout la patate XD !
Et encore, je me prépare psychologiquement au dernier chapitre. Je sens que je ne suis pas au bout de mes surprises... ;)
Belette
Posté le 15/11/2020
Encore une fois, on sent tout le poids de ce mondre impossible. Je trouve ça bien que la planète soit entièrement liquide, impossible d'y rêver un nouveau monde (surtout de l'azote mdr), ça appuie le côté désespéré de la situation.
J'ai l'impression que tes protagonistes se trouvent à la frontière de l'anéantissement, le monde n'a pas encore disparu, mais on se sent sur un poids d'équilibre, juste avant le basculement.

J'avoue que moi non plus je n'avais pas compris la nuance 25 ans/ 25 ans et 6 semaines. :/ Tant qu'on est dans la cohérence, j'ai du mal à saisir pourquoi Verse et Rhé ne peuvent pas ôter leurs combinaisons : l'astronef n'est pas doté d'une atmosphère ? Et ça a intérêt à être de sacrées combinaisons si tu veux pouvoir les faire nager dans l'azote liquide...

Mis à part ça, je suis vraiment curieuse du dénouement de ta nouvelle. C'est très bien écrit.
Cléo
Posté le 15/11/2020
Il faut vraiment que je reprenne ce passage sur la temporalité 25 ans/6 semaines ! Il est définitivement trop confus ! Pour la combinaison : les vaisseaux d'exploration ne sont (dans mon esprit) pas conçus pour y vivre. L'équipage y embarque pour quelques heures le temps d'explorer un gisement de ressources et ensuite rentrent à la base. C'est pourquoi elles sont bloquées dans leurs combinaisons :) Ce sont des combinaisons faites pour résister au zéro absolu de l'espace, mais effectivement, mieux vaut ne pas s'y attarder :)

Merci pour tes retours qui me vont droit au coeur <3 !
Xanne
Posté le 07/11/2020
Me revoilà!

Ta nouvelle est toujours aussi touchante, mais je dois t'avouer que ta réponse au commentaire de Dan m'a été essentielle pour comprendre certaines choses, notamment l'histoire des 25 ans.
Je me demandais justement comment les personnages se débrouillaient pour trouver des ressources essentielles à leur survie. Si j'ai bien compris, Rhé et Verse vivaient sur l'arche avec leur fils et elles partaient régulièrement en mission pour explorer les environs, à la recherche de quelque chose qui leur permettraient de tenir un peu plus longtemps dans cet univers meurtri?
Cléo
Posté le 07/11/2020
Exactement : elles faisaient un peu les fonds de tiroir de l'univers pour tenter de survivre, vu que ce dernier est en train de mourir (j'aime bien la trame de fond de la mort thermique de l'univers, c'est bien glaçant comme ambiance haha).
Dan Administratrice
Posté le 29/08/2020
Me revoici donc !

Petit chipotage pour commencer, quand tu dis "Rhé se laissa tomber en face d'elle et posa les mains sur les genoux de son scaphandre. Cela faisait des semaines qu'elle n'avait pas senti sa peau contre la sienne. " j'ai un moment été perturbée puisque tu signales que Verse enfile un scaphandre seulement dans le chapitre précédent, donc le jour même (et non pas qu'elles en portent systématiquement un toutes les deux). Après un peu de réflexion (j'ai pas encore pris mon café, ceci explique certainement cela x'D) j'ai compris que c'était plus général et pas propre au scaphandre, qu'elle n'avait plus toucher sa peau nue tout court, mais voilà, je te fais part de mon petit instant d'incompréhension.

Hehe, je me doutais qu'on entendrait parler d'un trou noir à un moment (peut-être parce que j'ai plein d'embryons d'histoires qui les utilisent). Faut dire que c'est vraiment fascinant et que ça donne de la matière pour plein de scénarios. J'aime beaucoup cet univers impossible qui s'est ouvert ici, même si cette planète n'a pas l'air ultra accueillante... Donc ça signifie que l'Arche aussi a traversé le trou noir également ?

J'ai tiqué sur la mention de "vingt-cinq ans", puisque leur fils a l'air beaucoup plus jeune que ça (tu dis "garçon", puis "adolescent") ; mais comme les trous noirs peuvent potentiellement perturber le temps, j'attends de voir s'il y a une autre révélation là-dessous !

A très vite pour la suite,
Dan.
Cléo
Posté le 29/08/2020
Hey !

Effectivement, je devrais expliciter pour l'idée du scaphandre et des combinaisons de vol qu'elles portent de toute façon tout le temps ! Bien vu et merci :).

Effectivement, l'Arche est tombée (ou a traversé volontairement ?) un trou noir. Il faut savoir que, comme brièvement évoqué dans le premier chapitre, on se trouve à un moment très lointain dans le futur, où les étoiles se sont toutes consumées et l'univers se refroidit progressivement. Du coup l'Arche et ses occupants étaient un peu dans une situation désespérée même avant de tomber dans le trou noir. C'est d'ailleurs ce que je veux dire par 25 ans : Rhé et Verse explorent les vestiges de l'univers et collectent les rares ressources restantes avec leur petit vaisseau pour alimenter l'Arche depuis 25 ans (leur "carrière" donc). Six semaines, c'est le temps depuis lequel l'Arche a disparu. Je vais reprendre ce passage parce que ce n'est effectivement pas très clair :). Merci de ta vigilance !
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