Chp 4

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En Iran, malgré la guerre, la vie continuait. Mais il n’était plus possible d’aller aux fêtes d’anniversaire de leurs camarades. Leur mère n’y consentait plus : il pouvait se passer tant de choses en un après midi… Un jour de printemps pourtant, Bella revint avec une invitation décorée à la main de multiples entrelacs, donnée en main propre par sa nouvelle meilleure amie, la fille la plus populaire de sa classe, un mélange de douceur pépiante et de ruse savamment camouflée. Celle que toutes les filles admiraient !

A quatorze ans, Bella se sentait devenir femme, et avait compris qu’il y avait des étapes incontournables de popularité pour avancer dans la vie. La première était sûrement d’être assez « grande » pour porter le voile sur ses cheveux longs. Mais elle ne comprit que tardivement ce que voulait dire réellement le terme grande « grande » dans la société. Il est vrai qu’elle est la première fille de sa génération : ni ses sœurs, ni ses cousines, n’avaient pu lui expliquer ce que cela signifiait puisqu’elles étaient toutes plus jeunes. Quant à ses tantes, elle n’avait jamais osé aborder le sujet avec elles. Lorsque Bella en parlait à sa mère, celle-ci lui disait toujours qu’elle avait bien le temps. Elle n’avait jamais fait la relation entre la puberté et le fait d’être grande. Quand cela lui arriva, enfin, elle put se parer comme une grande, enfin ! L’une des dernières de sa classe à prendre le voile ! Il était temps. Pourquoi ses parents n’avaient-ils pas fait semblant qu’elle était « grande » quelques mois auparavant ? Personne n’en aurait rien su ! A croire que sa famille ne pensait pas à sa réputation au collège !

Sa réputation… Il en était de même pour ce petit bout de carton qu’elle tenait d’une main moite en rentrant de l’école. Bien sûr, maman n’acceptait plus qu’elle et sa sœur ne sortent seules pour rencontrer des camarades. Elle insistait toujours pour que ses filles chéries soient accompagnées, soit par elle-même, soit par papa, soit dans le meilleur des cas par les deux parents. Mais avec cette invitation, ce sésame pour le groupe de filles qu’elle admirait, Bella se donnait comme mission d’expliquer à sa mère l’importance des tractations engagées au sein de la classe entre toutes les jeunes filles de son âge. Une absence, quelle qu’en soit la raison, n’entraînerait que ruine de l’âme, à jamais. C’était vital.

Bella connaissait assez sa mère pour savoir qu’il valait mieux commencer par une approche circulaire. Elle sortit son atout majeur : les résultats de quelques devoirs particulièrement réussis. Elle les avait gardés pour une occasion importante, sans se douter pour autant que l’évènement serait de telle ampleur. Maman ne résistait pas au plaisir de gâter sa fille, si brillante, si forte, si belle, qui se paraît alors de toutes les qualités à ses yeux, quand ses notes étaient élevées… Rien de tel alors pour demander un présent en juste retour de ses talents révélés.

Pourtant, contrairement à ses attentes, lorsque Bella admit du bout des lèvres ce qui lui ferait vraiment plaisir, tout en scrutant sa mère derrière sa tête humblement baissée, la réponse attendue ne vint pas. Maman semblait hésiter, proposait un corsage vu en ville la semaine précédente, puis une sortie en famille au choix de sa beauté chérie de fille… Quelques battements de cils n’y changèrent rien. Maman ne voulait pas la laisser  dans un immeuble  lointain. Comme si la présence d’un adulte de la famille pouvait faire fuir les bombes s’il y avait une alerte. Bella en vint aux larmes, puis aux cris, puis au claquement de porte. « Tu ne veux jamais faire quelque chose qui me fasse plaisir. Tu veux m’enfermer comme ma petite sœur de 2 ans que tu ne quittes jamais ! Mais moi, je veux vivre ! » D’habitude, maman se fâchait lorsque Bella partait dans les douleurs rauques d’une tragédienne à l’agonie. Mais ce jour là, elle ne dit rien. La porte resta fermée. Et quand Bella refusa de venir à table le soir même, maman ne fit même pas intervenir papa pour régler la dispute. Elle exposa clairement à table les raisons du différend et rien ne fut ajouté par aucun membre de la famille.

Bella se remit difficilement de cet affront maternel.  Elle en souffrait au collège. L’excuse d’une fête familiale tombant inopinément le jour même de l’invitation sauva les apparences, mais son air gauche, quand elle s’excusa de son absence à venir, laissa les persiffleuses exercer leurs vilenies à son égard. A la maison, elle fit la tête pendant de nombreuses semaines malgré les faveurs qui lui furent accordées par maman. Maman l’excusait alors de tout, à cause de ce qu’elle appelait la « grande colère de Bella. » évoquée à voix basse, lorsque la dénommée ne pouvait entendre l’expression. Mais c’est tout de même fatigant de faire la tête à longueur de journée. Et c’est mauvais pour le teint. Bella oublia petit à petit de prendre son air renfrognée.

Quand quelques mois plus tard, elle entendit parler de la mort de jeunes filles du lycée, réunies ensemble pour fêter un anniversaire dans l’appartement de l’une d’entre elles, elle sentit un frémissement glacé lui parcourir l’échine. Un jour, à l’âge adulte, Vanouché lui raconta en détail cet épisode de leur jeunesse. Bella ne se souvint pas du tout de « sa grande colère ». Sa mémoire avait oblitéré complètement cette partie de son histoire.

 

 

 

 

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noirdencre
Posté le 11/02/2021
Très belle histoire, pas linéaire. Faite de moments choisis qui malgré tout fournissent assez de pièces à assembler pour comprendre le cheminement de la famille au cours du temps.
Les personnages sont attachants !
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