Cinquième jour

Par GJBlake
Notes de l’auteur : [1] Prénom irlandais pouvant se prononcer ‘ay-dawn’, ‘ay-gawn’ou ‘ay-hawn’.
[2] En gaélique irlandais, ‘fer’.
[3] En latin, ‘foudre’.
[4] ‘Vierge glorieuse, dans l’épreuve, de tous les dangers délivre nous toujours.’
[5] Saint Patrick d’Irlande, qui est en fait originaire du Pays de Galles, et ne fut jamais canonisé par l’Église catholique.
[6] Traduction de ‘Gleann Arma’.
[7] Tribunal populaire dans la Grèce antique détenant le pouvoir judiciaire. Une allocation journalière de trois oboles était versée aux citoyens pour les inciter à se présenter en tant que jurés.

Morag avait traversé les terres comme un vent furieux. Elle avait poussé sa monture depuis Dùn Stoirm, après avoir tourné le dos à Iain maqq Baine et Keir le Noir en de mauvais termes. Leurs derniers mots avaient été échangés dans les heurts de la dispute. Son frère lui avait enjoint sans douceur de prendre la route. Elle ne se souvenait pas avoir jamais vu son aîné avec un tel masque de colère. La seule voix d’Iain aurait pu la jeter à genoux, si elle n’était restée épouvantée par la violence de ses paroles. Non pas que son frère se soit adressé à elle en des termes injustes ; mais il avait mis un tel excès dans ses propos que la jeune femme en avait encore des hoquets.

Keir, présent dans ce duel, n’avait jamais baissé le regard. Iain ne l’avait pas même pris à parti, mais sa seule figure avait suffi à faire davantage plier la Picte. Alors même que son entêtement à rester n’était en partie que la contradiction à demeurer auprès de celui qui l’avait éconduite, Morag s’était finalement écartée et avait pris la porte dans un dépit bouillonnant de ne pouvoir désobéir au chef de la tribu.

Depuis, sous les replis de ses laines, se frottant à la morsure du vent soufflé des hauts récifs, elle avait scellé ses lèvres et jeté son poney le long de la côte, passant seule les étendues dans un souffle.

***

Le havre de Laimhrig s’étendait sur un large promontoire surplombant les eaux. La roche élevée en longue colline s’avançait au-delà de la rive en plusieurs éperons rocailleux dans les brisants de la baie, tandis que les racines du monticule se perdaient vers le rivage en une lagune claire perdue entre des doigts de terre sablonneuse. Au-delà du domaine, le relief entourant Laimhrig était peu raviné ou inégal, la campagne se prolongeant en faibles proéminences, les mamelons de quelques buttes herbeuses mourant finalement au-delà d’une lieue.

Aux pieds du haut crag, les eaux du bassin marin étaient calmes, et bien que les courants fussent parfois polaires, le souffle des Arcaibh semblait beaucoup moins malmener cette partie de la côte. Sous cette latitude plus clémente, les Pictes avaient ainsi développé un système de pêche régulière, faisant du lieu un carrefour commercial.

Deux enceintes ceinturaient le vaste hameau. Le cercle le plus extérieur, constitué de pierres et de larges rondins de bois, dont la hauteur atteignait trois aunes romaines, fermait la voie par la terre, son unique porche gardé au sud par des veilleurs donnant accès au premier plateau.

Dans l’encadrement de ce haut portique, des symboles païens couraient sur les veines de stèles immobiles, d’imposants monolithes bleutés contemplant les étendues, tout en supportant la charge de l’édifice d’entrée. Sur l’aire oblongue dépliée au-delà du seuil avaient été implantés une forge, quelques ateliers, greniers, étables ou commerces qui composaient les secteurs du bourg, s’ajoutant aux habitations rondes, parfois semi-enterrées, que les Pictes couvraient de chaume, de gazon ou de tourbe.

En franchissant une palissade de bois secondaire, une voie pavée conduisait à une terrasse et une citadelle mineure, faisant face à la mer. Le beffroi de bois posé sur une base calcaire surveillait l’horizon et devançait des abris tenant lieu d’armurerie et de baraquements pour les hommes en armes. Cependant, le site était moins une forteresse qu’un lieu d’échanges ; une garde y avait court, soutenant une armée plus réduite que celle de Klett, qui demeurait le principal poste militaire de la côte. Iain maqq Bain y envoyait donc deux fois par an une lourde cargaison d’armes et une cohorte de ses propres hommes, pour la défense du poste.

Au quatrième soir après l’arrivée des Norrois, Morag atteignit les portes de Laimhrig pour se présenter devant les battants fermés, pratique inhabituelle présageant un triste évènement. Le port devait être tombé ; et avec lui, nombre de Calédoniens. Le golfe était précédé en toutes directions d’une étendue de terre uniforme, où il était difficile aux voyageurs de demeurer à couvert. Aussi, l’arrivée de Morag fut très tôt notifiée par les sentinelles et l’alarme sonnée par un des guets.

À cet instant, l’hésitation ébranla la détermination de la Picte. La peur lui écrasa le sein et sa main trembla en entendant le tocsin. Elle s’adressa à son frère absent, tentant de chasser l’agitation de ses veines.

« Entends-tu l’appel au loin fait pour nous accueillir ?
Les sentinelles sont en plein branle-bas d’armes.
Qu’elles ne nous fauchent point dans ce vacarme
D’une flèche par trop d’émoi lâchée sans empire.
Je crains tout à coup pour ma gorge et ma vie.
Ces hommes daigneront-ils appuyer nos instances ?
D’Uaine nous tenons sans feinte notre obédience.
Croiront-ils pourtant qu’il n’y en cela nulle duperie ?
Destrier et bijoux ne sont preuves de bonne foi.
Confiés de plein gré pour notre service à l’ouest,
On pourrait aussi les croire butins bien funestes
De quelque déloyale ruse envers Keir au combat. »

Lorsqu’elle eut passé les derniers mètres, à hauteur de la palissade et de l’entrée du sud, la voie était désormais close. Dominant le seuil, posté sur les couloirs de veille, le garde en charge de la surveillance tenait les huis fermés. Il s’exprima dans la langue de l’ouest, dont certains mots avaient une consonnance proche du parler picte, mais qui demeurait obscure.

Il avait fait mander un homme, qui du haut des palis traduisait ses paroles dans l’idiome de Cait. Cet interprète avait les traits ornés de symboles pictes, et devait être originaire du nord de l’Albion, probablement d’un site conquis plus en aval. Certains postes militaires avaient déjà été confrontés aux hommes d’Hibernie, et avaient tenu prisonniers dans le passé des Scots desquels ils avaient appris le dialecte d’Ulster. Cependant, si un fort avait été assiégé au plus près des frontières de Cait, la nouvelle n’était jamais parvenue jusqu’à Dùn Stoirm.

Cela inquiéta Morag. L’attaque avait dut être brutale et l’effectif hiberne important pour faire tomber Dùn Obar ou Dùn Fior, les bastions les plus à l’ouest sur le littoral de la province. Si Uaine avait conquis une de ces places fortes, se liguer à son frère ne reviendrait-il pas à lui livrer les clés du Fort Tempête si les hommes d’Ylgar en étaient chassés ?

Les Pictes semblaient pris en tenaille entre les Loups et la Croix. Dans l’espoir qu’Uaine ne les ait pas livrés par duperie, Morag posa pied à terre quand on lui ordonna depuis l’enceinte de démonter et de se nommer sur le champ. Keir et Uaine n’étaient qu’un seul homme. N’ayant connu que la moralité du premier, il ne restait pas d’autres choix que de s’en remettre au second.

Arrangée à la façon des guerriers Pictes, toutefois le torse couvert, elle donna le faux nom masculin d’Uoret et se présenta comme messager d’Iain de Klett, seigneur du Littoral. En contrebas de l’escarpe, sous l’œil des gardes, Morag tenta de s’assurer une relation cordiale avec les Scots. N’étant ni un pillard ni un rôdeur, la raison de sa venue sous les remparts était de quérir l’aide demandée par Uaine, pour qui elle intercédait auprès du gouverneur. À ces mots, la figure du garde changea d’expression, barrée d’un doute.

« J’entends ta voix mais n’en comprends point le son.
Prétends-tu que le fils d’Iryal serait toujours en vie ?
Par quel prestige en es-tu venu à connaître son nom,
Lors qu’il fut perdu dans la bataille à très fort prix ? »

Or, la vie d’Uaine, comme on le sait, n’avait pas été perdue au combat mais était menacée avec celles des hommes de Klett. L’incident devait certes intéresser le frère d’Uaine qui commandait maintenant entre ces murs. Morag exigea de s’entretenir avec le gouverneur du site, alors que la lice demeurait close et les arcs armés le long du pourpris de chêne. Elle n’avait point l’aine bardée, un vieux couteau à usage quotidien demeurait sous sa braie de laine, en dehors de quoi, elle était sans ressources. L’arme de Keir était trop lourde pour être maniée aisément. L’épée avait été bridée au harnais de sa monture et n’était d’aucune utilité à Morag, qui faisait pâle figure devant le front ennemi.

On entendit quelques cris au-bas du mur, le premier garde interpellé au-delà des huis par une poignée d’arrivants s’informant du tumulte aux barrières, après que l’alarme eut été sonnée. La conversation était indistincte, seules les réponses du veilleur au sommet de l’enceinte parvenant aux pieds du rempart. La discussion perdura quelques minutes. On avait fait venir jusqu’aux herses une soldatesque remuante, inutile contre un seul homme. Toutefois, l’agitation ne devait pas désenfler, puisque le seigneur possédant les clés de Laimhrig monta sur les chemins de ronde et vint se pencher au-dessus des palanques pour interpeler l’émissaire qui l’avait sollicité.

« Salut à toi, enfant au sang bleu souverain des landes hostiles,
Fils rebelle par les bras lourds desquels s‘épand le veuvage.
Bienvenu, prince insoumis des steppes à la violence fertile,
Engendré sous les vents, accouché sur le gel des rivages.
Te voici en terre conquise vassale de notre volonté.
Quel dessein éperdu t’a mené en ce lieu de périls,
Séjour où ta liberté native se trouve fort inquiétée,
Comme tes lendemains livrés à des ardeurs versatiles ?
Car je suis du sang de Glenarm, sujet au cœur capricieux.
À des discours convaincants il m’arrive parfois d’agréer,
Si mon esprit s’y plaît cependant en un jour fort radieux,
Sans promettre de te ceindre au couchant de lauriers. »

Le Scots dominait le seuil du bourg. Fils cadet d’Iryal de Gleann Arma, son nom de baptême était Aodhán[1] , et s’il était du même sang qu’Uaine, il n’exhibait sur son visage aucun des traits de son aîné. S’il avait le teint pâle et la chevelure brune, il ne portait aucune barbe. Il paraissait d’une carrure plus petite et moins large, son faciès était plus étroit. Il y avait dans sa personne un aspect étonnant, car sa voix, sans porter loin et d’une tonalité souple, avait une inclinaison cordiale très en opposition avec sa charge ; et toutefois, dans cet attrait complaisant, on devinait un travers teinté du fard de la civilité. Trop de politesse tuait le naturel et soulevait la méfiance. Il parlait avec panache, et d’une verte franchise qui confinait à l’excès. Il parut difficile de dire à cet instant de quel bois il était fait, mais sembla par ses salutations d’un agrément hypocrite, quoique bien naturel de la part d’un ennemi. Il avait distillé dans ses paroles le fiel de la menace, tout en tenant un discours bien trop amical pour ne pas trahir de duplicité. Morag le trouva soudain farci de leurres dans ses atours et le considéra d’un œil critique. Elle le salua comme seigneur de Glenarm et de Laimhrig la Soumise. Sur quoi, elle raconta de sa voix la plus grave comment Uaine avait survécu et demeurait à l’est, bien que présumé mort par les Scots. Aux mains des Fils de la Louve, païens que les Pictes ne tenaient pourtant pas pour semblables, le seigneur Gaël revendiquait l’égide de son frère pour libérer le littoral. Morag exigeait en conséquence ce devoir de créance envers le sang d’Ulster sous les remparts du havre.

Après avoir entendu cette histoire, Aodhán demeura un temps plongé dans le mutisme, abasourdi par la nouvelle. Dans l’intervalle, une incertitude troubla la jeune femme.

Le corps d’Uaine n’avait pu être décompté parmi les cadavres après la chute de Laimhrig. Pourtant, il était douteux que des hommes aient été envoyés à sa recherche. Iain n’avait fait mention d’aucune rencontre à l’ouest prouvant que des Scots s’étaient avancés plus avant dans le territoire. Même à une journée de distance, le chef Picte n’avait noté aucune activité inhabituelle, et il connaissait parfaitement son fief.

Lorsque la sévérité du regard d’Aodhán tomba sur son front, Morag tenta de percer la façade du second fils d’Iryal. Aodhán la toisait avec une froideur non dissimulée, fixant sa silhouette dans un court échange qui jeta la femme dans un malaise indéfini. La contenance d’Aodhán lui faisait déployer un certain défi, une menace ténue dont l’origine était douteuse. Il avait manifesté un mécontentement très passager, avant de recouvrer la parole. Il exigea qu’on lui donne le nom de la monture qui avait appartenu à son frère, ainsi que celui donné à la lame qu’on lui avait confiée, car il hésitait à croire que son frère fut en vie. Morag répondit :

« Iarann [2] est son destrier que tous nomment après lui l’Armure de Fer.
De sa robe gris acier lui vient ce titre. Son épée, il l’a nommée Fulgur [3].
La lame est demeurée intacte et sur l’acier on peut y lire une gravure :
“Virgo gloriosa, in necessitatibus, a periculis cunctis libera nos semper” [4]. »

Morag leva le poing et tous devinèrent à son doigt le cercle de métal présentant les armoiries du clan de Glenarm. Il fut donc convenu que la Picte disait vrai. Tous se réjouirent, Aodhán fit ouvrir la herse et ordonna qu’on apprête un logement pour le messager entre ces murs maintenant entachés de catéchisme.

Morag, sous ses atours masculins, fut bien introduite dans un baraquement attenant à la première enceinte. Ces abris couraient près des palis en plusieurs huttes de bois et servaient de guérites aux hommes en office au plus près des remparts. L’abri était sommaire, aux parois comblées de chaume, et semblait inoccupé. Le sol était froid, l’âtre mort. Tout à son inspection, elle fut interrompue par l’entrée brusque d’un homme, qui se trouvait être l’interprète tenu captif par la nécessité scots.

Ce dernier se présenta sous le nom de Drest. Il appartenait à la Horde d’Obar, du Fort Estuaire. Ces défenses étaient levées plus dans le sud à la rencontre de trois étendues d’eaux, surplombant d’immenses lacs qui venaient creuser la terre. Dùn Fior, Fort Faucon, fermait au-delà les confins de Cait.

Les Scots avaient donc investi les golfes du sud-ouest. L’espoir demeurait cependant, car Fort Faucon n’avait pas été assiégé, et selon les dires de Drest, l’armée d’Ulster se trouvait fragmentée. Dùn Stoirm ne pouvait être attaqué sans plus de contingent. Cependant, Aodhán ne patienterait pas beaucoup plus, dans la crainte de voir les Pictes de Cait se rallier. Il espérait l’arrivée d’une seconde flotte qui lui permettrait d’occuper les abords de Dùn Fior. Dans cette prévision, il comptait sur le fait que les Pictes des royaumes voisins ne se grouperaient pas facilement contre l’ennemi, protégeant avant tout leurs territoires. Il avait par ailleurs contenu la rumeur de ces défaites par des attaques rapides, l’inconvénient étant d’avoir divisé ses troupes. L’attente devait bientôt prendre fin et les frais navires d’Ulster aborder les rives de Laimhrig. Entendant ces échos, Morag se mit à réfléchir. Avant la fin, il fallait conjurer la menace. Pouvaient-ils se fier aux Scots, comme Uaine l’avait conseillé ? La réponse de Drest laissait peu de bénéfice à ce qui n’était pas de sang bleu.

« Barbares civilisés au duvet dégarni proprement par l’arrogance
Taillé par les coups au toucher de soie sur l’échine d’un sanglier,
Trop délicats pour nos demeures dans la superbe de leur degré,
Civilisés et pourtant violents dans leur mépris de nos croyances !
Civilisés ils sont, oui, priant et blasphémant dans de mêmes actes,
Répandant la mort ou la bonne parole sans généreuse hésitation,
Gentilhommes entachés de parjure dans leurs gestes de dévotion,
Pillant pour un ciel qui condamne le péché et méprise l’idolâtre !
Prends garde à leurs paroles lestées d’artifices comme de perfidie.
Il coule de leurs bouches un sirop plus mortel qu’un sang pestiféré.
Ils sont haïs dans le cœur des hommes jusqu’au creux de l’Empyrée.
Ils nous mettraient volontiers à mort pour une parcelle de Paradis. »

Les Scots étaient certes convertis ; naître d’un sang bâtard à l’Albion était chez les Pictes une souillure. Uaine était captif d’un dieu sans idoles, et le fruit d’une graine étrangère. Il ne s’était pourtant pas couvert de honte durant tout le séjour qu’il avait tenu dans le Val. Lui et son frère ne valaient-ils pas mieux que les brutes qui avaient saccagé Dùn Stoirm ?

« Je jure, Aodhán est un jésuite bien hypocrite, menteur enduit de crème,
Un judas, un pharisien dans le langage évangéliste de ces bigots.
Il n’a de bien que la figure, façade très travaillée par trop d’ego
Cachant la pourriture à la racine que ne purgerait aucun carême.
Il ne faut se fier en rien à lui, quand bien même il semblerait entier.
Il noue et dénoue les intrigues à sa convenance sans franchise.
On ne conspire pas sous l’étendard de la vertu.
Qu’on se le dise : Aodhán est une vipère dont la mue l’a dépouillé de toute pitié. »

Drest n’affectionnait pas les soumis à l’Esprit Saint ; c’était un trait commun à bien des Pictes. Cependant, il semblait honnir le personnage d’Aodhán, le plaçant plus bas que tous les suivants de Padraig [5] qu’il avait pu rencontrer. Morag n’en connaissait pas la raison. Uaine, qui avait présidé à la chute de Dùn Obar, appelait en vérité plus de critiques que son frère. Or, Drest tenait davantage grief au gouverneur dont la responsabilité dans les massacres était secondaire. Parlaient-ils bien du second seigneur de la Vallée de l’Armée[6] , un croyant qui n’aurait jamais pu passer comme hérétique aux yeux des plus hauts évêques ?

« Aodhán est un guerrier hutin et nul ne peut se prétendre son allié.
Je sais de lui ce que tout bon conflit dévoile au premier estoc de sang.
De tous ses offices, poses ou méthodes transpire son mobile indécent :
Celui de briser l’astre qui l’éclipse pour trois oboles de son Héliée [7]. »

L’accusation était à peine voilée. Morag ne pouvait éluder la charge.

« D’où te vient cet élan plus algide que le marbre du Sénat de Rome ?
Ce pays serait-il devenu l’Empire des Césars rebâti loin des forums ? »

Drest ne changea pas sa version : il affirmait qu’Aodhán avait attenté à la vie d’Uaine, pareil à l’empereur Néron complotant contre son frère. Il avait côtoyé l’homme suffisamment longtemps pour le croire.

La peste soit des Scots ! L’Ulster ne leur accorderait donc aucun secours. Quel autre bras armé pourrait maintenant se fédérer à la cause et les rejoindre dans la bataille ? Pouvaient-ils rallier Dùn Fior pour y lever des troupes, alors même que les Pictes de Klett se découvraient un second ennemi, dont la puissance allait se renforcer ? Oui, la peste soit des Gaëls. Iryal de Gleann Arma avait engendré un second fils homicide à la jalousie pugnace. Ce bâtard chrétien pouvait leur coûter tout le littoral.

Morag mûrissait quelques réflexions pour les soustraire à cet accul. Il leur fallait un soutien avant qu’ils n’aient plus aucun recul. Selon Drest, la seule voie possible était désormais celle du midi. Au-delà du Val des Tempêtes, bien plus au sud à quatre jours de voyage, en passant la Grande Vallée et son canal, s’étirait une large forêt sur un massif montagneux portant le nom de Bouclier du Nord. Là, une succession de sommets et de bois rayonnaient jusqu’au domaine d’une occulte tribu dont le fief portait le nom des Terres des Mille Pierres.

Ce pays abritait en un lieu inconnu la plus grande nécropole de l’Albion, la Mer de Cairns, un champ sans lisière, nu de haies ou buissons, mais sur lequel reposaient des milliers de tumuli, mausolée à ciel ouvert de la multitude tombée au combat, constituant l’entrée même du clan. Cependant, ces lieux étaient barrés par des enchantements et cachés aux yeux extérieurs. La longue piste que constituait le champ de cairns ne pouvait être franchi sans concession. La voie était sacrée ; aucun ne longeait les tertres sans y avoir été invité.

Selon Drest, Morag devait se rallier le clan des Mille Pierres, dont les légions cachées étaient les plus nombreuses en Albion. Le pouvoir de leurs seigneurs venait d’une magie qui coulait dans leur sang et ne se trouvait dans aucune autre lignée. Aussi, la Horde n’accordait cette puissance qu’à peu d’alliés, dont elle se détournait lors que le conflit était soldé.

Drest devait presser le faux Uoret dans cette entreprise, et il était évident que sa haine envers Aodhán était sans failles ; sans oublier que le temps était compté. Il en coûtait une perte de plusieurs soleils pour atteindre les portes du domaine. Avant que le fils d’Iryal n’empêchât l’entreprise, il convenait de quitter le port. La Picte pouvait encore passer les remparts sans coup férir. Aodhán la penserait repartie vers les falaises. Car qui la croirait au midi, lorsqu’au levant devait se jouer le combat ? Avant que les Scots ne la considèrent comme fugitif, Morag devait gagner du terrain. Sous le couvert de la nuit, avec sa connaissance du relief, la Picte pouvait prendre une journée d’avance. Sa monture était harnachée ; Drest encouragerait la certitude de l’ennemi comme quoi elle était rendue à l’orient. Il rejoindrait ensuite Morag pour pénétrer le domaine de la Horde.

***

Au moment même où Drest s’introduisait auprès de son jeune compagnon, Aodhán se ruait dans ses quartiers, le feu au sang. À sa suite, Enda, un de ses proches officiers de cavalerie, essuya cette triste humeur.

« Par tous les cercles de l’Enfer, comment tout cela est-il possible ?
Explique-moi : comment se peut-il qu’Uaine soit encore en vie ?
On m’a assuré de sa mort à la bataille, son corps passé au crible,
Percé par des flèches tirées de ces armes prises à l’ennemi.
On m’a rapporté que son âme avait bel et bien quitté la lande.
Mensonges, traîtrise ! Je suis mystifié car il n’a point été abattu.
Il demeure en cette heure car on a passé outre mes commandes !
Mon frère a échappé au carnage lors qu’il était presque vaincu.
Tu ne souhaites pas souffrir cette colère que m’inspirait Uaine.
Parle rondement pour ta défense avant que je ne te rosse.
Pourquoi n’est-il pas en cendres et qui sont ces hommes de Baine ?
Parle, coquin, parle, ou je jure de te faire battre jusqu’à l’os. »

Il était dans une rage à peine contenue. Enda tenta d’assagir son ressentiment.

« La faillite est assurément de notre fait dans cette affaire.
L’estoc n’aura pas eu raison de son humeur et gaillardise.
Nous n’escomptions pas que la chance favorise votre frère.
Deux fâcheuses conditions qui ébranlent notre entreprise.
J’aime croire que le ciel ne nous a pas encore abandonnés.
La fortune varie souvent et les jours d’Uaine sont en sursis.
N’est-il pas tenu captif, par ces gens du nord emprisonné ?
Sa destinée est incertaine étant de ces barbares à la merci. »

Cependant, la fureur d’Aodhán était telle que son assurance envers ses hommes s’en trouvait diminuée.

« On prétend beaucoup de choses en ces vêpres de mauvais augure.
Ma confiance dans les affirmations est donc de fait très entamée.
Dis-moi, ai-je soudain tort de te croire tricheur, infidèle et parjure ?
N’aurais-tu pas menti sur son sort aux seules fins de m’empaumer ? »

Aodhán avait dit ces mots le fiel à la bouche. Il crachait presque à la face de son capitaine qui lui répondit sans détours.

« J’ai armé moi-même l’arme avec force pour porter le coup.
Peut-on m’accuser de pleutrerie pour cet acte de guerre ?
Sans qu’on y voie là mon œuvre jouée comme votre atout,
La flèche a bien touché sa cible tout droit dans le travers.
M’y suis-je repris à trois fois ou ma main a-t-elle tremblé ?
N’ai-je jamais hésité à prendre les armes pour votre camp ?
À vos prises de position, je ne crois jamais m’être opposé,
Aussi téméraires fussent-elles à l’encontre de votre sang.
Entre vous et Uaine, envers qui ai-je été le plus perfide ?
Félon à votre frère, trompant le monde sur ma droiture,
Renversant la succession sans prud’homie mais en séide,
De l’ascendance encourant la colère et du Ciel la brûlure.
Quand la foudre m’aura enflammé la chair et tout le cœur,
Pour faire rôtir mon âme dans tous les cercles de l’Enfer,
Ne serais-je encore pour vous à la cause qu’un imposteur,
Ayant triché de mes deux mains dans le but de vous défaire ? »

Enda, servant dans les phalanges de l’armée régionale de Glenarm, était réputé bon archer. Son aptitude au tir était supérieure à celles des autres combattants du contingent. Il lui avait donc été commandé d’abattre Uaine dans la mêlée. Il était tout acquis à la cause d’Aodhán, depuis longtemps à son service. Il avait souvent côtoyé sa haine muette. Il ne doutait plus depuis des années qu’il fut envieux de son frère, au point qu’il pouvait médire de lui dans des silences coupables. Du cœur d’Aodhán transpiraient le souffle fiévreux de la vengeance. Le cadet d’Uaine ne s’était probablement jamais confié qu’à lui sur ce feu qui arrachait à son âme des cris sourds. Enda l’avait pris en pitié, avait tu sa folie et partagé sa trahison. Lorsqu’il lui avait été commandé d’assassiner Uaine, il avait su qu’il lui en coûterait les portes du Ciel. Pour exécuter leur seigneur, c’était l’Enfer qui lui était promis. Aussi les reproches qui lui étaient adressés lui déplaisaient-ils et l’aplomb qui accompagna sa défense ne manqua pas d’étonner Aodhán.

« À t’entendre, je serais presque convaincu de toute cette probité.
Si seulement tu t’étais assuré qu’Uaine n’était plus de ce monde !
Ton bras a-t-il vraiment tendu la corde pour souhaiter le terrasser,
Ou ta main a hésité dans l’acte ne serait-ce qu’une seule seconde ? »

Enda assura avoir porté le jet avec intention durant la bataille. Mais le mensonge écœura le fils d’Iryal. L’incurie était suspecte alors même que l’habileté de son archer n’était plus à prouver. Enda instruisait les conscrits de l’infanterie au tir ; il était par ailleurs le seul à pouvoir armer un arc en selle et atteindre une cible en mouvement. Sa vue portait loin, son bras était sûr, sa force pouvait lui faire bander un arc au repos très rapidement. Il avait une bonne assiette à cheval, un tempérament immobile même en plein assaut. Aodhán ne se rappelait pas l’avoir jamais vu manquer son but. Or, Uaine avait survécu à un de ses tirs. Sûrement Enda avait-il travesti la vérité dans la crainte d’un châtiment ; Aodhán ne pouvait cependant souffrir d’avoir été leurré.

La réalité était que lors de la bataille de Laimhrig après l’assaut du port, abattre Uaine dans la mêlée avait été une gageure. Que ce fut à cheval ou à terre, l’arc était inutilisable en pleine attaque puisqu’il fallait combattre à l’épée dans les corps-à-corps. Aussi, n’employait-on jamais une arme de jet en combat rapproché - seuls les fantassins constituaient une mince ligne de tir. L’amplitude manquait par ailleurs dans la lutte pour armer les flèches et la visibilité était quasi nulle sous la pluie de coups. Uaine étant à cheval, il se trouvait souvent éloigné et occulté par les projections, les estocs et les écarts de sa monture. La seule façon de l’atteindre en plein combat à mi-distance était l’emploi de ce que les Pictes utilisaient parfois comme arme de chasse.

Enda avait saisi un de ces artefacts lors de la prise de Dùn Obar. On l’avait vu s’exercer à la maîtrise de cette main mécanique, dont la lourdeur déséquilibrait le tir sans appui et altérait la précision en selle. La lenteur de mise en œuvre était par ailleurs un tel désavantage qu’Enda savait ses possibilités de tirs réduites. Réarmer trop de fois la baliste le mettrait à la merci des frappes ennemies. Au cœur de la bataille, il avait donc armé une première fois la corde et placé un trait court en bois peint dans une encoche retenant le projectile. Puis il avait rendu les rênes afin d’ajuster le tir. Un brusque recul de la monture d’Uaine pris sous les assauts lui avait fait rater son but.

Enda avait armé une seconde fois la baliste à main. Du fait de la charge du fût, il n’avait pu calibrer son tir proprement. Aussi avait-il pris le risque de tirer sans être assuré de la justesse de sa visée. C’est ce second tir qui avait pourtant touché Uaine.

À l’impact, Enda avait soupçonné que l’atteinte ne pouvait être fatale. Il avait vu le commandant poursuivre le combat un carreau entre les basses côtes du flanc droit, là où aucun organe vital ne pouvait être percé. Puis Enda avait vidé ses étriers, son cheval manquant de basculer sur ses jarrets lorsque des Pictes arrachèrent le Scots à sa selle. Contraint au sol de résister à l’attaque, le capitaine avait perdu de vue Uaine, son visage maculé de boue.

En vérité, le fils d’Iryal avait ensuite tout simplement disparu. Certains hommes avaient signalé sa monture blessée et affolée fuyant vers l’est. Bien qu’aucune dépouille n’ait pu y être trouvée, Enda avait assuré que la blessure était mortelle. Aodhán l’avait cru bien volontiers tant la valeur de son second était notoire. Or, il s’avérait qu’Uaine avait disparu, plus qu’il n’était trépassé. Le mensonge était bien ancré dans la maison d’Iryal.

La simple pensée de son frère vivant anéantit toute marque d’affection et trace de prudence.

« Tu apprendras que l’intention ne peut à elle seule tuer un homme.
Je ne souhaitais ni n’espérais la mort de ce qui me tient lieu de frère !
Non ! Je l’ai promis devant tous les démons de Satan en son royaume,
Rejetant le Christ et le Ciel dans les abysses et de ce monde la lumière.
Depuis si longtemps que je souffre sa compagnie comme ses absences !
Près de moi, il occultait de son ombre la triste parure d’être second né.
Mais loin de tous, il fleurissait par ses victoires, effaçant la distance,
Glorieux et intrépide dans les batailles sous sa couronne de fils aîné.
Je t’ai bien payé pour l’expédier par les moyens les plus insoupçonnables.
Je pensais mon ambition par ce crime satisfaite et mes espoirs accomplis.
Mais le nom odieux d’Uaine a survécu, jusqu’à la fin des jours impérissable,
Fléau de ma naissance œuvrant contre ma gloire sans trêve et sans repli.
Tue-le ! Qu’il meure encore ! Je lui accorderai mille trépas s’il nous le faut !
Laisse-le pâlir en souffrance aux mains de ces hommes de raid Nordiens !
Passe-le au fer de tes lames en te rendant aux falaises, peu me chaut !
Que ma vie soit enfin délivrée de cette lèpre lorsque la sienne prendra fin. »

En couvrant cette rivalité, Enda avait espéré la dissiper. Il n’avait fait que l’étouffer ; le mal était enraciné dans le sang d’Aodhán. Le fiel semblait l’avoir consacré plus que les eaux du baptême. En cela, sa naissance l’avait destiné au bûcher de Satan. La violence, la révolte, les excès étaient ses péchés, couvés par le foyer de la haine accordé à son premier jour. Car tel était son nom, le « feu » dans la langue de ses pairs et il s’employa à le nourrir du souffle de la colère plus que celui du prestige.

Enda ne put jamais l’en libérer. Il fut pendant bien longtemps le témoin de cet infernal bûcher dans lequel se consumait le fils d’Iryal et qui commanda à sa chute. Car là où d’autres auraient pu employer autant d’élan pour gagner en renom, lui qui possédait la richesse s’appliquait à la dilapider en paiements d’actes scélérats, souillant son autorité, s’éloignant de toute miséricorde par des pensées homicides. Et tout en donnant une image feinte d’obéissance, il dirigeait son esprit vers les pires scélératesses pour conquérir ce que son aîné possédait. Eût-il été plus intègre, Enda ne l’aurait pas préféré à son frère. En un sens, son échec à soigner le Scots de cette maladie de l’âme était une faillite intentionnelle ; eût-il guéri Aodhán de son feu, la souffrance de ce dernier en aurait été amoindrie et sa profondeur diminuée.

Cette rancœur devait être nourrie par une fâcheuse nouvelle apportée avant la fin de ce jour. Il fut rapporté que le Picte Uoret, sorti il y avait déjà plus d’une heure, n’était pas reparu. Après avoir attendu son retour jusqu’à une période tardive de la nuit, il avait fallu se rendre à l’évidence que le messager de Klett ne reviendrait pas à Laimhrig, tous ses effets ayant disparu avec lui. Avec cette disparition venait la crainte d’avoir été trompés, Uoret passant aux yeux des Scots pour un espion. Aodhán craignait à présent deux choses : qu’Uoret ne rapporte aux Pictes de l’est l’état du contingent et de tout ce qu’il avait pu voir et entendre ; d’autre part, que son frère bien vivant, avait par quelques moyens détournés eut connaissance de sa trahison et cherchait à le confondre. Qui pouvait dire ce qui était tombé dans l’oreille de ce chien Picte ? Il devint alors nécessaire d’arrêter sa chevauchée.

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