Chibi Superstar

47. Chibi superstar
(by Victor Carmin)

C’était la foire à l’accueil de Santorga. La moitié de la boite était descendue regarder, et on avait été obligés de fermer l’entrée pour empêcher d’autres journalistes de se pointer. Je dois reconnaitre à Chibi qu’il avait géré sa mise en scène.

- Vous vous rendez ? s'est étranglé mon patron. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse de vous ?

- Bah vous me mettez dans une capsule, a fait le clone tranquilou.

Mouvement de panique chez les journalistes qui ne voulaient pas que la poule aux œufs d’or qu’ils venaient de dénicher soit out avant d’avoir fait le tour des plateaux télé. Chibi a regardé mon patron, tout en faisant gaffe à garder son profil dans l’angle de la caméra.

- Comme les autres, a-t-il insisté, mes copains clones. Ils avaient pas tellement moins d’années de conscience que moi. Et ils étaient pas d’accord, eux, alors que moi oui. Je vous rapporte les membres de ma souche, Liam Raleigh. Pour que vous lui greffiez.

Evidemment. Voilà jusqu’où était prêt à aller Chibi pour se faire pardonner. Je vous lui aurais collé une de ces paires de baffes, si j’avais pu ! Mais il était protégé par tout un tas de connards de la télé. Et moi je devais faire face à la pluie de micros qui s’est soudain abattue sur mon patron :

- Monsieur Prigent ! Qu'est-ce que vous allez faire ?

- Monsieur ! Vous allez vraiment endormir et mutiler ce pauvre type ?

- Par ici Monsieur Prigent ! Dans la mesure où la souche est en prison à perpétuité, le clone ne pourrait-il pas être rendu à la famille ?

- Carmin, a grogné mon patron entre ses dents. Virez-moi ça.

Je crois que c’est la première fois depuis le début de cette histoire que je fais ce pour quoi je suis payé. J’ai mis les journalistes à la porte, aidé de quelques collègues. J’ai bien tenté de virer aussi Chibi dans la foulée, mais malheureusement ça n’a pas marché, les gardes du corps de la télé ne laissaient personne l’approcher. Chibi était leur invité. Ils ne le lâcheraient pas avant d’avoir eu leur exclu. J’ai trouvé ça étonnamment futé de la part du copier/coller de s’être mis sous la protection d’une équipe de télé. S’il était venu sans témoins, on n’aurait jamais envisagé une seconde de greffer ses membres à Kiwi. On se serait probablement contentés de le passer dans notre broyeur a déchets.

Bientôt, il n’y a plus eu à l’accueil de Santorga que Chibi et son escorte composée de deux gorilles et trois hyènes de la télé, mon équipe de sécurité, la réceptionniste qui avait a assisté à toute la scène tout en gérant ses appels à la con, deux-trois branleurs qui faisaient semblant d’être en pause café pour écouter les ragots, la responsable du service juridique et celle des relations presses qui avaient accouru en renforts, mon patron et moi. Tout ce beau monde est entré dans une avalanche de négociations : la télé voulait son scoop, Prigent voulait éviter un scandale, Chibs voulait se faire amputer tout pareil que sa souche, et moi je voulais me barrer de là, en embarquant le copier/coller, et ne jamais remettre les pieds ici. Mais bon, tout le monde se fout de ce que je veux, je ne suis qu’un agent de sécurité, je suis là pour péter des gueules pas pour avoir une opinion et encore moins pour la donner.

Si seulement Diak était encore là. Il aurait su quoi faire, lui. Il nous aurait sorti de cette situation en trois minutes. Enfin je dis ça mais où est-ce qu’il était ce génie, quand Chibi a quitté l’appart pour venir se livrer à François Prigent ? Il pouvait pas le surveiller putain ? Dire que cet abruti croyait avoir réussi à soigner Chibi Kiwi de sa culpabilité en lui parlant deux minutes ! Quel débile. Je veux bien qu’il est doué avec les machines, mais les gens c’est zéro. Il est encore plus nul que moi, et croyez-moi que ça veut dire beaucoup.

Et Grenade, on en parle ? Il a élevé ce putain de Chibi, il le connait pas mieux que ça ? Il pouvait pas lui venir en aide au lieu de lui faire la gueule comme un salaud, comme si lui-même il avait jamais merdé ? Parce que bon, j’ai été sympa quand il est venu me pleurnicher dessus à propos de Kiwi, mais quand même est-ce qu’on a le droit de dire que ce boulet s’est conduit comme le dernier des connards avec Kiwi pendant DIX PUTAIN D’ANNEES ? Merde à côté de ça, ce qu’a fait Chibi, et même ce que j’ai fait moi, c’est quoi ? L’envoyer en prison, vous voulez que je vous dise ? Kiwi y était déjà. Depuis des années. Et ce n’est ni ma faute ni celle de Chibi.

- Carmin ? Carmin vous m’écoutez ?

- De quoi ?

J’étais en train de rager tout seul et je n’avais rien suivi du débat. Zut, j’avais l’intention de profiter du temps de blabla pour réfléchir à un moyen de dégager Chibi Kiwi, mais mon cerveau avait dévié. Le patron m’a ramené sur terre :

- J’ai dit : accompagnez le clone...

- Je m’appelle Chibi.

- Accompagnez... Chibi aux chambres.

Le parton ne prononçait pas “tchibi” comme tout le monde mais “shibi”. Il avait pas du regarder beaucoup d’animes.

- Quoi on va le réendormir ?

Le patron m’a fait un regard agacé.

- C’est vrai que je ne vous paye pas pour écouter, mais quand vous êtes présent vous pourriez au moins éviter de dormir sur place.

Chibi Kiwi a ricané en me regardant. Je n’ai pas eu le cœur de lui faire un regard assassin.

- Ouais on me réendort, m’a-t-il expliqué comme si on était potes ou plutôt comme si c’était pas grave que les gens sachent qu’on est potes.

Le patron avait l’air en colère. Les journalistes avaient l’air de jubiler. Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai attrapé Chibs par le bras, juste pour avoir un contact avec lui, peut-être que ce serait la dernière fois. Il s’est laissé faire.

- Allez le clone, j’ai fait en essayant d’avoir l’air pro alors que mes jambes flagoleaient. On y va.

Le fanclub et leurs caméras m’ont emboité le pas. Putain ils allaient nous suivre jusqu’au bout ? J’espérais être un peu seul avec Chibi dans l’ascenseur, pour essayer de le ramener à la raison, lui faire comprendre qu’il était en train de faire n’importe quoi, essayer de lui faire rentrer dans son crane têtu qu’on tenait à lui autant qu’on tenait à sa souche. Mais impossible de me débarrasser de cette bande de sangsues.

Je n’ai pas lâché son bras de tout le trajet. De temps en temps il me donnait des secousses, des coups d’épaules comme pour m’encourager. Qu’est-ce que je suis en train de faire putain ? Je décide de m’améliorer, d’arrêter de faire de la merde, et voilà dans quelle situation je me retrouve. Kiwi va tellement m’en vouloir, s’il apprend que j’ai conduit son clone à sa capsule.

-  Et ben, m’a fait Chibs narquois. T’as l’air de rien comprendre à ce qui se passe. C’est pourtant pas un boulot trop compliqué, chien de garde, si ?

- Je t’emmerde, j’ai grogné machinalement.

Chibi, c’est pas un jeu. Tu vas vraiment te retrouver noyé dans l’amnio. C’était pas le plan ! Et si Kiwi n’accepte jamais la transplantation ? T'es prêt à rester là-dedans pour toujours, ou à être disséqué dans une fac de médecine ? A voir tes organes vendus sur le deep web ? Tu trouves ça marrant sérieux ? Tu crois que tu t’es conduit comme un héros ?

On est arrivés au seul étage de chambres à clones qui était fonctionnel, les deux autres étant encore inutilisés depuis le virus de Champignon. Les journalistes ont été obligés de laisser leurs caméras dans le hall de l’étage : interdit de filmer les chambres à clones. Cette partie de leur reportage se ferait en interview ou à l’écrit, et comme plus personne ne lit des articles écrits, on était à peu près tranquilles.

Quand il a vu les capsules, Chibi a arrêté de faire le malin. Il s’est mis à trembler et s’est instinctivement rapproché de moi. Il devait commencer à se rendre compte que là, il était purement et simplement en train de se suicider, et que moi il fallait que je l’y pousse. Il y avait vraiment pas de quoi faire le malin.

Sofia Leclerc-Berger était en train de bosser sur le terminal central avec l’équipe d’informatique qui n’avait pas vu la lumière du jour depuis trois mois. Il y avait aussi les employés habituels de l’étage. J’étais un peu en froid avec Brigitte depuis que je l’avais menacée avec le beretta pendant la conférence de presse. Je lui avais dit : “rho ça va, il était chargé à blanc. Puis pour une fois qu’il y a un peu d’action dans ta vie, tu devrais plutôt me remercier”, et depuis elle boudait. Ce qui ne m’empêche pas de dormir, si vous voulez tout savoir.

Le patron est allé parler au staff pendant que Chibi et sa garde rapprochée dont je faisais partie restions plantés au milieu de la pièce. Chibi regardait autour de lui avec de grands yeux. Il essayait de repérer dans les rangées de capsules s’il n’y avait pas un clone qu’il avait connu. Il n’en trouverait pas. On avait Abigail, une des rares clones que KEx avait piqué à Santorga Cergy, qu’on avait retrouvée et qui avait été parmi les premiers à être réendormis. Elle était dans un autre couloir, dans lequel je mettais plus jamais les pieds, parce que j’avais vu Abi jouer au basket, elle dribblait pas trop mal pour un clone de 13-mais-4 ans. J’avais pas envie de tomber sur elle.

Les journalistes ont profité qu’on poireaute bêtement pour demander à Chibs ce qu’il ressentait.

- Ça va, a répondu ce paumé. J’ai un peu soif.

Les journalistes étaient déçus : ils attendaient un beau discours inspirant style “je n’ai aucun regret parce que je fais ce qui est juste”. Moi, cette phrase à la con m’a serré le cœur. Est-ce qu’on lui a rien donné à boire à la télé ? Bordel, si j’éclate en sanglots que vont penser mon patron et Leclerc-Berger ? Brigitte a ramené un verre d’eau au clone, et j’ai failli l’embrasser, le cœur débordant de reconnaissance. Chibs a pris le gobelet avec celui de ses bras que je n’étais pas en train de broyer.

Le patron est revenu vers nous.

- Mes équipes préparent la capsule. Vous, euh, “Shibi”. On va vous faire signer une preuve de consentement.

- Pas de souci.

C‘est bien la première fois qu’on faisait signer des formulaires de consentement à nos clones. Je ne donne pas cher de l’avenir de Santorga. Chibi a tout lu attentivement puis signé de son nom ridicule, “Chibi Kiwi”, après avoir exigé que la clause “Santorga s’engage à transplanter mes membres à ma souche” soit ajoutée. Hé, peut-être que tout ça allait marcher, finalement. Peut-être qu’on était en train d’avancer dans le sauvetage de Kiwi. Qui sait ? Il découlerait peut-être un truc bien de tout ça ?

Leclerc-Berger nous a guidés vers la salle de pause. On a encore attendu une demi-heure le temps qu’ils finissent de configurer la capsule, demi-heure pendant laquelle j’aurais donné tout ce que j’avais pour pouvoir être seul avec Chibi Kiwi. Ne serait-ce que pour lui dire au revoir, au moins ça, si on pouvait pas revenir en arrière.

- Tu veux aller aux toilettes ? j‘ai tenté en ignorant le regard agacé de mon patron.

Chibi m’a regardé sérieusement pour la première fois :

- Nan ça va, a-t-il fait.

J’aurais pu le tuer cet abruti. Est-ce qu’il comprenait pas que c’était un moyen pour qu’on soit seuls ? Est-ce qu’il était obligé de prendre ça au pied de la lettre ? Il croit que j’en avais quelque chose à foutre qu’il pisse ou non avant d’être plongé dans l’amniofluide potentiellement à tout jamais ?

Je me suis rendu compte à son regard désolé qu’il avait très bien compris, et que c’était justement pour ça qu’il avait refusé. Et je me suis senti au bord des larmes. Pourquoi, espèce de crétin ? Il y avait plein d’autres moyens.

- C’est bon, a fait Brigitte. C’est prêt.

Chibs s’est cramponné à moi de toute ses forces. De mon côté je refusais de le laisser me lâcher. On a avancé jusqu’à la capsule en essayant d’avoir l’air fort tous les deux. Il fallait que Chibi se déshabille et qu’il s’allonge dans le liquide. On lui brancherait ensuite divers tuyaux, pour la respiration, la nutrition, le coma, l’éléctrostimulation, etc. Mais il bougeait pas.

- Il est en train de changer d’avis, a commenté un journaliste avec délectation.

- N’importe quoi, s’est vexé le clone.

Il m’a encore regardé, en rassemblant ses forces pour me faire un beau sourire comme si c’était un jeu, comme pour me rassurer :

- Tu me lâches, le chien de garde, où tu viens dans la capsule avec moi ?

Je l’ai lâché. Je me suis fait la réflexion que je ne pouvais pas le laisser partir sans l’avoir serré dans mes bras. Il fallait que je trouve un moyen, n’importe quoi.

Chibs a commencé à se déshabiller, devant tout le monde. Il essayait de prendre ça à la rigolade, il plaisantait. On était plusieurs je pense à être complètement bouleversés par la situation. Brigitte qui s’était mise à marmonner un truc religieux toute seule dans sa barbe en faisait clairement partie. Mon patron clairement pas. Il avait hâte que tout ça se termine pour remonter dans son bureau élaborer une stratégie de guerre.

- Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? a-t-il fini par demander sèchement.

Ça m’a fait bizarre parce que d’habitude mon patron est patient et cool.

- Je peux garder mon slip au moins ? a plaisanté le clone.

Je dis plaisanté parce qu’il avait dit ça sur le ton de la plaisanterie, mais on avait tous entendu la supplication derrière, on voyait tous qu’il était mort de peur, qu’il avait la chair de poule.

- Non mon enfant, pour des raisons d’hygiène, a répondu Brigitte qui ne regardait pas.

Chibs a haussé les épaules et a fini de se déshabiller. Ses chaussettes, elles étaient à moi putain. Je me suis reculé pour que personne ne voie mon visage décomposé. Chibs s’est glissé dans l’amnio, il a eu un frisson :

- C’est froid !

- Bientôt vous sentirez plus rien, lui a dit mon patron.

Le staff s’est activé pour faire les branchements. Les journalistes se sont agglutinés pour demander à Chibi Kiwi quelles sensations ça faisait, s’il avait un dernier message. Je me suis avancé de deux-trois pas, sans faire exprès, pour lui dire au revoir. Je pensais plus à rien à part le tirer de là, le prendre dans mes bras, lui faire comprendre que personne ne voulait ça. Mais en me regardant, en s’adressant à moi comme à un étranger, il m’a ramené sur terre :

- Adieu le chien de garde, m’a-t-il fait d’une voix ironique sans un gramme de peur ou de regret. J’ai adoré partager tous ces moments avec toi.

Ne rien exprimer. Ne rien exprimer. Ne rien exprimer. Je devais pas craquer avant d’être sorti de Santorga. Ça aiderai pas Chibi au contraire. J’ai dû m’y reprendre deux fois avant de réussir à sortir avec une voix suffisamment neutre :

- Fais de beaux rêves, le copier/coller.

Le beau sourire qu’il m’a fait a été recouvert par le tuyau a oxygène, alors il m’a fait un clin d’oeil. Puis ses deux yeux se sont fermés et il a basculé en arrière dans le liquide. Ces deux putains de Kiwi. Combien de fois je dois vous regarder mourir ?