Chp 9

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Comment expliquer ? Comment traduire ce qu’elle ressent. Cette impression d’être sous l’eau, dans un monde où les sons mettent du temps à l’atteindre, ce sentiment qu’ils ne parviennent pas à leur but, que le pavillon de ses oreilles ne les récupère pas tous.

Et ce désajustement entre les sons et les mouvements, ou plutôt, entre les signaux que lui transmettent son ouïe et sa vue. Tous les membres de cette famille française ressemblent plus à un théâtre de marionnettes qu’à de vraies personnes. Elle possédait un de ces jouets, petite, qu’elle partageait avec Bella. Une cousine plus grande le leur avait donné. Trois planches de contreplaqué, tenues par de fines charnières en métal, s’ouvraient pour présenter un décor peint de palais des mille et unes nuits. La planche du centre était découpée dans sa partie supérieure en un grand rectangle qui constituait la scène. Agenouillées, les fillettes enfilaient les marionnettes de princes et de princesses, de chevaux et de voleurs, d’ânes et de paysanes, puis elle tendaient les bras pour les faire apparaître à un public qu’elles imaginaient en face d’elle, un public imaginaire, elles ne trouvaient jamais quelqu’un qui accepte de regarder leur spectacle, elles-mêmes n’avaient pas la patience d’assister à celui l’une de l’autre. Elles voulaient toutes les deux être conteuses et marionnettistes, artistes mais pas spectatrices, si bien que le jeu se terminait souvent par une dispute.

Parfois elles parvenaient à collaborer, créaient ensemble une histoire merveilleuse – ou qui leur paraissaient telle – s’écoutant l’une l’autre pour inventer la suite.

Aujourd’hui, elle est seule. Il n’y a plus sa sœur pour créer. Et elle se trouve projetée malgré elle dans le rôle de spectatrice, sans bien comprendre ce qui défile sous ses sens, inerte, insensible. Elle ne ressent même pas d’agacement ni d’impatience d’avoir à regarder un spectacle qu’elle ne comprend pas, et qui en plus ne l’intéresse pas. Elle ne se sent pas concernée. Elle attend seulement. Mais quoi ? Qu’un évènement ne la ramène à la réalité ? Qu’une situation prenne sens à l’aune de son passé ? Que quelqu’un lui parle de son désarroi, ce fardeau qu’elle ne cesse de traîner avec elle ? Pourtant tous semble vouloir éviter de porter leur regard sur cette excroissance qui fait écran.

Ils sont gentils, les gens de cette famille, mais ils ne savent pas trop comment s’y prendre avec cette jeune fille qui n’exprime rien. Si elle pleurait, au moins, ils chercheraient à la divertir, ou bien appelleraient ses parents au téléphone. Ils pourraient la consoler, la prendre dans leur bras, lui parler doucement, sécher ses larmes. Mais Vanouché reste droite, un sourire de Joconde aux lèvres, bien qu’elle ne connaisse pas le tableau qui a inspiré cette expression…

Elle endosse un nouveau costume. Ce n’est plus le tchador de ses dernières années passées en Iran, celui qui l’incitait à faire preuve d’initiative pour ne pas se conformer aux attentes de son école. Cette fois-ci, elle ne se rebelle pas, elle n’en a pas la force, ou bien elle n’en a pas les clés. La situation l’étouffe au point qu’elle ne sait pas comment trouver un moyen de faire vivre la jeune fille qu’elle a construite au fil de son histoire. Il lui faudra des années pour renouer avec son passé, pour réussir à raconter les milles et unes anecdotes de sa vie iranienne, pour faire le lien entre ce qu’elle était et ce qu’elle est.

Pour l’instant, elle n’est qu’un tableau, représentant une jeune fille, sage et figé, soumise et souriante, énigmatique et attentive. Quel que soit le côté d’où on l’observe, elle semble vous regarder et ne rien laisser paraître, visage lisse et maîtrisé.

Même le soir, dans sa chambre, elle ne se départit pas de sa réserve. Elle ne sait pas puiser aux racines de son être pour sentir sa tristesse, sa colère, son sentiment d’abandon. Elle attend que le sommeil ne vienne la cueillir, aussi patiente que dans la journée, pendant ce qui lui semble une éternité. Mais les yeux ouverts dans le noir, après un long moment d’attente vide, elle parvient à se remémorer quelques moments heureux de sa vie en Iran. Et elle s’endort sur les images colorées de ces bribes de souvenirs.

 

 

 

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